L’Egypte à la dérive, mollement…

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… En effet, nous parlons dans ce cas d’une “dérive molle” ou, plus aimablement dit, d’une “dérive douce”, marquée essentiellement par la faiblesse et l’inintelligence du pouvoir actuel, les militaires du SCAF (Supreme Council of Armed Forces), “conseillé par l’ambassade des USA” selon les termes assez justes de Webster Griffin Tarpley (voir plus loin). Deux textes, orientés différemment, nous permettent d’avoir une bonne idée de la situation actuelle de ce pays ; ils sont de deux auteurs en général antiSystème, ou hors du courant de pensée de la presse-Système, mais de tendances différentes. Leurs observations et leurs opinions peuvent être considérés comme libres des influences-Système sur les faits qu’ils rapportent et les jugements qu’ils proposent. Plus encore, ces auteurs ne dédaignent pas, notamment Tarpley, de voir et de dénoncer des machinations-Système quand ils croient en distinguer, ce qui est un élément important du jugement qu’on peut avoir sur leurs appréciations.

• Patrick Cockburn, dans The Independent du 27 mars 2012, décrit une situation intérieure de l’Egypte extrêmement dégradée du point de vue économique, social, voire de la sécurité et de la légalité. Pourtant, cette dégradation n’a rien à voir avec le désordre et le chaos, voire les guerres civiles larvées ou les affrontements brutaux qu’on connaît dans d’autres pays. Elle témoigne surtout de la faiblesse du pouvoir en place et de son absence complète d’autorité.

«Yet these tales of Egypt sinking into chaos are deceptive. There is more crime in Cairo than before the revolution because the police have been discredited by their corruption and brutality, can no longer act with impunity and often refuse to act at all. Poverty has increased in a city of 20 million people, a third of whom already lived in slums, so more will steal to survive. The surprise is not that there is so much violence, but that there is so little. […]

»Compared to most Arab uprisings last year, such as those in Libya, Yemen and Syria, political violence in Egypt has been moderate. “Looked at historically this has been a remarkably peaceful revolution so far,” says Professor Khaled Fahmy, head of the history department at the American University in Cairo. “There has been no bloodbath.” But he adds that Scaf (The Supreme Council of the Armed Forces), the ruling authority over the last year, has encouraged an exaggerated perception of insecurity in order to blame the revolutionaries for increasing crime and a faltering economy.

»At street level, going by what happened in Shubra, these tactics are having some success and the return of the police is generally welcomed. […] In the longer term, it may prove impossible for the army and police to restore the monopoly of power they enjoyed under the old regime. Egyptians retain a strong sense of hierarchy but power is fragmenting and the state is no longer absolute. The Interior Ministry in Cairo used to vet the promotion of everybody from judges to journalists. Even favourable mentions of the army in the press had to receive official permission.

»But Cairo today is full of signs that this culture of subjugation is eroding. The street in which stands the enormous Interior Ministry building is sealed off by barbed wire and paramilitary police backed by armoured cars. But at one end of the street former policemen sacked last year were this week demonstrating to get their jobs back and chanting: "Ministry of the Interior, we are your children, we are not thieves." The Maspero building, where much of the state media is based, is ringed by barbed wire and defended by soldiers with machine guns, but this week its ground floor had been taken over by 600 striking engineers demanding higher pay.

»The activists who packed Tahrir Square a year ago are dispirited and speak of the triumph of the counter-revolution. They fear that the army, police and intelligence services are re-establishing their authority. But power in post-Mubarak Egypt is divided and may become more so. The Muslim Brotherhood and military, who would like to keep a supervisory role, are engaged in a long-term struggle…»

• L’historien Webster Griffin Tarpley est interviewé le 26 mars 2012 par PressTV.com. Auteur notamment de 9/11 Synthetic Terror: Made in USA - Myth of the 21st Century, Tarpley est assez justement défini comme “un théoricien de la conspiration” dans la biographie que lui consacre Wikipédia. Son avis sur la situation en Egypte, exempt de toute hypothèse de conspiration sinon la mention évidente des liens entre les USA et les généraux (plus l’un ou l’autre maréchal) du SCAF, est particulièrement intéressant, justement à cause de cet aspect d’une situation qui peut être jugée sur ce qu’elle nous apparaît. C’est une situation dite “au premier degré”, à extrême courte vue, et cela aussi bien dans le chef du SCAF que dans celui des conseillers US dudit SCAF. Voici les éléments essentiels de l’appréciation de Tarpley, portant sur la situation politique d’une dégradation des rapports entre le SCAF et les Frères Musulmans majoritaires au Parlement ; sur le refus des militaires de laisser les Frères Musulmans former un gouvernement, sur le durcissement des Frères Musulmans vis-à-vis du SCAF ; tout cela, enfin, dans la perspective de l’élection présidentielle du mois de mai, où les Frères Musulmans, qui avaient annoncé qu’ils ne proposeraient pas un candidat, envisagent désormais de revenir sur cette décision…

«I am surprised that the generals are so shortsighted and so determined to hold on to power in the short run. I think it is a mistake that they did not allow the Muslim Brotherhood, Freedom and Justice Party, to form a government already back in December. They won the election that is fine; now let them face the responsibility of governing.

»The Muslim Brotherhood is now being judged on its promises but not on its concrete ability to deliver and the only way to test that ability is to let them become the prime minister and the cabinet and begin to face those responsibilities. They made big promises on law and order; there is a crime wave, they want to get rid of that, jobs and economic recovery and then of course anti-corruption. So fine, let them become the government; let them see how well they do that, in particular, if the Muslim Brotherhood is determined to make a deal with the International Monetary Fund with austerity and conditionalities, then let them face that responsibility, too.

»I think Field Marshal Tantawi and General [Sami Hafez] Enan [chief of staff of the Egyptian armed forces] are being very badly advised by the US embassy. This was an amateurish thing that they have done. If the Muslim Brotherhood had been actually facing the responsibilities of governing for the past three or four months, then people would have a more realistic basis for their vote in the presidential election and they would also prep things that the constitution could wait awhile until you can see what these different parties are actually worth in practice as distinct from promises.»

Les deux textes nous permettent d’avoir une bonne vision de la situation égyptienne : en pleine fluidité, en cours de dégradation mais d’une dégradation encore contrôlée, avec un pouvoir d’une extrême maladresse due à son inintelligence et à son absence totale de vision à long terme de la situation. Littéralement, les militaire du SCAF sont toujours des orphelins de Moubarak, incapables d’aller au delà de la chute de leur chef à tous, incapables de s’adapter aux conditions nouvelles d’une façon avantageuse pour eux. Après la soi-disant “révolution” (chute de Moubarak) il n’y a pas eu de “contre-révolution” (confiscation de la “révolution” par le SCAF dupliquant Moubarak dans une sorte de “néo-moubarakisme”). Le SCAF a évolué entre une prise de distance des USA, assortie d’un rapprochement avec les Frères Musulmans, suivi d’un rapprochement à nouveau des USA. Ce “rapprochement” a été acheté exactement $1,3 milliard, en plus d’un arrangement concernant le sort des citoyens US des ONG complotant (à tout hasard) en Egypte pour le compte des USA, et arrêtés en décembre 2011. L’aide militaire annuelle de $1,3 milliard vient d’être débloquée par le département d’Etat après une menace de suspension suivant l’affaire des ONG, et Tarpley est donc tout à fait justifié de parler du SCAF “conseillé” par l’ambassade US.

…Bien entendu, cette politique corruptrice des USA, sans la moindre surprise, est également marquée par une complète inintelligence qui pourrait presque s’énoncer comme une stupidité pure dans le chef du plus complet aveuglement. Les USA ont acheté temporairement le SCAF alors qu’ils soutenaient les Frères Musulmans, pour inciter le SCAF à s’opposer aux Frères Musulmans et leur refuser le pouvoir avant les présidentielles. Cela conduit à la situation décrite par Tarpley (les Frères Musulmans dispensés de tenir leurs promesses avant les présidentielles). Les Frères Musulmans étaient soutenus, y compris financièrement, par les USA, et s’étaient engagés dans le cas de leur arrivée au pouvoir à tenter de conclure un arrangement avec le FMI et de développer une politique modérée (du point de vue US), plus ou moins dans la “ligne-Système” ; lâchés par les USA et par la force des choses (au choix), ils seront évidemment conduits à considérer que le marché ne tient plus et à s’engouffrer dans une politique radicale dont on peut distinguer les prémisses.

Les USA, dont la pensée politique semble désormais réduite au fonctionnement de la planche à billets, et dissoute pour faire bon poids dans les concurrentes de ses pouvoirs fragmentés, semblent ne plus pouvoir concevoir aujourd’hui une autre politique que celle de la corruption généralisée dans tous les pays où ils peuvent s’ingérer, y compris de factions et de partis concurrents. Le résultat est presque d’annuler les effets de cette corruption par le simple jeu du soutien des antagonismes. L’effet à attendre sur le moyen terme des quelques mois à venir, autour de l’élection présidentielle en Egypte, est un affaiblissement encore plus grand du pouvoir du SCAF, et une radicalisation des Frères Musulmans. Face à cette radicalisation, le SCAF aura la réaction des faibles qui détiennent le pouvoir, qui est éventuellement la surenchère dans une politique radicale là où elle peut être menée pour plaire à la base populaire, – laquelle reste une politique extérieure anti-israélienne, avec sa composante antiaméricaniste activée au gré des évènements. Paradoxalement (?), les généraux et autres maréchaux y retrouveront les Frères Musulmans, mais sans se réconcilier avec eux ni trouver un arrangement.

Le paradoxe se poursuit donc d’un nouveau régime “fort” parce qu’il détient les pouvoirs, mais se révèle pouvoir impuissant à cause d’une inhérente faiblesse née de son illégitimité, épisodiquement vendu à des influences étrangères parfaitement identifiées (USA, pays du Golfe), qui veulent une poursuite de la politique Moubarak, et l’ensemble aboutissant ironiquement à un éloignement constant de la ligne Moubarak alimenté par la corruption extérieure généralisée. Le pouvoir égyptien n’existe plus et ne se manifeste plus que par absence de vision et complet désarroi, et le pouvoir des corrupteurs extérieurs est exactement de la même eau. L’irruption d’un président de la république ne fera que compliquer ce jeu à somme nulle des corrupteurs, sinon pour rendre la somme encore plus nulle, à l'image de ces piètres figurants du Système… Le seul accident possible serait l’arrivée d’une sorte de nouveau Nasser, mais qui ne pourrait surgir qu’en prenant l’orientation générale que les forces métahistoriques à l’œuvre relayées par le sentiment populaire impriment à l’Égypte, au delà des avatars corrupteurs, de retrouver sa place dans le front des adversaires de la politique d’alliance contrainte d’Israël et de ses soutiens du bloc BAO. Cela est d’autant plus envisageable comme une hypothèse acceptable que l’Egypte apparaît (voir Cockburn) assez solide pour résister aux pressions d’un désordre qui, dans d’autres cas d’autres pays, aurait d’ores et déjà emporté ce pays. L’Egypte à la dérive sait rendre sa dérive suffisamment molle et douce pour permettre à ses tendances fondamentales, qu’on pourrait même croire indirectement régaliennes, de survivre et de s’exprimer...


Mis en ligne le 27 mars 2012 à 09H07

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