L’Égypte et l’aimant russe

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L’Égypte et l’aimant russe

L’Égypte a suivi l’épisode paroxystique (21 août-14 septembre) de la crise syrienne avec discrétion mais en n’en pensant pas moins. Manifestement, elle était du côté d’Assad et, surtout, de la Russie. Il s’agit d’un état d’esprit, d’un climat, mais déjà substantivé par une visite du ministre des affaires étrangères à Moscou dont on a dit bien peu de choses. Le caractère essentiel implicite à ce climat est la distance grandissante avec l’“alliance” établie par Sadate-Moubarak avec les USA. Il n’y a pas encore de grande décision, ni même de grand événement à proprement parler, mais certains jugent que ce n’est qu’une question de temps, en plaçant cette possibilité dans une situation générale où des prolongements décisifs et surprenants sont à attendre dans l’arrangement général des alignements et des “alliances” au Moyen-Orient.

«William B. Quandt, who served on the National Security Council during the 1970s and the Camp David Accords, the apex of U.S.-Egyptian relations, said he believes U.S. influence in the region has been fading for at least 20 years, beginning with the end of the first Gulf War and the 1991 Madrid conference, which failed to bring about major changes in the Israeli-Palestinian conflict. U.S. relations fell again in 2000 when then-President Bill Clinton failed to seal a deal between the Israelis and Palestinians, sparking a Palestinian uprising. Two years later, the United States prepared to enter Iraq. While U.S. intervention in Libya in the form of airstrikes was once celebrated, the region blames the United States for the instability that has defined the period since the fall of former Libyan leader Moammar Gadhafi.

»The latest [Egypt’s] move toward Russia is one of many new alliances emerging in a rapidly evolving post-Arab Spring Middle East, Quandt said. That move is based on immediate interests, and can seem perplexing. Iraq’s two best allies, for example, are the United States and Iran. In Syria, the two biggest opponents of an expanding al Qaida influence are the United States and Assad – who two years ago President Barack Obama said “must go.” For an Egypt looking to assert its independence from the United States, find new economic partners and establish itself again as a key player in the region, aligning itself with Russia now makes sense. “There is no ideological lineup,” Quandt said. “You are going to see some very odd, very odd alignments in the next few years.”»

Cette analyse clôt un rapport intéressant sur la position de l’Égypte vis-à-vis de la Russie et des USA, après la phase paroxystique de la crise syrienne, publié par McClatchy le 17 septembre 2013. Le constat de départ signale combien l’Égypte a été impressionnée et ravie par l’accord sur l’armement chimique syrien que les Russes ont proposé, voire imposé aux USA. Bien entendu, ce qui est apprécié n’est pas tant le contenu de l’accord que l’effet stratégique de l’accord, c’est-à-dire l’abandon, au moins temporaire, du projet de frappes US contre la Syrie.

«Egyptian Foreign Minister Nabil Fahmy visited Russia this week, in part to thank Russians for their intervention in Syria and to discuss new ways to expand Egyptian-Russian relations. Fahmy said he hoped the Russian deal would eventually lead to ridding the world of chemical and nuclear “without exception or discrimination,” a clear reference to Israel, the United States’ most important Middle East ally and a country suspected of having both chemical and nuclear weapons.

»The Egyptian government’s moves to bolster relations with Russia have the backing of a majority of Egyptians, who are angry over the United States’ perceived support for ousted Egyptian President Mohammed Morsi, its threats to cut off $1.5 billion in military aid and the instability that U.S. military intervention – and threats of intervention – have had in the region, of which neighboring Libya is the nearest example.

»Nearly every day, newspaper columns outline the many ways the United States has failed the region and how Russia, China and India could offer a new economic breakthrough. The United States is weaker, they argue, Russia is more aligned with Egypt and willing to help finance much-needed economic projects. “Egypt should end the shame of the toxic American and European aid, and declare once and for all that it does not need it. It should focus on financial and economic cooperation with sister Arab countries and with friends with which it has already cooperated unconditionally – Russia, China, India, and others – since political, economic, and national independence are more valuable than any aid,” columnist Ahmad el Sayed el Nagger wrote Aug. 27 in the state-owned Al Ahram newspaper...»

D’une façon générale, la perception ne cesse de se renforcer à la fois de la nécessité, et de l’évolution effective, du régime actuel et de la situation politique de l’Égypte vers un retour au nassérisme et à la période correspondante. Le général Sissi est identifié et assimilé d’une façon presque automatique à Nasser, la référence politique est le panarabisme laïque et le nationalisme égyptien qui marquèrent cette époque, et les perspectives extérieures s’accordent évidemment avec cette perception largement popularisée. Cela implique effectivement la perspective d’un “tournant” vers d’une part le régime Assad au contraire du soutien aux rebelles du temps de Morsi, et un rapprochement de la Russie, deux axes fondateurs de la politique nassérienne à partir de 1955-1956. On ne parle pas ici d’actes politiques posés (quoique le soutien à Assad soit d’ores et déjà effectivement affirmé et les liens avec la Russie effectivement en cours de renforcement), mais d’un courant politique et populaire extrêmement majoritaire, perçu parallèlement comme la voie vers un retour à l’ordre.

Bien entendu, les liens avec les USA subsistent, comme la simple évidence le suggère, d’autant qu’aucune des deux parties ne veut leur rupture dans l’état présent des choses. La simple analyse rationnelle et “réaliste“ conduit à juger qu’ils ne sont pas prêts d’être rompus tant ils jouent un rôle économique et surtout militaire d’une grande importance en Égypte. Mais même cette impeccable rationalité est empreinte de réserves diverses qui, là aussi, renvoient au climat général, persistant et en constant renforcement, qui règne en Égypte.

«The establishment “is keen to maintain the relationship” with the United States,” said Abdel Raouf el-Reedy, a former Egyptian ambassador to the United States who is in close contact with the current Egyptian government. “Whoever counts in national security decision-making believes that maintaining the relationship is very important.” At the same, however, “there is a sense of disappointment with the United States,” he said. “The threat of cutting off military aid is a sensitive point within the Egyptian society because they are a very proud of people. When I was in Washington, I always advised my friends to not use the aid as a means of leverage. It is counterproductive.”»

Il est manifeste, à la lecture de ce texte de McClatchy venant après d’autres, qu’il y a effectivement un climat extrêmement puissant qui s’est développé depuis le choc de la prise du pouvoir par l’armée, de la répression qui a accompagné et suivi cette prise de pouvoir. Ce climat implique des aspects brutaux ou arbitraires, une vague de xénophobie qui se manifeste aussi bien dans la vie courante, à l’encontre des étrangers, que dans l’attitude vis-à-vis des Frères Musulmans et du régime Morsi. Un texte du Guardian de ce 18 septembre 2013 en rend compte, avec des cas de débordements manifestes, certains conduisant à une “mobilisation” des habituels réseaux mondiaux du bloc BAO, de tendance humanitaires et avec des liens avec le monde de l’entertainment. (Le cas de l’emprisonnement arbitraire depuis le 15 août d’un cinéaste canadien, John Grayson, et de son compagnon, le docteur Tarek Loubani. L’affaire a suscité une pétition internationale demandant leur libération, avec 135.000 signatures dont celles de célébrités-people, acteurs, intellectuels, etc., Alec Baldwin, Arundhati Roy, Ben Affleck, Charlize Theron.)

«Suspicion of foreigners is by no means unprecedented in Egypt, but it has heightened this summer as Egypt's new government and its backers across state and private media began to demonise Morsi and his allies as anti-Egyptian terrorists backed by an unlikely range of foreigners, from Hamas to Barack Obama. Prosecutors accuse Morsi of colluding with Hamas during Egypt's 2011 uprising, in charges that paint Morsi and his Muslim Brotherhood as foreign interlopers who act without Egypt's national interests at heart. In a similar vein, Egypt's flagship state newspaper, al-Ahram, has run front-page stories claiming that Morsi's Brotherhood were plotting with the US to divide up Egypt. One private newspaper even claimed that Obama was himself a member of the Brotherhood...»

Le “climat” est une chose essentielle parce qu’il dépend de la communication, et que la communication est la force essentielle qui mène la politique aujourd’hui. Ce climat égyptien a véritablement basculé depuis la chute de Morsi, passant des incertitudes et des ivresses à la fois de la phase dite “révolutionnaire”, enfantée par les événements du début 2011 dans le cadre du “printemps arabe”, à un besoin d’ordre qui s’appuie sur une réaffirmation nationale, avec tous les caractères de la chose, – rationnels et irrationnels, contenus et excessifs. (Pour le qualificatif de “révolutionnaire” extrêmement paradoxal dans nombre d’occurrences, on se référera aux critères très spécifiques de ce que pourrait être une “révolution” aujourd’hui. Il s’agirait d’un concept caractérisé par la perception et la communication bien plus qu’événementiel, et donc un concept essentiellement manipulable et pouvant aboutir au contraire de ce qu’il prétend dire.)

Il semble manifeste que le pouvoir militaire n’a pas ou dans tous les cas n’avait pas de perspective politique précise, qu’il a agi d’abord d’une façon réactive, contre Morsi, en réaction à la politique de Morsi, notamment son engagement accentué dans les dernières semaines de sa vie politique derrière les rebelles syriens et donc selon une vision “internationaliste” et déstabilisatrice de l’évolution des Frères Musulmans. L’intervention des militaires reste nécessairement entaché d’illégalité, soulignée par la répression extrêmement vive des premiers jours, ce qui conduit à déduire que leur quête présente est d’abord, derrière l’apparat d’un gouvernement pseudo-civil, la stabilisation de leur pouvoir par le biais d’une relégitimation. (D’ailleurs, tout pouvoir en Égypte, aujourd’hui, après les deux années de trouble et d’incertitude, doit nécessairement en passer par cette quête s’il veut être quitte du trouble et de l’incertitude.)

A cause de l’écrasante influence de la communication comme facteur fondamental de la politique, cette recherche de la relégitimation implique nécessairement de suivre les courants populaires, ou qualifiés de “populaires” qu’importe, tels qu’ils sont justement restitués par la communication, quels que soient leur rationalité, leur “faisabilité”, leur réputation par rapport aux “valeurs” prônées par le Système, etc. De ce point de vue, on privilégiera la tendance actuelle, telle qu’elle est décrite, parce que le repli identitaire agressif et l’affirmation nationale et souveraine, quels qu’en soient les excès et les irréalismes, constituent la seule dynamique avec assez de puissance pour transcender la situation. Les arguments économiques habituels qui lui sont opposés, évidemment par les milieux économiques et financiers du bloc BAO habitués à la situation confortable pour eux de l’époque Moubarak conjuguant corruption et hyperlibéralisme, sont jugés irrésistibles par les experts rationnels mais deviennent complètement dépassés, sinon contre-productifs lorsque le courant populaire est sustenté par le système de la communication comme il l’est aujourd’hui. Dans la situation générale de crise du Système, et dans la situation de catastrophe économique de l’Égypte, on se trouve à un point proche de la rupture des orientations, où le choix peut devenir celui qu’on caricature sous l’expression de “fuite en avant”, qui implique à la fois une politique de mobilisation nationale sinon nationaliste avec le mélange d’évidence principielle (souveraineté) et de populisme (promotion des mouvements populaires). Dans le cadre général de crise, à la fois du Système, à la fois du Moyen-Orient lui-même, cette voie a quelque chose d’irrésistible. Les choix de politique extérieure et de sécurité nationale, produisant effectivement une sorte de néo-nassérisme dans un climat complètement différent et plutôt marqué par l’urgence, s’imposeraient alors d’eux-mêmes. Le rapprochement de la Russie est, dans ce cas, et compte tenu du prestige nouveau de cette puissance, une orientation qui deviendrait quasiment naturelle et irrésistible.

Ce que nous tentons de décrire ici n’est certainement pas une évolution contrôlée, machinée, etc., par des forces humaines conscientes des enjeux, de leurs intérêts, etc. Nous n’accordons qu’une importance très moyenne à l’existence des liens extrêmement puissants entre l’Égypte et les USA, pour interdire l’orientation qui est décrite. Conformément aux lignes de notre analyse générale, le rythme, la puissance et la dynamique des événements, puissamment manifestés par le système de la communication, sont pour nous absolument décisifs et déterminants. A un moment ou à un autre, et un moment de type paroxystique comme il y en a à profusion dans notre époque, les directions politiques ne peuvent que suivre cet entraînement, et leurs actes qui semblent délibérés et sont interprétés comme une construction selon des plans à long terme, répondent en fait à ces impulsions à cause de la puissance de ces impulsions. Il est par ailleurs normal que ces phénomènes, qui répondent à des tendances de type métahistorique, se constituent en poussées antiSystème, comme c’est le cas objectivement ici, parce que le Système représente dans les cas impliqués (dont l’Égypte), quelles que soient les tactiques déployées, y compris les plus “révolutionnaires”, la stratégie de l’immobilisme dans les cadres où le Système a installé sa logique de déstructuration et de dissolution. Les paradoxes radicaux de la situation crisique actuelle ne manquent pas, lorsque surpuissance et autodestruction se confondent, lorsque les étiquettes comme “révolutionnaire” et “déstructurants” conduisent directement à une posture anti-principielle qui implique un immobilisme complet, une situation figée.


Mis en ligne le 19 septembre 2013 à 06H58