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341La crise égyptienne s’installant dans une certaine durée, l’importance du pays étant avérée à bien des égards, les commentaires s’étendent et abordent désormais le domaine foisonnant des complots et des narratives. Justin Raimondo nous fait un petit résumé de la chose, ce 2 février 2011, en développant notamment deux narratives plus ou moins “complotistes”, – la première par l’intermédiaire de John Bolton, en insistant cette fois sur des projets israéliens d’attaque contre… l’Egypte, si Moubarak s’en va. («The Egyptian government, post-Mubarak, is not likely to attack Israel: indeed, the fear is that the Israelis may very well attack Egypt in a preemptive strike…»).
L’autre narrative rapportée par Raimondo est celle du soutien secret qu’aurait apporté l'administration Obama à des opposants égyptiens. La chose est développée dans un article du Daily Telegraph à partir d’un Wiki-cable assez obscur, qui ne permet finalement de tirer aucune conclusion particulière. (Raimondo, lui, conclut : «Both “theories” are nonsense. What we are seeing in Egypt is not the result of the machinations of shadowy groups, either state actors or sinister jihadists: it is the explosion created by the pent up energy and anger of an entire generation of Egyptians…»)
Ces considérations n’ont rien d’inattendues. On voit par ailleurs, dans divers textes, des appréciations et des jugements très différents sur l’affaire égyptienne, antagonistes ou bien considérés selon des points de vue idéologiques très différents. Ce qui ressort de tout cela, d’une façon à première vue paradoxale, c’est que ces diverses supputations nous en disent finalement beaucoup plus sur la situation des pays du Système, disons les pays américanistes-occidentalistes, USA en tête, que sur la situation en Egypte même.
@PAYANT D’une part, il y a un déchaînement d’interventionnisme (essentiellement de la part des USA, mais pas seulement) dans les “affaires intérieures” de l’Egypte ; il y a des appréciations officielles d’inquiétude et les positions officielles qui vont avec, concernant la stabilité et la destinée du pays venant de toutes les principales directions politiques (de la part des USA, de l’UE, de la Russie). D’autre part, on retrouve également un semblable déchaînement d’hypothèses, de “scénarios”, de narratives comme l’écrit Raimondo, qui renvoient plus à des engagements idéologiques à l’intérieur du Système affirmés depuis longtemps qu’à la situation égyptienne considérée en tant que telle. Toutes les grandes tendances idéologiques et activistes des années 2000 se trouvent réactivées.
Il s’agit manifestement, dans le cas de l’Egypte de Moubarak, d’un pays “satellite” du Système (satellite direct des USA et de leurs intérêts stratégiques, y compris les basses besognes sous-traitées pour la CIA, mais aussi satellite plus général du Système en général, où l’on inclura aussi bien les USA que l’UE, que les grandes institutions internationales, les grandes coopérations transnationales, antiterroristes notamment, etc.). Personne ne cherche même une seconde à dissimuler ce fait général qui s’accorde pourtant fort peu à nos nobles conceptions démocratiques et, par conséquent, le fait que Moubarak agissait et agit encore à la tête de l’Egypte comme un véritable agent d’influence du Système, avec des connexions directes avec Israël, avec divers services occidentaux, etc. En ce sens, le respect de l’apparence type “politiquement correcte” n’arrête plus ni les commentaires, ni les interventions, selon l’idée générale que le destin de l’Egypte est, si l’on veut, “une affaire trop importante pour être confiée aux Egyptiens”. L’absence de contestation de cette attitude générale dans les attitudes et les commentaires occidentalistes et américanistes, et la façon dont elle est épousée par tous, produisent un effet assez inattendu.
Cette situation permet aux tendances internes du Système de s’exprimer d’une façon extrêmement vive, de retrouver effectivement les voies d’affrontement classiques à l’intérieur du Système, cette fois exprimées au grand jour et sans le moindre fard, exactement comme l’on traite l’Egypte. Ainsi, un John Bolton réapparaît-il comme un oracle et développe-t-il une narrative qui permet, pour le plus grand bonheur d’Israël, de donner plein de vie à l’épouvantail islamique (Frères Musulmans et le reste). Normalement, cet extrémisme, avec des variations sur le thème, devrait rapidement atteindre les rangs parlementaires républicains, piloté en cela par le Lobby sioniste entièrement mobilisé pour défendre Moubarak au nom des intérêts israéliens. Cette tendance, avec l’antagonisme qu’elle suscite, se fait sentir sur des questions concrètes, comme celle de l’aide étrangère des USA, où l’on voit au travers des interventions des deux Paul (père et fils) se dessiner les lignes d’un affrontement vigoureux entre des conceptions très opposées de politique de sécurité nationale qui existaient potentiellement lors de la dernière campagne électorale US, et qui vont s’affirmer derechef. Effectivement, l’affaire égyptienne peut accélérer le mouvement vers un éventuel débat, et certainement vers un affrontement, à propos de la politique de sécurité nationale des USA (la fameuse “politique de l’idéologie et de l’instinct”, dont nous parlons souvent).
En un sens, le désarroi initial qu’on a pu relever (voir le 31 janvier 2011) concernait effectivement l’Egypte et marquait combien l’establishment ignorait ce qui pouvait et ce qui devait être fait devant le développement de la contestation. Puis l’on s’est souvenu que Moubarak et son régime constituaient des “chasses gardées” du Système, qui seraient traitées comme telles, et l’on est revenu à des appréciations concernant l’Egypte qui se font en fonction des concurrences et des tensions intérieures du Système. Bien entendu, cette évolution présente deux risques non négligeables, qui sont déjà presque des dangers…
• Le premier est que la situation égyptienne, présentée d’une façon si manifeste comme faisant partie du “domaine réservé” du Système, ne produise une nouvelle vague de contestation. On passerait alors de l’anti-Moubarak à l’anti-Système (anti-américanisme, anti-occidentalisme, etc.), sans crier gare, de la façon la plus brutale et la moins contrôlable qu’on puisse imaginer. Le risque est grand que l’Egypte, à se voir traitée comme elle l'est, se retrouve dans une position de contestation de l’ordre occidentaliste-américaniste dont elle dépend. Du coup, ce serait l'équilibre de cet ordre occidentaliste-américaniste qui serait menacé.
• Le second risque, qui peut et qui doit même se manifester parallèlement au premier, est que l’unité approximative qui s’était manifestée au cœur du Système (à Washington notamment), au début, face aux événements, se transforme en une cacophonie d’affrontements. Il est vrai que cette unité de réaction initiale l’était plutôt par incompréhension du problème qui surgissait, parce que personne n’était vraiment préparé à ce que tout le monde annonçait pourtant. On n’en sait pas plus aujourd’hui sur la situation égyptienne mais on a décidé, dans toutes les factions de l’establishment, que l’interprétation de cette situation s’exprimerait au travers du prisme idéologique de cette “politique de l’idéologie et de l’instinct”, – d’ailleurs pour contester cette politique autant que pour la soutenir.
Le signe le plus évident de la confusion générale qui est en train d’envahir l’establishment du Système à propos de la crise égyptienne, c’est évidemment cette extravagante évocation, par Bolton, d’une possible attaque israélienne contre l’Egypte si El Baradei accédait au pouvoir. Un autre signe de cette confusion “sur le terrain”, conséquence de ces attitudes extrêmes et finalement irresponsables à l’intérieur du Système, c’est l’intervention de partisans de Moubarak contre des manifestants contestataires. Cette manœuvre a été rendue possible, notamment avec le soutien qu’Israël apporte à Moubarak, à cause de la confusion qui s’installe chez ceux-là même qui s’estiment être “les parrains“ ayant tout à dire dans l’organisation de ce qu’ils nomment “la transition”.
Mis en ligne le 2 février 2011 à 19H05