L’Égypte face à la crise syrienne

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L’Égypte face à la crise syrienne

L’on sait que l’Égypte a officiellement condamné toute frappe US contre la Syrie, selon le principe du refus d’une intervention extérieure dans ce conflit. D’autre part, cette attitude correspond bien à une péripétie politique fondamentale pour l’Égypte : la chute de Morsi, exécutée par les militaires, a été en un sens la conséquence directe de l’engagement massif annoncé par Morsi derrière les rebelles, contre le régime Assad en Syrie. Cette annonce a été l’élément déclencheur de la phase de l’élimination de Morsi, et peut-être la cause centrale de cette élimination.

Au niveau intérieur, il semble que cette opposition au projet d’intervention occidentale, essentiellement américaniste, contre la Syrie, cristallise des sentiments populaires exacerbés, dont le principal est sans aucun doute l’antiaméricanisme comme l'un des aspects marquants de la nouvelle situation égyptienne (voir le 7 août 2013). Un auteur égyptien, Nervana Mahmoud, analyse cet aspect de la situation égyptienne directement connectée à la situation de la crise syrienne, dans Al-Monitor Pulse, ce 4 septembre 2013. Mahmoud parle d’un “débat” en cours en Égypte à propos de cette problématique ... En fait de “débat”, on constate surtout qu’il y a une assez grande unité de vue chez les militaires, dans nombre de partis dont le parti modéré islamiste Masr al-Qaweya (Égypte forte), et dans l’opinion publique. L’opposition à l’opération du bloc BAO semble substantiver une attitude politique générale caractérisant l’Égypte post-Morsi parce que l’annonce de la possibilité de l’événement a suffisamment de force au niveau de la communication, et avec l’orientation qui importe, pour éventuellement tenir le rôle de catalyseur de cette attitude politique générale. Mahmoud estime que l’appréciation de l’opération projetée rejoint celle que l’Égypte a conservée de la crise de Suez de 1956. («Despite the ongoing civil war, the use of chemical weapons and the thousands of Syrians who were killed, injured or displaced, any US strike against Syria will be viewed in Egypt like the 1956 Suez crisis — that is, an unlawful attack by Western forces against a sovereign Arab state.») L’intérêt du texte de Mahmoud est une certaine objectivité paradoxale, du fait qu’on perçoit assez nettement que l’auteur est critique de cette attitude, essentiellement parce qu’elle repose sur ce très fort sentiment d’antiaméricanisme déjà signalé, qu’il attribue à des réflexes assez négatifs tels que l’angoisse, la peur, l’obsession, le sentiment d’insécurité, etc. Nervana Mahmoud propose une lecture en trois phases de l’évolution de l’Égypte depuis la chute de Moubarak.

«Phase one is best described as the romantic phase, in which Egyptians were mostly feeling good about themselves and proud that other countries wanted to mimic the Egyptian experience and revolt against their own tyrants, hence the strong solidarity with the Syrian revolution. Egyptians wholeheartedly empathized with the Syrian youth, without contemplating the implications of the crisis in Syria on the Egyptian domestic front.

»Phase two — the realist phase — began roughly with the start of Mohammed Morsi’s tenure as the president of Egypt and the Muslim Brotherhood's leadership. It more or less coincided with the full-blown armed confrontations in Syria and the rise of radical jihadist groups. Many Egyptians subconsciously began linking Islamism in Egypt with that in Syria, and viewed the Muslim Brotherhood as an international organization that placed its own interests above those of Egypt as a state. In the pro-Syria rally that Morsi organized, in which he claimed that Egypt’s people and army would back the Syrian revolution, the audience came mostly from various Islamist groups, and the shouting of religious slogans was ultimately perceived in a negative way among the military and the wider public, indirectly compelling many to join the demonstrations against Morsi on June 30. In May 2013, a Pew public-opinion poll revealed that close to 60% of Egyptians opposed Arab and Western governments sending arms and military supplies to anti-government groups in Syria, even though 81% of Egyptians had an unfavorable view of Assad.

»Phase three is the post-realism phase, and began after the military takeover and ousting of Morsi. This phase is characterized by strong anti-Americanism and anti-Muslim Brotherhood sentiments. The days when locals gave the United States the benefit of the doubt are long gone, and now there is only fear and paranoia. For example, the alleged nomination of Ambassador Robert Ford, who previously served in Damascus, as the new US ambassador in Cairo has caused strong negative reactions in Egypt. This irrational rejection had nothing to do with Ford himself, whom most Egyptians hardly know, stemming from a deep sense of insecurity that infected many Egyptians as they watched the slow destruction of Syria into a failed state. Ford became a symbol of what the Egyptians do not want to replicate in their own country.»

L’auteur observe que ce sentiment très vif d’antiaméricanisme et d’hostilité au projet d’attaque accentuent l’opposition à l’islamisme et aux Frères Musulmans qui a marqué la chute de Morsi et nourrissent une évolution très rapide dans le sens du nationalisme de type nassérien qui semble de plus en plus s’annoncer comme la grande tendance du nouveau régime. Ce rythme s’accélérera sans aucun doute si l’attaque a lieu, conduisant à un soutien encore accentué des militaires égyptiens de la part du public. Tout cela implique effectivement une évolution très nette du public égyptien en faveur du régime syrien, avec l’évolution hypothétique correspondante qu’en cas de défaite du régime Assad et de l’armée syrienne, le sentiment évoluerait vers le jugement que l’armée égyptienne constitue le dernier rempart contre les poussées déstabilisatrices, à la fois islamistes et venues du bloc BAO. Cette prévision, voire ce constat de radicalisation extrême du public égyptien s’accompagne d’hypothèses de complots alimentées par le climat d’insécurité, que Nervana Mahmoud juge absolument infondées mais qui constituent néanmoins un fait politique objectif.

«Furthermore, insecurity feeds wild political speculation. Egyptian analysts have been marketing an intriguing idea that stems mainly from their anti-American stance: Once Assad’s regime collapses, Egypt will be next on the hit list. They are convinced that the United States strongly backed the Morsi regime and that army chief Abdel Fattah Al-Sisi has ruined American interests in the Middle East by his move against Morsi. Therefore, the United States is bound to take retaliatory measures, but only after finishing off Syria and Iran, which are higher on its list of priorities. The thought of this is simply wild, but sadly, many Egyptians find it plausible.»

Cette description générale du climat égyptien par rapport à la crise syrienne dans sa phase paroxystique actuelle, et dans sa situation d’un très fort antagonisme larvé des entreprises du bloc BAO, est évidemment alimentée par les évolutions américanistes, à la fois leur orientation finale, à la fois leur parcours sinusoïdal correspondant au caractère d’Obama, etc. Ainsi en est-il de l’aide américaine à l’Égypte, dont Russia Today annonce ce 5 septembre 2013 qu’elle sera gelée, plus ou moins en partie (difficile de savoir dans la complication ubuesque, idéologique et bureaucratique caractérisant la bureaucratie washingtonienne), et que l’annonce en sera faite après que le Congrès ait fixé son attitude vis-à-vis de l’attaque contre la Syrie ...

«Top US national security aides have advised President Obama to suspend hundreds of millions of dollars in economic and military aid to Egypt because of remaining uncertainty after the Egyptian military forced the nation's president out of power...[...] Obama will decide how much, if any, aid will be suspended, although officials are reportedly calling for a substantial amount to be withheld. Those payments would presumably resume after a new government was democratically elected. »

On admirera l’extraordinaire minutie avec laquelle la bureaucratie washingtonienne, et le pouvoir politique avec elle, semblent orienter certaines de leurs décisions pour qu’elles soient les plus maladroites possible, et les plus vivement ressenties par ceux qui sont concernées. Effectivement, annoncer le gel d’une partie de l’aide US au moment où le Congrès donnerait sa décision, et où l’on se trouverait au cœur de la crise que les Égyptiens perçoivent de plus en plus comme dirigée par le bloc BAO contre eux, ne peut qu’exacerber le climat que décrit Mahmoud. Quant à la déploration que l’auteur suggère de l’évolution de ce climat égyptien, voire de l’obsession d’insécurité qui ne cesse de grandir, on pourrait tout de même la pondérer par l’observation que les événements dans le chef des USA de ces dix dernières années, leur caractère erratique et terroriste, leur violence, leur imprévisibilité, leur illégalité, etc., apportent au moins un élément de compréhension, sinon une justification. Entre l’obsession sécuritaire des USA contre les incursions étrangères de toutes les formes possibles, avec les réactions qu’on connaît, des drones à la NSA, et le climat que décrit Mahmoud, on pourrait modestement suggérer que l’attitude égyptienne est à la fois plus compréhensible, plus justifiée, moins hystérique, etc., que celle des civilisateurs-en-chef du Système.

Dans tous les cas, cette convergence des divers éléments en même temps que le paroxysme actuel de la crise syrienne fournissent un moteur puissant pour une évolution extrêmement rapide de l’Égypte vers une posture néo-nassérienne et “hypernationaliste” qui pourrait aussi vite et aussi bien devenir le cauchemar d’Israël, entre les diverses attaques et agressions auxquels collabore ce pays. Le terme d’“hypernationalisme” est d’ailleurs en train d’apparaître dans le champ de la communication, dont on sait qu’il est le principal champ de bataille dans notre époque, pour désigner des réactions comme celle des militaires égyptiens et celles d’Assad depuis deux ans, lorsqu’elles sont purement et simplement décrites comme “fascistes”. C’est le cas de l’argument de Taufiq Rahim, un analyste politique basé à Doubaï, dans son article publié par Al-Monitor.Pulse le 23 août 2013, et cette idée n’est sans doute pas étrangère à la rhétorique des monarchies du Golfe dans leur soutien parfois chaotique, souvent impudent et toujours extrêmement généreux aux mouvements islamistes...

Ainsi se dessine une narrative appropriée, faisant de réactions nationalistes, fondées sur des États cherchant à affirmer leur action structurante, les facteurs dynamiques d’un mouvement “fasciste” (étiquette toujours prête à servir) qui devrait prendre une place importante dans le catalogue des obsessions du bloc BAO et de ses alliés du Golfe. L’étiquette remplacerait éventuellement celle du “fascisme islamiste” collée sur la dynamique islamiste et beaucoup utilisée par les neocons pendant l’époque solaire des années Bush ; la dynamique islamiste tendant, elle, à devenir à son tour une sorte d’allié de circonstance du Système, pouvant même prétendre à une place plus honorable encore. Il est vrai qu’on peut interpréter la situation dans un sens néo-libéral correspondant parfaitement aux normes du Système, et alors apprécier l’hypernationalisme comme structurant et donc évidemment ennemi du Système (antiSystème). En complément naturel, sinon évident, on peut apprécier comme évidemment déstructurants et par conséquent amis et aimés du Système les mouvements islamistes non-étatiques ou non liés à des États, mouvements transnationaux, souvent terroristes et radicaux, souvent ennemis des situations politiques structurées et par conséquent engendrant un chaos qu’on entendrait contrôler mais qui resterait incontrôlé certes.

Rien ne doit nous arrêter dans la valse des interprétations qui est incorporée évidemment dans la folie du Système dans sa crise d’effondrement. Dans ce cas, l’identification “alliés-ennemis”, les “étiquettes”, etc., sont des indications intéressantes de son évolution erratique, et il est évidemment impératif de ne pas s’attacher soi-même à une signification spécifique, ni même aux références historiques passées, aux situations de corruption, d’allégeance, etc., qui ont existé. (Que signifie aujourd’hui, sous le règne du président-poire, la référence gaulliste qui traîne encore dans les restes d'une Vème République si complètement pervertie ? Rien, bien entendu. Cela n’empêcherait pas de revenir à la France si la fortune politique favorisait une orientation néo-gaulliste après le départ à la retraite du susdit président et une défaite majeure du “parti unique” UDPS.) Tout cela ne cesse de voler en éclat à chaque soubresaut de la situation générale, perdant toute signification spécifique. Seule compte l’essence changeante qu’impose la situation en cours, qui permet d’identifier qui tient un rôle antiSystème, qui se trouve dans une situation d’alliance asservie avec le Système, etc. (Comme nous l’observions le 29 août 2013 : «Comme dans les situations crisiques paroxystiques désormais, les événements ont une fois de plus pris le commandement de leur propres destins, et une fois de plus avec une décision encore plus affirmée et des effets à mesure.» Ainsi, ce seraient les événements eux-mêmes qui créeraient l’essence des situations, et nullement les acteurs de ces situations, souvent réduits au rôle de figurants, avec leurs projets toujours démentis, leurs planifications dérisoires, etc.) Il est très justifié d'apprécier que la description faite de l’évolution de l’Égypte, dans la façon qu’elle a de répondre parfaitement à une forte logique des circonstances et aux impulsions maîtresses des événements, place ce pays sur la voie d’une orientation antiSystème évidente.


Mis en ligne le 5 septembre 2013 à 16H29

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