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3138• La Russie a pris la décision de retirer les derniers contingents de sa représentation à l’OTAN, établies dans les premières années de la décennie 1990. • Pour la Russie, l’OTAN n’existe plus, seuls ses pays-membres sont dignes d’intérêt et de négociations éventuelles. • Pendant ce temps, il y a éparpillement des actes et des intérêts de ces pays ou groupes de pays. • Pendant ce temps (suite), le secrétaire à la défense US va à Kiev proclamer que rien n’est fini ! • Ce désordre d’éparpillement montre que les Russes ont visé et jugé juste en “quittant” l’OTAN.
Le 18 octobre, les Russes ont décidé de couper les derniers ponts qui les reliaient directement à l’OTAN. Cette décision a été prise abruptement, sans préparation médiatique, par l’une ou l’autre fuite, ou quelque déclaration annonciatrice. Pour le commentateur Paul Robinson, professeur des études soviétiques et russes à l’université d’Ottawa, la décision s’interprète ainsi :
« Alors qu’autrefois, les dirigeants russes cherchaient à s'intégrer à l'Occident, ils ont aujourd’hui claqué la porte avec fracas et ont clairement fait savoir qu’ils avaient l’intention de suivre leur propre voie, quoi qu'il arrive. »
Il est intéressant de détailler les circonstances factuelles de cette décision, le contexte, les observations officielles, les circonstances. On trouve une remarquable unité dans le comportement des Russes, impliquant une ferme résolution. Lisez cette entrée de l’article du 18 mars du site WDIM (‘WhatDoesItMeans’) sur cette décision russe, qui rassemble tous les éléments du jour, tendant certes à “dramatiser” la décision, mais surtout restituant la réalité du contexte de cette décision.
« ...La Russie a suspendu ce matin tous ses liens diplomatiques avec l'OTAN et a ordonné la fermeture de la mission de Moscou du bloc militaire dirigé par les États-Unis. Pour expliquer ce geste ‘de guerre’, le ministre des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, a déclaré : “En réponse aux actions de l’OTAN, nous suspendons l’activité de la mission de liaison militaire de l’OTAN à Moscou et nous rappellerons l'accréditation de son personnel à partir du 1er novembre de cette année... Si l’OTAN a des questions urgentes, elle peut contacter notre ambassadeur en Belgique”. Cette déclaration rejoint l'avertissement que vient de lancer le porte-parole du Kremlin, Dmitri Pechkov, qui a déclaré : “L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN serait le pire des scénarios... C’est un scénario qui va au-delà des lignes rouges des intérêts nationaux de la Russie.... C’est un scénario qui pourrait obliger la Russie à prendre des mesures actives pour assurer sa propre sécurité”. Cet avertissement a été rapidement suivi par la publication par le ministère de la Défense [russe] d’un bulletin ‘de guerre’ sur ses actions à la frontière entre la Crimée et l'Ukraine, qui dit : “Les chasseurs Su-30SM et les bombardiers Su-24M et Su-34 ont effectué des sorties vers la zone cible à basse et très basse altitude, en dehors de la zone de visibilité des radars et des systèmes de missiles sol-air des navires de guerre de l'ennemi théorique... Les chasseurs Su-30SM ont effectué des tirs de missiles antinavires Kh-31A à une distance maximale, tandis que les bombardiers ont effectué des frappes avec des bombes à fragmentation hautement explosives à une altitude pouvant atteindre 600 mètres”. »
La décision russe de “quitter l’OTAN” est plus symbolique qu’effective, mais elle est d’une très grande puissance symbolique. Ce que les Russes veulent mettre en évidence ou mettent en évidence sans le vouloir, c’est le fonctionnement d’unification des positions en un “plus extrême dénominateur commun” (variante du “plus petit dénominateur commun”) dans les actuelles organisations notamment et essentiellement politiques ; c’est-à-dire une unification idéologisée dans le radicalisme extrême, qui est bien plus que l’empire d’un des membres (les USA en l’occurrence) sur les autres, qui est plutôt la conséquence du phénomène de ‘groupthink’ (nous disions aussi ‘virtualisme’).
Les Russes signifient donc qu’ils n’entendent plus avoir de relations avec de telles entités, préférant en cela les rapports bilatéraux avec les États. Ils font ainsi une critique fondamentale de l’organisation telle que l’a instituée la modernité, notamment du fait des affects psychologiques subissant la pression de la communication et du pavlovisme bureaucratique. (Ce n’est pas la première fois qu’on peut dire cela d’eux : ils ont déjà soupçonné l’OTAN à cet égard, mais dans des circonstances plus confiantes.) Il s’agit, dans leur chef, de la modernité interprétée par la bureaucratie, de même qu’il y eut dans l’ancien régime de l’URSS le communisme par la bureaucratie, – le communisme étant une forme de la modernité.
Voici comment Paul Robinson, déjà cité, commente la décision de la Russie :
« On pourrait imaginer que les groupes prennent de meilleures décisions que les individus. L'apport d'une grande variété de points de vue devrait produire des résultats plus sages que ceux d'une seule personne suivant ses préjugés. Les psychologues ont toutefois identifié de nombreux problèmes liés à la dynamique de la prise de décision en groupe, qui contribuent au résultat inverse. Le ‘Groupthink’ (pensée de groupe), par exemple, tend à produire une conformité en supprimant les points de vue divergents. Et le phénomène de “polarisation du groupe” pousse les groupes vers des positions extrêmes.
» Avec la polarisation de groupe, des groupes d’individus adoptent collectivement des idées plus extrêmes que celles que chacun d’entre eux aurait soutenues individuellement avant le début des discussions. Le processus de discussion durcit les attitudes autour de positions plus radicales, alors que les membres les plus modérés du groupe changent d'avis pour s'adapter à ce qu'ils considèrent comme le consensus. Ainsi, une étude sur des juges américains a montré que, lorsqu'ils prenaient des décisions seuls, ils rendaient des jugements jugés “extrêmes” dans 35 % des cas, mais que lorsqu'ils siégeaient dans un panel de trois personnes, ils le faisaient dans 65 % des cas.
» Tout cela explique pourquoi la Fédération de Russie préfère depuis longtemps entretenir des relations bilatérales avec des pays individuels plutôt que d’essayer de négocier des accords avec des groupes de pays, comme l’OTAN ou l’UE. Cette attitude a été confirmée cette semaine par le porte-parole du Kremlin, Dmitri Pechkov, qui a déclaré : “Il est dans notre intérêt que les pays d'Europe prospèrent, mais soient tous indépendants les uns des autres.”
» Individuellement, les États-Unis et leurs alliés européens sont pour la plupart capables d'adopter des positions raisonnables vis-à-vis de la Russie. Mais mettez-les tous ensemble dans une pièce, et soudain ils deviennent tous durs et hostiles, car ils gravitent autour de ce qu’ils estiment être le plus petit dénominateur commun entre eux. Leur intérêt personnel, semble-t-il, est sacrifié au profit du sentiment général du groupe.
» Il semble que le gouvernement russe ait désormais perdu patience avec les principales organisations multilatérales occidentales, – l’UE et l'OTAN, – préférant les contourner pour traiter individuellement avec leurs États membres. Ainsi, le ministre russe des affaires étrangères, Sergei Lavrov, a déclaré au début de l’année que “nous n'avons actuellement aucune relation avec l'UE en tant qu’organisation”. »
Comme c’est la coutume depuis plusieurs années, le point central des péripéties de la tension entre la Russie et l’OTAN reste le sort de l’Ukraine. Le fait nouveau est que cette tension existe aussi aujourd’hui entre les USA et les pays européens de l’OTAN, ces derniers agissant vis-à-vis de l’Ukraine sur le terrain de son adhésion éventuelle à l’UE, implicitement mais nécessairement mise en parallèle avec son adhésion à l’OTAN. Cette problématique de l’adhésion de l’Ukraine à l’UE est directement dépendante de la problématique de l’Ukraine à l’OTAN ; l’une ne va pas sans l’autre, et se déclarer défavorable à une adhésion de l’Ukraine à l’UE implique qu’on est défavorable à son adhésion à l’OTAN. Ces flottements de position entre pays européens et les USA se constatent au travers de diverses déclarations et nouvelles.
• En août, la présidente de l’Estonie Kersti Kaljulaid, pays-membre de l'OTAN et de l’UE, avait déclaré que la perspective d’une adhésion de l’Ukraine (à l’UE) n’était pas envisageable à court terme : « Il faut d'abord construire sa propre économie, sa propre démocratie et sa propre société libre, ce n'est qu’alors que l’on peut commencer à se poser la question... Tant que ce n’est pas fait, il est inutile de soulever la question. »
• Cette déclaration rejoint celle de l’Union européenne elle-même, qui ne veut pas non plus que l'Ukraine se joigne à elle comme l’a constaté le président ukrainien Volodymyr Zelenski : « L’UE a déjà pris sa décision [négative] sur l’entrée de l’Ukraine dans le bloc, aussi est-il inutile de s’interroger à ce propos ».
• Tout cela explique largement pourquoi, après que la Russie ait proposé d’inviter les États-Unis à se joindre aux discussions du format Normandie sur la guerre dans l'est de l'Ukraine, l’Allemagne et la France ont catégoriquement refusé d’admettre Washington. C’est le ministre russe des affaires étrangères Lavrov qui a fait cette révélation le 18 octobre, sans préciser quand avaient eu lieu cette proposition et son refus. Il a expliqué que la Russie jugeait que la présence US serait bénéfique, vue l’influence de ce pays sur l’Ukraine ; cette explication angélique peut aisément être renforcée par la recherche par les Russes, couronnée de succès, de la mise en évidence d’une fracture entre les deux pays européens et les USA, du fait justement que l’influence US sur l’Ukraine empiètent sur leur prétention à influencer seuls ce pays.
• Cette fracture a été mise en évidence dans un sens inverse par une visite du secrétaire US à la défense Austin à Kiev. La Russie a déjà averti les États-Unis que l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN serait une “le pire scénario d’une ‘ligne rouge’ à ne pas franchir”, qu’elle déclencherait (du côté russe) des “mesures actives” dont on peut juger qu’elles peuvent impliquer des actes d’ordre militaire. Pourtant, le secrétaire américain à la défense, Lloyd Austin, arrivant en Ukraine le 19 octobre, a déclaré ceci : « L’Ukraine a le droit de décider de sa propre politique étrangère future et nous espérons qu‘elle pourra le faire sans aucune interférence extérieure... Aucun pays tiers n'a de droit de veto sur les décisions d’adhésion à l'OTAN. » Cette déclaration, qui constitue indirectement un encouragement à adhérer à l’OTAN, est certes une façon de défier la Russie et sa “ligne rouge” ; mais il s’agit aussi et surtout, dans les circonstances actuelles, d’un défi aux pays européens qui ne veulent pas entendre parler d’une modification antirusse de la situation de l’Ukraine... Ou bien il s’agit d’autre chose (voir plus loin).
On voit donc combien le calcul des Russes en rappelant leur représentation à l’OTAN peut se trouver justifié par le simple constat des divergences qui s’accentuent entre les USA et les pays européens. Le retrait russe accélère donc ce que recherche la Russie, à savoir ne plus s’adresser à une organisation (l’OTAN, sinon l’UE) où elle sait que le processus démontré par Paul Robinson conduit nécessairement à des impasses de radicalisation et de montée eux extrêmes.
Ce processus est largement renforcée par la politique de l’OTAN, obéissant aux ordres des USA de tenter d’orienter cette organisation contre la Chine. Cette idée est encore plus étrangère aux pays européens que la manipulation de l’Ukraine, aucun d’entre eux ne voulant se laisser entraîner dans une situation conflictuelle avec la Chine, encore plus après le “coup des sous-marins” et le traité AUKUS. Tout cela se concrétise à la lumière d’une tournée à Washington du secrétaire général Soltenberg, l’un des secrétaires généraux de l’OTAN les plus médiocrement inexistants et donc les plus soumis aux USA. Quelques mots sur cette visite, de WSWS.org, via Le Sakerfrancophone :
« Parlant hier [17 octobre] au Financial Times de Londres, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a exigé que l’alliance militaire intensifie ses menaces contre la Chine. Ses remarques ont mis en évidence à la fois la politique extrêmement agressive menée par l’alliance de l’OTAN et les divisions explosives qui émergent parmi les puissances impérialistes de l’OTAN. [...]
» Stoltenberg revenait d’une réunion avec Biden à Washington, où il a également pris la parole à l’université de Georgetown, exigeant de manière provocante que l’OTAN “s’active et en fasse plus” pour permettre aux pays situés aux frontières de la Russie de rejoindre l’alliance. Son interview au Financial Times était un message à peine déguisé de la Maison Blanche appelant les puissances de l’UE à s’aligner sur la volonté de guerre croissante des États-Unis à l’égard de la Chine.
» L’OTAN, a insisté M. Stoltenberg, devrait viser non seulement la Russie, mais aussi la Chine. Il a critiqué “toute cette idée de faire une distinction entre la Chine, la Russie, l’Asie-Pacifique ou l’Europe”, ajoutant qu' “il s’agit d’un seul et même environnement de sécurité, et nous devons l’aborder tous ensemble. … Il s’agit de renforcer notre alliance pour faire face à toute menace potentielle”.
» Il a dénoncé la Chine, affirmant qu’elle constituait une menace majeure pour la sécurité de l’Europe. »
Un, autre facteur de division, cette fois à un niveau interne national, nous fait revenir à la visite de Austin à Kiev. Cette visite contredit in fine ce qui peut être considéré assez vaguement comme la “politique générale” de l’administration Biden, qui ne s’intéresse plus guère ni à l’Europe ni à la Russie, pour tout concentrer contre la Chine. Bien sûr il s’agit de communication, de “bla-bla” diraient les persifleurs. Mais la visite de Austin est aussi du “bla-bla”, mais qui va contre la soi-disant ligne officielle de Washington ; et alors, cette question : pourquoi Austin ? Pourquoi le ministre de la défense ? Cela nous amène à l’hypothèse suivante : il s’agit de la politique du Pentagone, et non de celle de l’administration Biden as a whole, bien que le Pentagone en fasse partie, – mais en partie seulement, se permettrait-on de remarquer. Là est le charme de ‘D.C.-l’hyperfolle’ dans ces temps exotiques.
On se reporte à un article du New York Times, signalé avec une célérité critique le 21 octobre par ‘WSWS.org’, et bien sûr avec tous les qualificatifs qui vont obsessionnellement bien lorsque le site trotskiste écrit le nom de Trump. (On ne s’attarde pas au sujet central qui est le déploiement de forces armées sur la frontières Sud envisagé au printemps 2020 pour empêcher l’entrée d’immigrants infectés au Covid.)
« Dans un article publié mardi [20 octobre], le New York Times a révélé que le bras droit fasciste de Donald Trump, Stephen Miller, a tenté de déployer 250 000 soldats sur le sol américain pour fermer la frontière de 2 000 miles avec le Mexique au printemps 2020 avec le soutien apparent de Trump. [...]
» Selon le rapport du Times, les dirigeants de l'armée ont finalement pris la décision de ne pas accepter les propositions. “Après une confrontation brève mais antagoniste avec Miller dans le bureau ovale", note le rapport, laissant entendre la présence de Trump, “[le secrétaire à la défense] Esper a repoussé l’examen de l’idée par le Pentagone”.
» L’opposition de l’armée au déploiement de troupes ne découlait pas de la défense de la démocratie, mais du fait qu’elle considérait que ce mouvement nécessiterait de retirer des troupes de ses nombreuses bases à l'étranger, ce qui limiterait sa capacité à mener une guerre impérialiste. Le Times a noté que l’armée estimait que ce mouvement “minerait la capacité militaire américaine dans le monde entier”. »
C’est à cette lumière que nous voudrions expliquer le déplacement de Austin, qui se place plutôt en divergence de la politique officielle qui est de réduire les risques de tension (antirusse) en Ukraine pour se concentrer sur (contre) la Chine :
• L’armée US est aujourd’hui aux limites de ses capacités pour ses déploiements outre-mer et, surtout, ses myriades de bases extérieures.
• Elle veut pourtant conserver tous ces points d’appui qui constituent sa trame hégémonique militaire sur le monde.
• Elle a conscience que l’actuel tournant antichinois conduit à minorer aux yeux de Washington D.C. l’importance de l’Europe et du front russe occidental, c’est-à-dire notamment ses positions en Ukraine.
• Par conséquent, Austin part à Kiev pour souffler sur des braises presqu’éteintes pour leur remettre un peu de roses aux joues et forcer au maintien des positions de l’armée US dans ce pays et autour de lui. Le but n’est pas de menacer qui que ce soit mais de protéger une “rente hégémonique” justifiant l’importance, les budgets, le statut, l’hybris et les étoiles des généraux.
... Ce qui montre la justesse de l’évolution russe. Il n’y a pas de front uni dans le bloc-BAO, y compris aux USA même à l’intérieur du gouvernement ; cela justifie amplement de ne plus se faire représenter à l’OTAN. Pour la Russie, c’est inutile et, de plus, son retrait accélère le mouvement d’éparpillement et de dispersion de cette entité nommée curieusement ‘Empire’.
Mis en ligne le 22 octobre 2021 à 10H15