L’emprisonnement de notre sécurité

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L’emprisonnement de notre sécurité


4 février 2008 — Une analyse en profondeur d’une des impuissances fondamentales de l’invincible puissance occidentale (américaniste) est exposée par le général Peter Chiarelli, qui commanda le théâtre d’opération irakien en 2006. Des phrases extrêmement dures ont été dites par Chiarelli. Defense News rapporte ces déclarations dans son numéro du 28 janvier. Pour permettre d’apprécier la vigueur du propos, nous présentons deux passages où nous soulignons les termes qui nous paraissent si frappants:

• «During his tour as commander of multinational forces in Iraq in 2006, Chiarelli fought the U.S. bureaucracy as well as the insurgents.»

• «He's been back in the Pentagon for a year as a senior military assistant to Defense Secretary Robert Gates, but Chiarelli still rails against the “security Nazis,” op-sec bureaucrats and overclassification that prevent information from getting to the troops when they need it.»

Ces formules particulièrement frappantes concernent le manteau de protection du flot d’informations militaires que les services de sécurité de la bureaucratie américaniste ont établi. La situation conduit à observer combien le paradoxe est achevé. L'essentiel de la soi-disant nouveauté de la puissance militaire US à partir des années 1990 a été établi sur les capacités d’information, une masse d’informations véhiculées par les moyens technologiques avancés de la communication. La chose est jugée si importante par la bureaucratie militaire US que toutes les mesures de protection sont prises pour protéger ce flot d'information. Le résultat est que ces mesures jouent un rôle fondamental d’interférence, voire d'interdiction sur la diffusion de ce flot d’information, notamment et principalement vers ceux à qui l’information est destinée.

Chiareli constate, dans la logique de cet emprisonnement du système par lui-même, la très grande supériorité des adversaires de l’U.S. Army en Irak. Les rebelles, les résistants, les va-nu-pieds de la G4G (Guerre de la 4ème Génération), sont jugés très supérieurs dans les domaines de l’information et de la communication qui sont censés être les domaines de prédilection de la Revolution in Military Affairs (RMA), censée, elle, donner la supériorité sans discussions au Pentagone. Le phénomène est, en soi, l’un des aspects de cette G4G asymétrique où le faible s’avère supérieur au fort par des moyens souvent primaires et adaptés aux circonstances et aux opportunités; c’est aussi une variante sophistiquée et indirecte de l’enseignement bien connu du stratège chinois Sun zi, recommandant d’user de la force de son adversaire en la retournant contre lui-même.

«By contrast, information flows freely among Iraq's insurgents, [Chiarelli] said. Although they lack the sophisticated equipment the United States takes to war, they have cell phones, video cameras, Internet access and e-mail. And that's enough to make them highly adaptable foes, he said.

(…)

»And [Chiarelli] expresses something akin to admiration for the speed and simplicity of the insurgents' ad hoc use of networks.»

Les anecdotes que nous rapporte Chiarelli sont classiques, lorsqu’il s’agit de décrire l’évolution des informations au sein de ces forces armées qui ont porté à son extrême la révolution de l’information. «A platoon leader couldn't just talk to another platoon leader, Chiarelli said. Incident reports would have to be passed up to the brigade commander and sometimes to the division commander. By the time they were approved for distribution to the next platoon going out on patrol, it was often 48 hours too late, he said.»

Il faut bien tenter de remédier à la chose. Chiarelli suggère de confier à ses soldats des systèmes indépendants, des ordinateurs portables utilisant un système organisé d’une manière artisanale par ces soldats ; c’est pour constater aussitôt l’impossibilité probable d’y parvenir...

«“If I had my way,” Chiarelli said, every soldier would have a PDA – a hand-held computer linked to a network – to receive information in the field.

»Can't do that, security officials said. It would be too easy for information to get to the insurgents.

»“It's like when the military doesn't want to talk to the press about a roadside bomb that blew up a Bradley [fighting vehicle] because they don't want the enemy to know how successful he was at blowing it up,” Chiarelli said. “He already knows that.”»

Il faut avoir à l’esprit que cette situation, telle qu’elle est décrite, en 2006, se situe quinze ans après le début de la mise en place de ce qui fut présenté comme la “révolution” dans les affaires militaires (RMA), et dix ans après son activation générale, alors que le puissant Pentagone travaillait sur la “libération” et la diffusion de l’information comme clef de la bataille. (Mais on observera que cette automatisation et cette rapidité de diffusion maximales de l'information sont l’antienne du domaine depuis des décennies, depuis l’apparition de l’électronique et de l’informatique à la fin des années 1940.) On est conduit à se demander si les progrès accomplis ne relèvent pas de la marche de l’écrevisse.

La perversion ultime

La situation décrite n’illustre certainement pas une évolution “progressiste” (marquée par le progrès), ni une bataille victorieuse pour l’avancement du progrès, tel que l’attend la bureaucratie de sécurité nationale. A l’inverse, elle est exemplaire de cette évolution auto carcérale qui caractérise notre système devenu paranoïaque, qui semble de plus en plus incliné à construire son propre emprisonnement à l’occasion de tous les soi-disant progrès qu’il suscite. (La paranoïa du système se trouve dans le constat qu’il est conduit de plus en plus à faire, qu’il n’arrive pas transformer le monde selon ces conceptions. Plutôt qu’envisager que ces conceptions soient faussées, il préfère bien entendu attribuer la cause de cet échec à des myriades d’ennemis dont il s’agit de ce protéger par tous les moyens. En conséquence, il crée cette myriade d’ennemis dans ses évaluations et prend les mesures nécessaires pour s’en protéger.)

De ce point de vue de l'évolution perverse, on peut comparer cette évolution auto carcérale où les vices du système supplantent ses vertus à l’évolution budgétaire du Pentagone. Le même processus de productivité négative (on produit ce qui paralyse et détruit le système) est à l’œuvre. L’augmentation budgétaire a atteint et dépassé son pic de rentabilité pour s’avérer désormais contre-productive en nourrissant plus les vices du système (corruption, gaspillage, etc.) que ses vertus.

La tendance générale de protection des forces a notamment commencé dans les années 1990, lorsque la bureaucratie posa le principe que, désormais, la “protection des forces” était la mission première. (Dans le jargon du Pentagone, la “protection of forces” prenait le pas sur la “projection of forces”, qui est l’attitude offensive par excellence.) Le facteur de la sécurité, ou plutôt sa composante active qui est la “sécurisation” du système a alors pris la première place. (La remarque vaut pour tous les domaines. La “sécurisation” des personnages officiels du système a atteint un degré caractérisé, là aussi, par une paranoïa qui n’est même plus dissimulée. Elle devient une entrave réelle à l’exercice du pouvoir.)

Cette prééminence de la “protection des forces” est couramment admise aujourd’hui, dans le contexte de la “guerre contre la terreur”. On peut lire cette observation, lors d’une intervention récente (pour AFP) du professeur Bruce Hoffman, de Georgetown University, à Washington DC. Cela est dit dans le cadre d’une enquête qui met en cause toute la “stratégie” américaniste contre le terrorisme: «The attention of the US military and intelligence community is directed almost uniformly towards hunting down militant leaders or protecting US forces, [and] not towards understanding the enemy we now face.»

Cet enfermement quasi-universel des forces de sécurité nationale constitue désormais un vice stratégique fondamental. L’exposé du général Chiarelli montre l’ampleur du problème. La situation revient à l’existence d’une machine hyper-puissante dont une part essentielle de cette puissance est fondée sur l’information et sur la circulation de cette information, et dont une part essentielle de l’activité revient à s’interdire d’une façon systémique puisqu’au nom d’un principe incontestable (la “sécurisation”) la disposition de cette puissance. L’impuissance d’un chef comme Chiarelli à imposer aux “security Nazis” un relâchement des contraintes de sécurité indique que la priorité structurelle du système est effectivement favorable à cette activité. Aucune intervention individuelle ne peut modifier cette situation. L’enfermement est achevé, il est verrouillé à double tour et constitue une dynamique irrésistible; en aucun cas il n’est apprécié comme une erreur qu’il faut rectifier ou une dérive qu’il faut stopper mais comme une mesure absolument nécessaire.

C’est une bonne illustration de plus de le décadence perverse du système, d’une forme toute particulière. Cette décadence ne se caractérise pas par la réduction ou l’amollissement des capacités, mais par le développement de capacités puissantes orientées vers la paralysie complète du système au nom de l’impératif inviolable de la sécurité. Ce même impératif de développement de la puissance qui a permis à ce système de se développer en toute impunité, constitue désormais un cancer qui ronge le système de l’intérieur. Nous retrouvons là, poussé à son extrême, l’équation invincibilité-impuissance, avec une application quasiment de l'ordre de la pathologie. La “sécurisation” de l’information est développée pour parfaire cette invincibilité du système et conduit directement à son impuissance.