L’“encercleur” encerclé, — fable postmoderniste

Faits et commentaires

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 666

L’“encercleur” encerclé, — fable postmoderniste


21 juin 2006 — Comme l’écrit un lecteur commentant le texte (Guardian du 20 juin) de Simon Tisdall sur la position internationale de l’Iran :

« George Bush is right when he says that Iran is getting isolated in the world because for him, and others like him, the “world” means the US and its two most obedient poodles — UK and Israel. »

L’autisme américaniste, — qui touche parfois l’Europe et parfois met l’Europe au désespoir c’est selon, — est plus que jamais actif et efficace. Les derniers bénéficiaires de cette étrange attitude : l’Iran et son président Ahmadinejad. Après avoir détaillé le succès de Ahmadinejad à Shanghaï, lors du sommet du Pacte de Shanghaï, Tisdall écrit :

« Iran's diplomatic fightback is taking place on other fronts across the Arab and Islamic spheres. “Iran is coming into its own,” said Seyed Muhammad Adeli, Iran's former ambassador to Britain and the head of Econotrend, a respected independent thinktank in Tehran. “Iran's regional profile has never been higher in modern times. Our neighbours are ever more convinced that Iran is being unfairly treated by the Americans.”

» To drive home the point, Tehran is actively building closer links with Azerbaijan, Kazakhstan, Tajikistan and other central Asian countries. Mr Ahmadinejad is planning a Tehran summit of Caspian Sea littoral states to discuss how to stop “foreign intervention” in the area. Iran also recently wooed a Washington favourite, the Afghan president, Hamid Karzai, in Tehran, and is busily mending fences with Pakistan.

» It has won the support of the Non-Aligned Movement and the Arab League for its nuclear stance. Its envoys have recently visited Iraq, Syria, Saudi Arabia and some north African states. It has reportedly become the biggest single state contributor of funds to Palestine in the wake of the west's ostracism of the Hamas government.

» And in a groundbreaking move earlier this month, Ali Larijani, Iran's chief nuclear negotiator and the second most influential government figure after Mr Ahmadinejad, met Egypt's president, Hosni Mubarak, in Cairo. It was the highest-level contact between the two countries since the 1979 Iranian revolution. Mr Ahmadinejad's outspoken hostility to Israel has won him a big following in the Arab world, Tehran officials say. And that is something Egypt, its notional leader, cannot entirely ignore. »

Notez bien ceci : les “3UE” (Allemagne, France, UK) négocient avec l’Iran depuis l’automne 2003. Les choses allaient cahin-caha, mais sans trop provoquer d’effets, notamment dans le statut international de chacun des pays concernés. Puis l’Amérique, ayant estimé l’affaire irakienne “réglée”, est entrée dans le jeu, et l’on sait comment.

En quelques mois, depuis que l’Amérique “s’occupe” sérieusement de l’Iran, ce pays a été catapulté à un niveau très proche de celui de la puissance établie. Étrange cerise sur le gâteau, Ahmadinejad lui-même profite de la chose, au point où l’on se demande s’il n’a pas secrètement engagé GW comme conseiller en communication (texte d’après The Guardian du 21 juin):

« The popularity of Iran's controversial leader, Mahmoud Ahmadinejad, is surging almost a year after he unexpectedly won a closely contested presidential election, Iranian officials and western diplomats said yesterday.

» Attributing his success to his populist style and fortnightly meet-the-people tours of the country, the sources said that as matters stood, Mr Ahmadinejad was the clear favourite to win a second term in 2009. The perception that the president was standing up to the US on the nuclear issue was also boosting his standing.

» “He's more popular now than a year ago. He's on the rise,” said Nasser Hadian-Jazy, a professor of political science at Tehran University. “I guess he has a 70% approval rating right now. He portrays himself as a simple man doing an honest job. He's comfortable communicating with ordinary people.”

» While there are no reliable national opinion polls in Iran, western diplomats acknowledged that support for Mr Ahmadinejad is growing, defying predictions after last June's election that he would not last more than three months. »

Autopsie de l’anti-politique américaniste

Bravo pour l’Iran, dira-t-on si l’on veut compter les points, — mais sans nul doute, l’essentiel est bien la politique américaniste et ses effets.

D’une façon générale (pour l’Iran et pour le reste), la politique de l’administration GW a soulevé ces dernières années colère, frustration, désespoir, vindicte, incompréhension, etc. Aujourd’hui, elle prend une place différente. Elle devient l’objet d’une attention presque scientifique, presque attendrie et dans tous les cas très curieuse, comme devant un échantillon rarissime : comment peut-on être si parfaitement aveugle, si absolument maladroit, si complètement insensible au réel ? Il y a quelque part un secret, comme une pierre philosophale de l’anti-politique, de l’art très étrange de gaspiller très vite et pour nul profit un capital d’influence et de puissance constitué sur une fascination et sur un magistère moral (usurpé certes mais qu’importe du moment que les autres y succombent) sans équivalent dans l’histoire.

(Tout cela valant, cela va sans dire, sauf pour les Européens qui continuent à succomber à l’influence et à la fascination jusqu’à la nausée.)

Le schéma est extrêmement révélateur. Lors de la période de négociations avec les seuls “3UE” rappelés plus haut, l’Iran a figuré pour ce qu’il était (qu’on estime juste ou pas son statut). Il s’agissait de négociations diplomatiques et le sujet (la question du nucléaire) en était effectivement le sujet principal, — cette lapalissade est nécessaire pour ce qui va suivre. L’intrusion des Américains a tout changé dans la perception qu’ont les autres de la crise. Le sujet (la question du nucléaire) n’en a plus été le sujet principal. On est passé à la mise en cause du régime, voire, par radicalisation quasi-automatique, à la mise au cause du désir de l’Iran en tant que nation d'affirmer sa puissance dans le concert régional et mondial. (D’ailleurs, il n’y a pas de concert, il y a juste un soliste.)

Cette attaque a été montée d’une façon à la fois systémique et mécanique, on dirait : “en auto-pilote”. Les neocons poussent leurs beuglements habituels, toujours les mêmes. Les slogans sont les mêmes, qui servent sans même la nécessité d’un recyclage (une lettre à changer : le “k” de Irak devient le “n” de Iran). La machine tourne, comme d’habitude. Les mises en cause sont les mêmes, extrêmes, sans rémission, apocalyptiques, etc. C’est toujours la même philosophie qui guide l’attaque : la “négation de l’autre”, d’autant plus aisément qu’on est autiste, aveugle et sourd, et tout le reste. Du coup, naît la question de l’identité et de la souveraineté nationales, chez l’attaqué.

Ce fut aussitôt le cas avec l’Iran. Le sujet principal (la question du nucléaire) qui avait été marginalisé est redevenu le sujet principal, mais “enrichi” si l’on peut dire, magnifié de la dimension de la souveraineté et de l’identité. La bombe ce n’est pas que la bombe, c’est aussi l’identité et la souveraineté nationales. Qui résisterait à un tel argument, — d’autant plus qu’il est fondé, qu’il est juste et qu’il est bel et bon? (« Dans les années soixante, explique un diplomate français dubitatif, de Gaulle avait refusé de signer le traité de non-prolifération parce qu’il le jugeait discriminatoire, injuste et inégal. On peut dire qu’il n’avait pas vraiment tort… »)

Étonnante manœuvre américaniste car, vraiment, Ahmadinejad n’a eu qu’à cueillir les fruits qui s’offraient à lui. Aujourd’hui, il n’a même plus besoin de faire son laïus, il est automatiquement perçu comme le défenseur en général de la nation et de l’identité iraniennes, — et, au-delà, du principe même de la souveraineté et de l’exigence de l’identité. (Ah oui : en Occident, on nomme cela : “être populiste”. C’est habile.)

Cette bêtise-là, la nôtre, avec celle du chef américaniste au-dessus de tout, en position de “leader” comme toujours, reconnaissons-lui qu’elle a de l’allure. Elle écrase tout sur son passage, elle ne fait pas les choses à moitié. Même le bon vieux Moubarak, le corrompu jusqu’à l’os, se croit obligé de féliciter Ahmadinejad.

Vahid Karimin de l’Institut des Études Politiques et Internationales, un institut officiel à Téhéran, explique non sans satisfaction : « Shanghai was a big success. All our neighbours support our [nuclear] policy, even Mubarak. We are successful in building up relations. That is why the American position is changing ... They thought we were encircled because of Iraq and Afghanistan. But we're not... »

Peut-être quelqu’un ira-t-il expliquer un jour à GW que ce sont l’Afghanistan et l’Irak qui sont encerclés, notamment par l’Iran. C’est alors que John Bolton hurlera que la meilleure défense c’est l’attaque et qu’il faut taper sur Téhéran. Manoeuvre réussie. (P.S. : On décidera alors de rentrer chez soi et de se replier sur “fortress America”, dos à ce reste du monde qui n’entend décidément rien.)