Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
1040
On parle tout de même d'un homme qui est Premier ministre depuis mai 1997, et un Premier ministre éclatant, qui prend de la place, dont on parle beaucoup, dont on analyse les faits et gestes ; et voilà qu'une journaliste de la trempe d'une Polly Toynbee, une qui a roulé sa bosse, écrit le 26 juillet dans le Guardian, après une des très rares conférences de presse du PM : « Yesterday the press came to nail Blair, but he evaded them. Now he must show us what he's really made of ». Ainsi, la presse britannique, qui est pourtant aux premières loges, n'a pas encore su, 5 ans après, prendre le PM dans ses rets pour découvrir « what he's really made of ». Blair est encore une énigme.
Ce qu'il est encore plus intéressant de découvrir, c'est que cette énigme Blair ne s'est jamais mieux exprimée qu'à propos de cette “politique” qu'il mène, que nous qualifions en général de « grand écart », que Kim Sengupta, de The Independent, nomme de son côté, et peut-être avec encore plus de justesse dans la complication, « the transatlantic trapeze » ; la “politique” à la fois pro-américaine et pro-européenne du PM britannique.
Dans une interview au Washington Times, le 26 juillet, Blair dit quelques mots des relations transatlantiques, de sa perspective de PM britannique, et de PM britannique qui entend garder les meilleures relations possibles avec les USA (et jouer un rôle fondamental en Europe). Il dit notamment ceci :
«
» Mr. Blair, 49, also criticized the belief of European Commission President Romano Prodi that Britain must decide whether its destiny lies with the United States or Europe. “It's nonsense that we have to make a choice,” he said. “Making a choice — rather than keeping a strong role on both sides of the Atlantic — would diminish our power.” »
Des USA, Blair dit que ce pays est une « force for good in the world », ou bien encore : « Because of America's genuinely special position, people tend to exaggerate the extent to which the United States is saying, “We don't care what the rest of the world thinks”. » On ne prendrait pas trop longtemps, pour ramener tous ces arguments au rang de vulgaires sornettes de propagande, qu'ils sont d'ailleurs complètement, en substance si l'on veut. En fait, Blair ne fait que parler comme ses collègues pro-américains qui, tous, s'emploient à peindre la réalité des cosmétiques habituels. Mais on n'écoute pas les autres. Il se trouve qu'il y a chez lui une singulière force de conviction, qui ressort également dans ces quelques phrases, plus une grande expérience, qui rendent d'autant plus pathétique l'emploi d'images qui ferait tout juste l'affaire dans des classes de cours élémentaire (USA, « force for good in the world », — cinq ans comme Premier ministre et voilà le fruit de son expérience ?).
Cet homme, dans ce domaine de sa politique du “trapèze transatlantique”, a su domestiquer sa conviction, ou s'en inventer une, alors que le produit de cette conviction et, peut-on supposer, son moteur, sont d'une pauvreté et d'une médiocrité qui laisse sans voix et le souffle court. Car l'on peut être pro-américain avec allure, avec foi, avec une certaine grandeur et même avec intelligence, voire avec panache et cynisme tout autant, alors que lui l'est dans ce cas d'une façon intellectuellement sordide, c'est-à-dire à-la-Thatcher, en parvenant à affirmer avec emphase et presque de la fierté des arguments qui sont formellement et substantiellement ceux de la servilité la plus courante. Nous ne dirons pas que nous avons besoin d'intellectuels à ce poste de PM, ni dans ce monde des grands de ce monde, mais il se trouve qu'une Maggie Thatcher, depuis qu'elle a quitté Downing Street, a prétendu nous donner des leçons philosophiques du plus pur intellectualisme à propos de son américanôlatrie exacerbée. Il se trouve que Blair, lui aussi, se pique à ses heures d'intellectualisme. Cela autorise une critique intellectuelle.
Mais Blair n'est pas Thatcher. Malgré ses démonstrations d'américanôlatrie, on peut lui trouver des circonstances où, sur ce même terrain des liens avec l'Amérique, il peut paraître autre chose. C'est ce que dit Brandon O'Neill dans sa chronique du 18 juillet 2002. Pour O'Neill, Blair est moins le “petit toutou” de Bush, comme on l'en accuse, qu'un homme de dessein, avec un sens de l'opportunisme, et qui se sert de la gigantesque mécanique américaine pour affirmer ce dessein. C'est la dimension d'un Blair avec à la fois une prétention visionnaire de grand politique, appuyée sur la conviction que l'ordre occidental est le meilleur possible, et une conviction qui renvoie sans aucun doute à une dimension religieuse du personnage, — un facteur beaucoup plus important qu'on n'a coutume de croire pour le cas de Tony Blair. C'est le Blair type-impérialiste post-moderne, ou libéral-impérialiste (ou libéral-colonialiste, ou néo-colonialiste, etc).
« There is a Blair's desire to jump on the post-11 September bandwagon. Far from being led astray by an overbearing President Bush, Blair was keen to join the “crusade against evil” — to use foreign intervention abroad to boost his standing at home, just as he had with the Kosovo conflict in 1999. Like the Bush administration, Blair saw opportunities in the wake of 11 September — opportunities to restate his political and moral authority in response to the terrorist attacks.
(...)
» After New Labour announced that it would stand “shoulder to shoulder” with the US and help “find the folks” who carried out the 11 September attacks, anti-war protesters warned Blair not to get too cosy with Bush. From the outset, opponents of the Afghan war claimed that America would drag Britain into a bloody, drawn-out American conflict.
» But rather than being challenged on this politically, rather than being criticised for planning military intervention in Afghanistan and elsewhere, Blair was simply “given advice”: keep away from Bush, he was told, don't get too involved, you know what those Americans are like. Blair was presented as being foolish, rather than being imperialist. »
Admettons cette hypothèse de O'Neill, quoique entre l'ordre anglais dans l'Empire des Indes ou dans l'Egypte de la fin du XIXe, et le bordel institutionnalisé en Bosnie, au Kosovo, en Afghanistan, et demain en Irak, il y a de la place pour le scepticisme le plus ironique. Ces gens, s'ils sont des libéral-impérialistes, feraient bien de réviser leurs cours d'histoire sur la façon de faire les empires, version britannique et version française d'ailleurs.
Mais cette complication ne suffit pas à définir Blair (ou à définir l'énigme Blair). Pour en revenir à l'analogie avec Thatcher, Blair, à côté, en diverge sur un autre point, de manière vraiment fondamentale. Thatcher haïssait l'Europe, avec ce poids de haine ordinaire que peut entretenir une ménagère frustrée des ragots des commères (européennes) à son encontre. Blair, pas du tout, et même au contraire. Dans la même interview du Washington Times, à côté des jugements sur les Américains sortis du plus vulgaire des encensoirs, il y a des réflexions qui dénotent comme des paradoxes. Parlant de l'Europe, le même Blair, finalement toujours aussi libéral-impérialiste, mais à l'européenne cette fois, déclare ceci, qui rejoint ses idées sur une Europe “super-puissance” : « My challenge to Europe is this: If we want to have greater sway and greater power, then instead of complaining about America, we've got to face up to what we need to do. That means developing a coherent defense capability and a set of institutions to allow Europe to speak strongly. »
Pour ce cas, on pourrait lui faire le procès de la dissimulation, du mensonge, de la manoeuvre. Au nom de quoi ? Pourquoi serait-il menteur et dissimulateur ici, et ne le serait-il pas là, lorsqu'il fait l'apologie des USA et de la volonté britannique de suivre les guerres impérialistes américaine ? (Ceux qui discréditent les professions de foi européennes de Blair le font selon l'argument qu'il est totalement aligné sur les Américains. Cette critique ne tient pas lorsqu'il propose une Europe “super-puissance” qui, par définition, ne peut être alignée servilement sur les USA. Donc, dans un cas il y aurait mensonge, dans l'autre sincérité. En l'absence de preuve décisive, c'est un procès d'intention qui ne nous aide en rien à résoudre l'énigme Blair.)
Car enfin il y a plus : l'affirmation européiste de Blair peut d'autant moins être écartée à la légère, sous prétexte de montage et de manoeuvre, que l'homme va précipiter son destin sur le plus grand risque possible pour un homme politique, qui est le suffrage universel. C'est-à-dire le référendum sur l'euro. Polly Toynbee, qui enrage de devoir avouer que Blair est encore une énigme, juge qu'il devra jeter le masque à cette occasion. Pour elle, le référendum sur l'euro se jouera finalement sur l'alternative européiste versus pro-américaniste, et là Blair devra s'engager car le scrutin sera serré.
« It will be a battle of ideas, a knock-down, drag-out declaration not just of European solidarity, but of European ideals. However often Blair protests - as he now does frequently - that the choice between the US way and the European way is a false dichotomy, that is how the euro campaign lines will be drawn: one vision of the good society will be a conservative model combining warm beer little Englandism with wild west US free marketeering. The other will be European social democracy, well-regulated capitalism and a welfare state. That will be the choice.
» It doesn't require turning our backs on the US (why wantonly alienate so important an ally?), but it does require defining and finally settling our geopolitical identity. It is how the referendum will be won, because the political tide is with social democracy, not with US conservatism. The prime minister's new self-confidence that makes him now willingly confront hostile battalions with such sang-froid may even be a preparation for the real battle ahead to make Britain truly and permanently European. »
Par conséquent, conclusion philosophique : si Blair est et reste une énigme, il se pourrait bien que l'histoire, à défaut de la résoudre, la tranche avec violence en le forçant lui-même à éclairer son mystère. Lorsqu'on ne peut défaire le noeud gordien, on sait comment il faut s'y prendre.