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67543 novembre 2022 (04H30) – Jacques Derrida est un homme important, qui a sa place dans la galerie des grands “influenceurs” des courants les plus déstructurant de notre époque. D’autre part, Derrida est né à Alger, c’est un pied-noir. Ce sont là deux bonnes raisons pour que je m’intéresse particulièrement à lui. On a d’ailleurs vu déjà l’intérêt très réel que je lui porte, notamment par le biais d’une vidéo insolite que j’ai derechef baptisée “confession de Jacques Derrida” (voir par exemple dans ce texte sur la déconstructuration, venu de 2017, plus valable encore en 2020 comme il est référencé ici, qui l’est encore plus aujourd’hui).
Mais il y a plus intéressant encore... Une “énigme” Derrida, pas moins ; quelque chose qui vous conduirez à vous poser de bien étranges questions, comme celle-ci : “Mais Derrida comprenait-il lui-même ce qu’il écrivait ?” ; ou bien encore : “Derrida n’a-t-il pas écrit toute son œuvre comme une vaste farce qu’il a lancée à la face du monde en riant aux éclats de se voir si gravement pris au sérieux ?”... Gardez tout cela à l’esprit en songeant également à la confession du déconstructurateur, à la “Derrida’s Terror”, et prenez l’épisode ci-dessous comme une sorte d’élément de tragédie-bouffe.
Enfin, trêve de billevesées et passons aux explications. Il s’agit d’un extrait de la deuxième partie du Tome III de ‘La Grâce de l’Histoire’ sur laquelle moi-même, l’auteur, travaille épisodiquement dans l’espoir presque mythique et mystique d’arriver un jour à son terme, si la GrandeCrise me laisse quelque répit...
Selon PhG-Bis, « Le sort de cette suite à ‘La Grâce’ est une sorte de mystère. Je suis bien incapable d’en prévoir le sort. PhG y travaille, mais plutôt épisodiquement. Les événements extérieurs l’accaparent et lui-même ne peut rien dire sur le sort futur de la chose. On verra... »
J’ignore l’importance réelle qu’il faut accorder à cet épisode mais l’expérience m’a appris, dans une époque où tout est simulacre, que des choses peu ordinaires voire extraordinaires peuvent exister ou se produire et rester dissimulées parce qu’elles contredisent trop droitement la narrative officielle, ou bien simplement parce qu’on ne peut les accepter, parce que n’est-ce-pas cela ne fait pas sérieux dans les salons et sur les plateaux-TV.
Bref, à vous de voir... Cette partie du livre peut être lue comme un tout. Elle y apparaît comme un ‘Impromptu’, sous le titre repris ici, – où El Biar est le nom d’un quartier des hauteurs d’Alger, de la petite bourgeoisie pied-noir, qu’il m’arriva si souvent de traverser...
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Ici donc, je nous propose un intermède annoncé plus haut pour pousser encore un peu mon avancée dans “l’énigme-Derrida”, à partir d’un livre qui ne paye pas de mine, qui est pourtant, pour mon compte, farci de souvenirs de jeunesse qui eussent pu être les miens : ‘Jacques Derrida, mes potes et moi – Une chronique lycéenne des années 40 dans l’Algérie de papa’ ; ce livre qui apporte quelques remarques bouleversantes si elles sont placées dans une certaine perspective très particulière et très spécifique à un destin. Je parle ici pour mon compte, et pour certaines identités anecdotiques mais structurantes avec mon propre destin. Il y a donc là-dedans, mêlés, de l’anecdotique du type que nombre d’esprits jugeront dérisoires, et de la destinée qui pourrait nous hausser aux plus hauts niveaux de la métahistoire.
L’auteur du livre cité se nomme Jean Taousson, son livre (collection Xénophon, Ateliers Fol’fer) fut édité en 2011, soit sept ans après la mort de Derrida. Taousson est mort récemment, par rapport à ce temps où j’écris ces lignes (31 juillet 2022), – le 31 janvier 2022, à 92 ans. Le livre nous rapporte donc les relations entre les deux adolescents, très proches, même lycée (Ben Aknoun, Alger), même dissipation, mêmes aventures, même amitié qui transcende tous les accidents de la vie ; puis deux destins séparés (comme ceux de leurs deux autres amis des ‘Mousquetaires’ comme ils se nommaient, Cesar Six et Gramoiseau) et chacun lancé dans sa vie. Taousson devint journaliste, farouche partisan de l’Algérie française et même un des commandos Delta de l’OAS, tandis que Derrida, parti à Paris pour ses hautes études, était naturellement à la gauche intellectuelle, et par conséquent contre l’OAS et l’Algérie française, malgré une intervention remarquée auprès de Pierre Nora où il laissa paraître les tendresses que conservait son âme poétique de pied-noir (‘Les Français d’Algérie’ de 1961 de Pierre Nora reparut en 2012 avec en ajout la lettre que lui adressa Derrida en avril 1961) ; leurs rencontres d’après, Taousson-Derrida, très rares me semble-t-il mais toujours marquées d’une chaleur d’au-delà des temps, étaient tempérées par « une vieille règle [existant] entre nous : ne jamais aborder les questions politiques ».
Pour Taousson, si Derrida était un de ses amis les plus chers, il était aussi une énigme, notamment du fait de son exceptionnelle intelligence et de ses capacités de maniement de la langue, jusqu’à en faire un artifice de représentation auquel tous succombaient. Taousson rapporte cette anecdote où Derrida est interrogé par leur professeur de lettres, un monsieur Drougar, viel homme et “dur d’oreille”, et Derrida avec ses amis au fond de la classe :
– Comment décrivez-vous, mon cher Derrida, le sentiment de la nature chez Jean de La Fontaine ? demandait le “Droug”.
– Pojain y son été, M’sieur. Potichi été P’tit bain boudin le matin.
– Vous pouvez répéter, mon garçon ?
– Pojain y son été, M’sieur. Potichi été P’tit bain boudin le matin.
– Comment ?
– Y déchire tous les draps avec, M’sieur. C’est comme l’histoire des tonneaux : on les coupe en deux pour faire des baquets !
… Et ainsi de suite. Taousson nous assure de la magie de ‘Jacky’, de sa culture et de son brio ; et le vieux ‘Droug’, découragé et ne voulant pas passer pour ridicule, et par ailleurs connaissant la talent de Derrida par les écrits de son meilleur élève dans le cadre du travail courant, enfin laissant l’incident à ce point il terminait par l’évidence des faiblesses humaines dont celle de ne pas paraître ne pas comprendre quelque chose d’un élève que tout le monde sait brillant :
– Très bien Derrida, je vais vous mettre un neuf.
Ce passage constitue un témoignage qu’on retient sur la personnalité du jeune Derrida, manifestement très brillant dans les domaines littéraires et du maniement du langage, et en plus très habile dans l’art de la manipulation pour le plus grand plaisir de ses camarades. Ensuite, dans le récit de Taousson qui se concentre sur les aventures des quatre adolescents, on arrive sur la fin à la séparation des quatre amis qui commencent leurs vies d’adulte. On répète combien Taousson et Derrida divergent, le premier vers les opérationnels de l’OAS, le second dans le monde universitaire et intellectuel parisien (de gauche, comme il convient : « Gramoiseau affirmait que Derrida était entré dans le rang des gens sérieux [il commençait hypokhâgne au lycée Bugeaud, avant d’émigrer à Paris pour Normale Sup’] et que nous n’allions pas tarder à le perdre ») ; et l’on répète que, malgré cette fracture, les liens, la chaleur du souvenir, l’amitié subsistent absolument. Cela nous amène à une rencontre-retrouvailles Taousson-Derrida pour les funérailles de Gramoiseau, malade du cœur et le premier des quatre à mourir. Nous nous trouvons ici au point essentiel qui nous importe dans cet ‘Interlude’.
L’enterrement a lieu à Chatou, César Six est absent et les Mousquetaires se retrouvent à deux. Taousson propose de ramener Derrida à Paris où ils déjeuneront ensemble. L’affaire est faite. Taousson expose que le trajet en voiture fut morne et mélancolique mais que le repas changea tout cela, chaleur et amitié retrouvées. « J’attendis le dessert pour me jeter à l’eau… », avec les précautions nécessaires, parlant de sa carrière exceptionnelle, de sa notoriété, de sa réputation d’immense philosophe ; puis s’y mettre enfin :
– Jacky, murmurai-je presque confidentiellement, j’ai essayé de lire l’un de tes ouvrages, je dis bien “essayer” et suis confus de reconnaître que je n’y ai rien compris !
» Ses yeux avaient disparu sous un trait de paupières, comme chaque fois qu’il se réjouissait. Je notais au passage que ses dents étaient toujours aussi blanches et parfaites…
– Mais il n’y a rien à comprendre, sourit-il.
– Comment ça ? m’étonnai-je, es-tu sûr de ne pas seulement vouloir me faire plaisir ? Parce que je serais trop con pour apprécier ta prose et tes idées ? Explique-moi…
» Il me coupa.
– Que voudrais-tu que je t’explique ? La théorie du “Pojin y son” ?
– Pojin y son !
» Le baragouin fétiche de Jacky quand il atteignait, chez Drougar, les sommets du cocasse…
» Il marqua un temps d’arrêt et soupira :
– Il n’y a plus que trois hommes au monde qui connaissent vraiment les fondements profonds de ma “déconstruction” : toi, César à qui j’ai fait la même réponse à la même réflexion la dernière fois que nous nous sommes rencontrés à Nice et moi, bien entendu puisque Granmoineau s’est envolé… […]
– Jacky, repris-je, il y a dans le monde des milliers d’étudiants, de professeurs, d’intellectuels qui t’idolâtrent pour ce que tu leur racontes et que moi je ne “pige” pas. Avant, tout était clair : j’ai été ton premier admirateur devant l’Éternel. Tu as embelli ma vie par ton incomparable intelligence, ton humour noir, ta science de l’analyse et de la synthèse, ton sens aigu de l’amitié. J’ai reconnu ton talent, l’ai proclamé en notre temps mais pas pour les raisons obscures de la multitude qui t’encense aujourd’hui…
» Il m’interrompit à nouveau.
– Si ça peut te consoler, dit-il, je pense que l’ensemble de mes “fans” comme on les appelle dans notre monde américanisé, est logé à ton enseigne. Ces braves gens n’entravent pas grand’chose à ce que j’appellerais mes rébus. Mais ils font comme si… personne n’aime être pris pour un crétin. Tu sais bien qu’on peut trouver des explications à tout et ces gens-là ne s’en privent pas. Je les oblige à faire preuve de grande imagination… et puis il y a les autres, qui hurlent et qui sont plus que sceptiques : ceux-là me vouent aux gémonies… »
Pour terminer, les deux amis ont ce dernier échange :
– … Je ne suis pas un iconoclaste, cependant je te verrais plutôt comme le Cagliostro des temps modernes, le Naundorf de la philosophie inaccessible.
– C’est toi qui le dis, murmura Jacky en souriant. »
Je ne m’attacherais certainement pas, je veux dire “sérieusement” car ce n’est absolument pas mon propos, à tenter de montrer cette absence extraordinaire de sens que constitue la déconstruction. Derrida lui-même s’y est employé et nous a convaincus ; il suffit, disons, de lire dans ‘L’homme dévasté’, œuvre posthume de Jean-François Mattei, par exemple de la page 113 à la page 138 pour voir défiler toutes les facettes de cette absence complète, et n’en rien sortir qui ne soit présent dès le début du passage, disons par ces simples mots :
« Le plus étonnant, c’est qu’à aucun moment ils ne nous donnent la raison de cette furie de déconstruction qui se porte sur tout et sur elle-même, au point de s’anéantir puisque, selon Derrida, la déconstruction n’est “rien”. » … Ou bien : « La déconstruction est une opération qui n’est pas une opération. »… Ou bien, ou bien, ceci qui remplit de perplexité le brave Taousson :
« Le propre d’une culture c’est de ne pas être identique à elle-même. Non pas de n’avoir pas d’identité mais de ne pouvoir s’identifier, dire “moi” ou “nous”… Que dans la non identité à soi ou si vous préférez la différence avec soi. Il n’y a pas de rapport à soi, d’identification à soi sans culture de soi comme culture de l’autre, culture du double génitif et de la différence à soi…»
Mais tout cela doit être apprécié comme secondaire par rapport à ce que nous dit l’auteur du livre [Taousson]. Son témoignage est totalement invérifiable et devrait être, s’il était jamais cité, enseveli sous les sarcasmes dénonçant le manque de maturité philosophique et les hurlements horrifiés qui ponctuent nécessairement la démarche d’un homme qui fut membre de l’OAS. Tout cela me paraît donc bien sympathique et j’ai envie d’y croire, et même d’accepter complètement cette histoire, et plus encore, allant jusqu’à prendre pour du comptant ce que Derrida lui dit, et penser que Derrida ne dissimule rien n’y n’invente pour gruger son ami. J’ai de la tendresse pour ces amitiés simples qui ressuscitent les souvenirs épars d’une jeunesse enfuie, plus encore quand le cadre en est cette tragédie historique, et même métahistorique, que fut la “guerre d’Algérie”. J’ai d’autant plus de la tendresse qu’en adoptant cette posture, je me délivre quelque peu de cette atmosphère étouffante qui pèse sur les salons parisiens, les séminaires de philosophes, le milieu extraordinaire de complaisance et de conformisme que sont devenues la France, sa capitale et cette époque où triomphent le narcissisme et l’hybris des gens de l’espèce humaine.
Cela signifie que Derrida, selon un enchaînement que j’imagine aisément à la lumière de son brio et de son goût de la manipulation au départ gratuite, emprunta une voie de la pensée où son habileté dialectique et son agilité mentale firent merveille et le placèrent au niveau des plus hauts… D’ailleurs, depuis que la philosophie officielle s’est perdue dans le négationnisme de la pensée et le nihilisme du sentiment au profit de l’effet, du spectacle et du simulacre, combien parmi “les plus hauts” de nos temps désertiques et inféconds, n’ont-ils pas goûté à cette même ivresse à laquelle “Jacky” aurait cédé en connaissance de cause ? Il ne s’agit pas nécessairement de faussaires assumés, mais d’esprits de qualité qui acceptent un détournement mineur au départ, pour mieux goûter l’ivresse dont je parle, et bientôt, la pensée et la gloire s’y mettant, s’en découvrent prisonniers.
Notez bien que j’emploie à dessein ce mot de “prisonnier”, exactement comme je l’ai employé en commentaire de la “confession-Derrida”. Je me trouve alors en bien meilleure posture pour avancer l’hypothèse que cette pensée du déconstructeur, une semi-conviction sérieuse en position de semi-acrobatie sur le fil du simulacre, dépend d’une psychologie extrêmement fragile, encore plus fragile que celle que j’ai évoquée en commentaire de la “confession-Derrida” puisque pourvoyeuse d’un discours appuyé en partie sur un simulacre. Les fissures sont alors bien plus nombreuses et traîtresses pour mieux servir le démon. Celui-ci, – le démon exactement, car sa présence est une évidence, – a choisi la technique du “geste déconstructif” comme arme destinée à semer malheur et tromperie permettant au Mal d’installer ses quartiers d’un siège hermétique autour de cette forteresse affaiblie qu’est la civilisation ; ainsi affirmé dans la technique de son action, il entame son labeur par l’intermédiaire des esprits qu’il a choisis comme, disons pour user de termes de la mode en-cours, comme ses “communicants”.
On voit bien qu’on ne cherche en aucune façon à diminuer, ni railler, ni faire de Derrida un galopin. Cela serait indigne et n’aurait pas sa place dans la grande fresque de l’action démoniaque qui s’est emparé du monde. D’autre part, cette démarche de suivre le témoignage innocent voire candide, mais pas nécessairement malavisé, de Taousson, nous permet de mieux appuyer, et même de charpenter notre hypothèse d’un Derrida prisonnier des forces du Mal du fait de la facilité trompeuse que lui donne son brio. La part de jeu (au sens intellectuel du mot), le brio de Derrida sont dans ce cas des éléments perturbateurs de sa vigilance, comme lui-même le laisse entendre lorsque la Voix lui parle dans ses moments de demi-sommeil (« Ce que tu viens de faire est i-na-dmi-ssi-ble... »). Ainsi le venin de l’agression sournoise pénètre beaucoup mieux son esprits et en fait le jouet de cette entreprise maléfique sans lui laisser vraiment la capacité de le distinguer avec assez de lucidité pour réagir par une révolte. On s’explique d’autant mieux qu’il ait suivi cette voie dont il savait, de quelque part en lui d’où venait cette Voix, combien elle était malfaisante. La déconstruction apparaît d’autant plus, d’autant “mieux” si l’on ose dire, comme l’outil favori du démon, maquillé de mille tendresses de coloris, de concepts sucrés qui sont agréables au goût, de formes molles et originales lourdes d’une sensualité attirante ; l’outil s’adresse aux seuls sens et fournit les clefs de l’acrobatie dialectique qui dispense le petit personnel du commentaire et les figurants de l’entreprise de s’aventurer à une interrogation introspective.
Tout est ainsi mieux éclairé, mieux explicité, sur les ruines des plus émouvants souvenirs, – pour moi, émouvants plus que tout et nostalgie des temps perdus à plus d’un égard, – des jeunesses algéroises dont j’ai moi-même ma part précieusement conservée dans l’éternité de ma nostalgie.
Ainsi se termine l’‘Impromptu de Jacky d’El Biar’, – et nous pouvons revenir, bien mieux armés, à la “confession-Derrida”, et nous reprenons là où nous en étions restés, ayant complété notre récit des circonstances et réflexions de la “confession-Derrida” ; ici, avant d’élargir notre champ de réflexion, à partir de cet épisode, sur toute notre époque qui est celle des temps-devenus-fous.
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