L’énigme déstabilisatrice

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L’énigme déstabilisatrice

19 février 2008 — Il ne suffit pas de constater, avec ravissement pour certains, qu’il est (demi) noir et jeune pour comprendre l’ampleur et, surtout, la spécificité du phénomène Obama. Il semble assuré qu’en d’autres circonstances que celles si particulières de cette élection 2008, Obama n’aurait pas été bien loin dans la course à la présidence. Son actuelle chevauchée ne peut être attribué à sa seule couleur de peau ni à son âge. L’enthousiasme soulevé par Obama est d’un ordre différent du courant politique normal.

Le Spiegel parle avec un étonnement effrayé du «complexe du Messie», le “Messie” étant bien entendu Obama. Cela rejoint les remarques sur l’atmosphère qui baigne les réunions électorales d’Obama, que certains assimilent à un “culte” (comme le remarquait le Nelson Report, que nous citions le 8 février: «Clinton Campaign players at a very high level are calling attention to a recent article by Joe Klein (author of “Primary Colors”) in which he examines the “messianic” aspects of the “movement” Obama has sparked, we have been told»). Mais observer tout cela, c’est déjà suggérer l’idée que le succès d’Obama rencontre un besoin du temps, – le besoin d’un “Messie”, d’une voix inspirée, – ce qui nous ramène à notre analyse que nous nous trouvons dans des temps apocalyptiques.

Encore n’avons-nous fait qu’effleurer la surface des choses. Il apparaît qu’Obama est un mystère politique. Les circonstances, certes, y sont pour beaucoup; l’homme également, parce qu’il est relativement novice en politique (mais est-ce un défaut aujourd’hui?), donc mal connu, lui-même peu affirmé dans ses options et ses choix. C’est un mélange explosif.

Un mot sur les circonstances d’abord. Jamais dans l’histoire des USA, les circonstances n’ont été aussi explosives. Pourquoi? Parce qu’apparaît une conjonction rarissime, en fait sans précédent à ce degré d’intensité.

• D’une part, l’élection sanctionne sept années de crise(s) ininterrompue(s) et non encore résolues, voire même en aggravation pour certaines, qui ont marqué la présidence Bush, divisé le pays, imposé une tension extraordinaire. Bush a accéléré l’Histoire, ce qui n’est pas la moindre exploit de cet homme médiocre, “maistrien” par excellence. (Charles Kupchan: «President Bush sped up history and made what would have taken a couple of decades happen in just a few years.») Mais il l’a accélérée dans le sens où il a précipité les crises US et le déclin.

• D’autre part, l’élection se déroule alors que monte aux USA une gigantesque “crise de confiance”, la “crise de la foi” dans le système, aggravant et se nourrissant à une crise financière et économique d’une dimension d’ores et déjà universelle.

Dire tout cela, c’est déjà fixer les limites du jugement que nous porterions sur Obama. Il est manifeste que, confronté à de telles circonstances, Obama, comme les autres candidats d’ailleurs, sera conduit à modifier ses positions, à s’adapter, à évoluer, etc. Mais Obama a ceci de remarquable par rapport aux autres: il est si peu connu, ses orientations supposées sont si diverses, qu’il semble n’être allergique à aucune orientation déstabilisatrice, quelle qu'en la potentialité déstabilisatrice. Cette impression durera ce qu’elle durera, – et nous parlons bien d’une “impression”, – mais l’“impression” c’est ce qui domine la vie politique US aujourd’hui, et non les certitudes.

La caractéristique la plus étonnante des soutiens à Obama et des antagonismes à l'encontre d’Obama, c’est qu’on y trouve des contrastes radicaux et en apparence très contradictoires avec l’orientation supposée du candidat. Cela apparaît notamment dans le cadre le plus intéressant qui nous importe, celui des commentateurs de qualité évoluant sur les réseaux Internet, donc en marge de la “presse officielle”. En théorie, Obama est un candidat démocrate qui serait plutôt de centre-gauche modéré, plutôt à gauche de Clinton qu’on situerait en théorie au centre. (Ces classifications sont tout à fait théoriques. On peut en changer comme de chemise, au gré des événements. Mais il nous faut tout de même une base de départ.)

Par exemple, on trouve deux positions très marquées par rapport à Obama, qui viennent des côtés opposés, mais pas dans le sens attendu.

• Une très vive condamnation de Obama par le site WSWS.org, le 14 février, sous le titre: «The two faces of Barack Obama». Après avoir détaillé l’approche populiste d’Obama dans sa campagne, WSWS.org dénonce cet aspect du candidat comme pure démagogie et insiste sur le soutien que lui apportent certaines personnalités proches de la finance US/internationale. Ainsi est cité l’ancien président de la Federal Reserve, Paul Volcker:

«Volcker, Kudlow wrote, “would not have made this endorsement on a whim. Believe me. He never gets involved in these kinds of political decisions.” He concluded by asking: “Is Volcker the new Robert Rubin [the Wall Street insider who directed the Clinton administration’s economic policy]? Is it possible that Mr. Volcker is somehow tutoring Obama? Is it possible that Obama is more financially conservative than originally believed?”

»These are the real relations that are being forged behind the scenes as Obama delivers left phrases from the podium. Those like Volcker see the Illinois senator as a useful vehicle for effecting major changes aimed not at ameliorating the conditions of life for masses of working people, but rather at securing the global interests of American finance capital.

»No doubt, they believe Obama, who would be America’s first African-American president, is best suited to confront the dangers posed by continuing economic crisis and rising social tensions. Who better to demand even greater sacrifices from the working class, all in the name of national unity and “change?” At the same time, he would present a fresh face to the world, which they hope would help extricate US imperialism from the foreign policy debacles and growing global isolation that are the legacy of the Bush administration.

»Given these big business ties, Obama’s campaign rhetoric about confronting poverty and social inequality involve a level of cynicism and demagogy that is truly staggering. His incessant promises of change are not tied to any radical economic program that fundamentally challenges the profit interests of the giant corporations and Wall Street.

»On the contrary, Obama has advanced a conservative fiscal policy, pledging himself to a “pay as you go” approach and stressing the need to reduce debt and deficits. Given that he would take office with a near-record $400 billion deficit inherited from the Bush administration, this already determines an agenda of austerity measures.»

• Au contraire, l’un des soutiens les plus enthousiastes d’Obama dans cette presse dissidente d’influence de l’édition “en ligne” est Justin Raimondo, aussi à droite que WSWS.org est à gauche, qui se classe comme libertarien d’extrême droite, isolationniste, farouchement anti-interventionniste. Le 15 janvier, Raimondo publie un article, «War Party Targets Obama». Il y fait d’Obama le seul candidat anti-guerre des élections, ce qui constitue pour lui (Raimondo) un argument fondamental. (Raimondo dénonce également des attaques montantes contre Obama, de la part de gens proches du lobby pro-israélien de Washington, l’AIPAC. C’est bien sûr pour lui un argument de plus pour soutenir Obama.)

«He's said it many times, in many different venues, and perhaps the words change a bit over time, and the cadences, too, but the message is always the same:

»“I think the pundits have it wrong. I think the American people have had enough of politicians who go out of their way to look tough, who say one thing in a caucus and another in a general election. When I am the nominee of our party, the choice will be clear. My Republican opponent won't be able to say that we both supported this war in Iraq. He won't be able to say that we really agree about using the war in Iraq to justify military action against Iran, or about the diplomacy of not talking and saber-rattling. He won't be able to say that I haven't been open and straight with the American people, or that I've changed my positions. And you know what? The American people want that choice. Because I believe that's what we need in our next President.

»“We've had enough of a misguided war in Iraq that never should have been fought – a war that needs to end.”

»Barack Obama said that in a Des Moines speech back in October, but he's been repeating it – with added emphasis – as his campaign has taken off. It's that last line that always gets the loudest, most prolonged applause: the audience goes wild, people stand and cheer – as well they should. We are told that the ideological differences between Obama and the Clintons aren't all that great, that in fact they barely exist, which I think is a highly dubious proposition, but, in any case, on this issue – the vital question of war and peace – the gulf between them could not be wider, or deeper.

»She, after all, voted for the war, and she's been saber-rattling over Iran – much to AIPAC's delight. Obama, on the other hand, has taken a clear and consistent antiwar position on the Iraq war, as angular as one could hope for in a mainstream politician, while her insincere pandering to the antiwar instincts of the Democratic base has been absolutely shameless.

»This is the real source of Obama's streak of solid victories, aside from the hypnotic effects of his oratory: contra the conventional wisdom, it isn't all about style with him, or “platitudes,” as John McCain puts it. It's all about his opposition to the Iraq war. When Obama makes his appeal to Democrats, “and, yes, plenty of Republicans out there who are ready to turn the page on the broken politics and blustering foreign policy coming from Washington” – as he put it in his Des Moines speech – that is very far from mouthing bromides, as blusterer-in-chief McCain will soon discover if and when Obama wins the nomination.

»Obama has emerged as the antiwar candidate, constantly driving home the point that he – unlike the Senator from New York – had the judgement to doubt the veracity of the President's case for war from the get-go.»

• Mais on ne doit pas s’arrêter là pour peser les diverses contradictions qui accompagnent la candidature d’Obama. Un journaliste aussi parfaitement dans la ligne que Roger Cohen écrit, dans l’International Herald Tribune du 17 février, un article à la gloire d’“un réaliste nommé Obama”. Cohen fait notamment du candidat démocrate une “arme secrète” du système pour retrouver une respectabilité internationale, grâce aux diverses pleureuses humanitaristes de service (“premier président noir”, jeune, etc.), en même temps qu’il garantit que le même Obama aura une politique conforme pilepoil. D’autres du même establishment, au contraire, s’inquiètent franchement et montrent de l’agacement devant le ton “populiste” de la campagne d’Obama. Citons le Washington Post avec son éditorial du 17 février. Le texte est un monument de la dialectique du système, avec l’hypocrisie sans fard qui charge toute la logique du discours, jusqu’à apparaître comme s’affichant comme une vertu fondamentale.

«At his best, Sen. Barack Obama is a tribune of hope, an eloquent politician-prophet who unabashedly calls on Americans to remember that “we rise or fall as one nation.” He is the Democratic Party's presidential front-runner today in part because, to many people, he forthrightly identifies the country's problems but in a language of hope, optimism and generosity.

»And then there are moments like last Wednesday, when Mr. Obama struck some unusually sour notes in what was billed as a major economic policy address. Yes, there were the trademark invocations of “shared sacrifice and shared prosperity.” But Mr. Obama's remarks were also tinged with an angrier, and intellectually sloppier, message. We thought we'd heard the last of class warfare and populism when former North Carolina senator John Edwards finally bowed out of the race. In his speech, Mr. Obama quoted Mr. Edwards approvingly; he then echoed him in implying that he could pay for new domestic programs with an immediate U.S. withdrawal from Iraq and in exaggerating the “millions” of job losses attributable to trade agreements. Mr. Obama even seemed to draw a line connecting the current subprime mortgage crunch to “decades of trade deals like NAFTA and China.”»

Le rythme fou de la “folle campagne”

...Arrêtons-nous là, l’affaire est suffisamment claire. Personne ne sait exactement de quel bois Obama se chauffe. Nous non plus, du reste, et peu importe. Il y aura les esprits forts, bien sûr, pour affirmer avec certitude que “le système l’emporte toujours”, tant qu’on se demande pourquoi ces esprits-là s’acharnent à lutter contre lui (le système); et les esprits fermés qui, tant qu’Obama n’aura pas signé un contrat de conformité à l’extrême gauche de Trotsky, l’enverront par avance dans les poubelles immondes de l’Histoire et du système. De l’autre côté, c’est-à-dire en face, toujours les mêmes, les appointés du système, annonçant que le show d’Obama réserve une chute connue d’avance, celle de l’alignement sans un pli.

Par conséquent, il est inutile de débattre sur la profonde pensée du sénateur Obama. Il est permis de se demander, d’ailleurs, s’il en a une. Au rythme où va la campagne, on peut comprendre qu’on ne s’attarde pas à creuser les choses. Encore une fois, – quelle importance au regard de ce que cette incertitude signifie en termes de définition de la période historique que nous vivons?

L’élection présidentielle US, la ”folle campagne” comme nous l’avons surnommée, est un miroir impressionnant de notre temps, c’est-à-dire de notre crise. Obama, pour toutes sortes de raisons plus évidentes les unes que les autres, en est l’un des centres d’intérêt. L’incertitude qui accompagne ses projets, ses conceptions, etc., constitue une énigme et cette énigme nous est précieuse non pour ce qu’elle cache mais pour le témoignage qu’elle nous donne de la situation politique. Elle est l’exact reflet de l’incertitude parcourant aujourd’hui tout le système au travers de divers événements, conduisant irrésistiblement à des situations de doute préoccupantes. Dont acte.

Quant à l’avenir, et notamment l’évolution d’Obama, nous nous en tiendrons au plus proche, bien avant l’élection. Il suffira de quelques constats pour observer combien Obama est un candidat intéressant, non pas par ce qu’il va devenir demain mais à cause du trouble qu’il sème aujourd’hui dans la campagne, éventuellement et probablement contre son gré.

• Etant le premier candidat noir avec une forte chance d’aboutir, et ayant réussi à passer l’obstacle d’une méfiance initiale de sa communauté qui le jugeait comme un faux-masque du système perçu par cette communauté comme nécessairement au service “des Blancs”, Obama est désormais pour une part lié à sa condition de “candidat noir” par rapport à sa communauté. Cela signifie qu’une partie de son discours doit s’adresser aux Noirs comme à une communauté déshéritée et victime du système. Son passage à New Orleans, la ville dévastée, où la communauté noire a été la première victime de la dévastation, en porte témoignage.

• Pour ne pas rester le “premier candidat noir”, avec les limites qu’on comprend, il élargit son assise en s’affirmant (ou se réaffirmant) comme “candidat du changement”. Pour ne pas perdre le soutien de sa communauté, il doit garder un discours à coloration (!) éventuellement contestataire et s’adresser aux autres communautés en tant que blocs insatisfaits. L’élargissement de ce discours se nomme, aux USA, “populisme” (ce que lui reproche le Washington Post). Le terme “populisme” a, aux USA, sa vraie signification: non pas anti-parlementaire par hostilité à la démocratie, mais anti-système au nom de la démocratie.

• S’y ajoute, enfin, la touche “anti-guerre” qui séduit Raimondo. Là aussi, Obama gagne électoralement sur plusieurs tableaux en se dégageant un peu plus du stéréotype “premier Président noir”. La cause “anti-guerre” est un engagement qui n’est pas stricto sensu convenable du point de vue de l’establishment mais qui rencontre un écho très profiond et qui ne peut tout de même pas être dénoncé par ce même establishment face à la catastrophe qu’on sait. Il n’est même pas assuré qu’Obama fasse cela de gaieté de coeur. Mais dans la logique où il se trouve engagé, l’argument est à la fois trop tentant et inévitable. La logique des situations ne laisse guère de choix.

• Si l’on veut, Obama a confirmé sa tactique initiale de “candidat du changement” mais en la radicalisant à mesure qu’avance sa campagne, poussé en cela par les réactions des électeurs. Il est irrésistiblement conforté dans un rôle magnétique, où il attire à lui tous les mécontentements. Son style de campagne, où il affectionne la tonalité messianique, renforce encore la tendance.

Dans tout cela, rien, absolument rien ne nous dit ce que serait et ferait un éventuel président Obama. La chose à admettre est que nous n’en sommes pas encore à nous interroger sur ce point parce que nous devons nous en garder. Le seul constat raisonnable est que, plus Obama progresse, plus il est marqué par une campagne dans un sens où il lui deviendrait de plus en plus difficile de renverser complètement son orientation politique s’il était élu.

En attendant, il faut observer qu’Obama joue un rôle, encore une fois sans qu’il le veuille nécessairement et toujours au gré des circonstances, de déstabilisateur au sein de cette campagne. C’est un événement qu’un des favoris officiels (c’est-à-dire un des favoris du sysème) tienne ce rôle-là, mais un événement logique par rapport aux circonstances extraordinaires qui prévalent. Il est impossible de prévoir les effets de ce rôle de “déstabilisateur” ni l’évolution qu’il suivra dans les mois qui viennent, notamment parce qu’un trop grand nombre d’autres variables incertaines et imprévisibles sont à l'oeuvre dans la campagne. Ce qu’on peut observer relève de l’évidence: il est difficile d’envisager des hypothèses d’apaisement pour cette prévision, alors que tout pousse au contraire. Parmi ces autres variables jouant un rôle déstabilisant auprès du “déstabilisateur” Obama:

• La concurrence entre Obama et Clinton, conduisant à une radicalisation à l’intérieur du parti démocrate.

• La forme que prendra la désignation du candidat démocrate, qui aura peut-être lieu à la convention du parti elle-même, dans des conditions qui attiseraient les contestations.

• La possibilité d’une candidature indépendante, dans quelque sens que ce soit.

• La perspective d’un affrontement final avec probablement un McCain qui utilisera à fond la tactique de la mobilisation dans la guerre contre la terreur parce que les républicains n’ont rien d’autre à offrir.

• La pression des événements extérieurs, notamment la crise économique, facteur poussant objectivement à la radicalisation et au “populisme”. Ce facteur heurtera de plein fouet l’argumentaire McCain et sera nécessairement l’arme favorite du candidat démocrate, accentuant l’affrontement.

Il est difficile de trouver un scénario plus exemplaire de “montée aux extrêmes” sans que personne n’ait rien décidé dans ce sens. Il s’agit d’une dynamique engendrée par une conjonction de pressions, d’événements divers et contradictoires. Obama est le cas exemplaire de cette situation exceptionnelle, comme réceptacle de courants déstabilisateurs qu’il est conduit par la force de cette dynamique à recycler en une affirmation politique déstabilisatrice au plus haut niveau.

Toujours la même conclusion, renouvelée et amplifiée: une situation de moins en moins “sous contrôle”. N'en attendez pas nécessairement un résultat électoral extraordinaire mais attendez-vous à des surprises qui peuvent faire de cette élection un événement effectivement extraordinaire. C'est-à- dire que le caractère exceptionnel (dommage qu'on ne puisse dire l'“exceptionnalité”) de cette campagne n'est pas à attendre d'abord dans les événements prévus, mais dans les événements imprévus que créerait éventuellement la campagne.