Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
283322 janvier 2022 (18H30) – Comme je l’avais déjà noté ici dans ce ‘Journal’ et développé là dans des ‘Notes d’Analyse’, j’éprouve une sorte de fascination pour le film ‘Scorpio’ de 1973. L’intrigue est celle d’une opération de “nettoyage interne” de la CIA, où l’Agence n’apparaît pas sous son plus bel atour ; mais plutôt comme un repaire de coups fourrés et de trahisons en tous genres qu’elle est en général, et certainement qu’elle est devenue comme si sa décadence accompagnait celle de l’Amérique et de ce que je nomme bloc-BAO.
D’une certaine façon, je m’en avise à l’instant de développer mon sentiment intuitif, c’est la même sorte de fascination que j’éprouve pour ‘Le Troisième Homme’. Je ne résiste pas à la tentation de divulguer à nouveau l’émotion extrême, le sentiment nostalgique et tragique, le mystère du monde, qui exsudaient pour moi et exsude toujours de ce film, selon ma perception toujours recommencée ; cela qui permet de comprendre pourquoi je me tiens prêt à retrouver dans d’autres événements et d’autres créations cette émotion intuitive. (Cet extrait, voir dans « Le “Trou Noir”... », « Un Moment métahistorique ».) :
« Il faut une image à la fois poétique et décisive pour nous faire pénétrer dans cette portion d’univers qui nous attache et nous intrigue à la fois, et nous angoisse déjà, qui soit la clef pour tourner le verrou. ‘Le troisième homme’, ce film de 1949 de Carol Reed, avec Orson Welles, Joseph Cotten, Alida Valli et Trevor Howard, fait office de cette clef qui ouvre sur l’interstice d’angoisse, qui rouvre nos sens et nourrit une intuition, un instant, sur notre crise fondamentale. Le film n’apporte rien d’une explication, d’un raisonnement, non, il offre un climat qui transmute l’univers. La chose se déroule dans la Vienne de l’immédiat après-guerre, divisée en quatre, ville torturée, blessée, démembrée, écartelée, – sillonnée par les patrouilles des troupes d’occupation, où règnent la peur de l’avenir et l’effroi devant l’inconnu, avec tous les stigmates et les affreuses blessures de la guerre, les ruines, les queues du rationnement, les êtres louches, perdus, les femmes qui ont été belles, les gamins aux joues creuses qui apprennent à chaparder un sou, les barons d’un autre temps transformés en clochards et qui n’ont gardé de leur ancienne splendeur qu’un manteau d’une fourrure luxueuse et désormais mitée par le temps des tempêtes, tous des survivants d’on ne sait plus quoi ; le noir d’encre de la nuit du monde, le crépuscule de la guerre qui s’étend comme si cette guerre montrait toute sa stérilité à engendrer une paix ; les ombres de la nuit, déformées, démesurément étirées, des fugitifs solitaires dans les rues désertes, les claquements secs et renvoyés de mur en mur, de pierre en pierre, des pas précipités et des fuites haletantes, l’humidité insipide et insolite, la neige éparse et salie, l’extraordinaire assombrissement du monde ; la déformation asymétrique de la caméra qui nous restitue une vision fantasmagorique des façades des vieilles maisons de l’Empire enfui, les pentes des rues serpentant entre des ruines épisodiques, les pavés rebondis et luisants d’humidité, tout cela encore déformé par les prises de vue insolites où l’on imagine sans peine la patte insistante de l’influence de Welles, les clairs-obscurs sinistres et sombres, plus obscurs que clairs, comme s’il existait une lueur diffuse propre au couvre-feu, qui serait presque une lumière noire. Le film nous conte un autre univers dont on a peine à croire qu’il ne s’agit pas de l’univers vrai de cette période… »
Si j’en suis venu à ce souvenir en introduction de mon propos sur ‘Scorpio’, c’est justement parce que l’un des passages qui me retient le plus dans ce film de 1973 se déroule dans la même Vienne de Reed-Welles, de 1949. La capitale de l’Autriche qui brilla de tous ses feux impériaux comme l’élan et la maturité superbes d’une civilisation sans peu d’égale, qui fut un peu la ville-pair de Paris dans ces années terribles et sublimes qui fracturent le monde, de la fin du XIXème siècle aux trois-quarts de XXème, fut aussi dans les périodes interlopes dont la Guerre Froide fut le sommet, un rendez-vous clandestin des espions, un lieu de bavardage secret pour les ennemis affichés qui ont besoin de négocier en secret, un lieu où les idéologies se mélangeaient et perdaient de leurs intransigeances pour laisser échapper leur désarroi, où la fermeté de la politique s’effaçait pour laisser filtrer les immenses incertitudes de l’histoire jusqu’aux hauteurs de la métahistoire.
C’est ainsi que j’ai déjà confié ce que je retins principalement de ‘Scorpio’, qui se passe à Vienne, où l’espion de la CIA Cross (Burt Lancaster) en fuite, retrouve pour une aide ultime contre ses propres chefs son vieil ami de la guerre d’Espagne, l’espion du KGB Zharkov (Paul Scofield)...
« Ainsi une bonne idée de cette crise interne du monde du renseignement, apparaît-elle dans quelques répliques du film ‘Scorpio’ de 1973, avec un passage du film situé à Vienne. Il s’agit de la conversation entre l’agent de la CIA Cross (Burt Lancaster), qui fuit le tueur chargé par sa hiérarchie de l’éliminer, et son “ami” du KGB Zharkov (Paul Scofield) en poste à Vienne et chez qui il se réfugie un moment. Ici, il n’est pas question de “respect discret” entre les deux, mais d’une estime idéologique basée sur un combat commun et une amitié noué sur le champ de bataille (tous deux ont combattu dans le camp républicain, pendant la guerre d’Espagne). Les deux sentiments communs se sont transmutés, sans souci de la cohérence idéologique, en une violente position antimoderne commune face aux bureaucraties qui dévorent leurs deux services, et à l’arrivée de nouvelles générations clonées sur ces nouvelles bureaucraties.
» Tout cela est simplement dit, avec des formules à l’emporte-pièce, mais le climat créé par l’échange restitue absolument et intuitivement le climat de notre Grande Crise, dont la complexité développée comme à plaisir, sinon comme à dessein, brouille et dissimule la simplicité de forme des immenses fractures de la métahistoire, et celle que nous subissons plus immense qu’aucune autre. »
... Après cette mise en bouche considérable, j’en viens au “plat du jour”. Il s’agit du resurgissement on ne peut plus actuelle (le 21 janvier 2022) de l’étrange énigme qu’est le film ‘Scorpio’ par rapport à la CIA ; alors que, – autre actualité, – Tom Cruise s’apprête à tourner, s’il ne le fait déjà, le n°8 de sa ‘Mission impossible’, qui viendra en salle sous le titre probable de... ‘Scorpio’, – semble-t-il, plus ou moins coordonné ou suggéré (le titre) par la CIA elle-même. En effet, il s’avère, et je l’ignorais complètement, que ‘Scorpio’ est le premier film depuis la création de l’Agence en 1947 dont certaines prises de vue ont été faites au siège de la CIA, à Langley, avec l’autorisation empressée de la CIA.
« Que cela signifie ou non que le huitième film ‘Mission : Impossible’ est soutenu par la CIA ou non, nous devrons attendre et voir. Compte tenu de l'histoire [de la série des ‘Mission impossible’], de ses représentations positives et de son étroite coopération avec l'Agence, ainsi que du choix très inhabituel du titre provisoire, ce ne serait pas une surprise. »
Le texte (non signé) de RT.com prend évidemment cette nouvelle du “n°8” de ‘Mission Impossible’ ainsi dénommé ‘Scorpio’, comme argument impératif pour revenir en grands détails sur les rapports du premier ‘Scorpio’ et de la CIA. En effet, l’obligeance et l’intérêt de la CIA pour ‘Scorpio’, vraiment premier film avec des séquences à Langley, sont d’autant plus énigmatiques que la CIA y est montrée sous son jour le plus cru, le plus brutal, le plus détestable.
Certes, j’entends déjà les guerriers du jour affuter le type de complot ou de faux-drapeau qui correspondrait à cette étrange rencontre, mais vraiment, le texte qu’on lira ci-dessous, n’épargne aucune hypothèse, aucune possibilité, de la provocation, la relation publique ou le message menaçant, jusqu’à la stupidité bureaucratique ou la non-lecture du scénario avec des cafouillages de coopération ; au bout du compte, le constat se déduit que l’énigme reste entière. On cite dans ce texte des archives de la CIA, des interviews, des livres, et demeure l’énigme, relancée par le film ‘Scorpio-2.0’ indiquant que la CIA n’entend nullement dissimuler le souvenir de cette première coopération directe avec Hollywood.
Dans ce texte également, le réalisateur du ‘Scorpio’ originel, Michael Winner, parle beaucoup de la connexion ‘Scorpio’-CIA ; en des termes assez convenus et amicaux pour la CIA dans des interviews pendant le tournage, pour conserver la coopération de l’Agence bien sûr ; mais d’une façon beaucoup plus ouverte et interrogative, sinon critique ou sceptique, dans son autobiographie bien des années plus tard. Son sentiment est peut-être résumé par ce passage :
« Winner lui-même ne comprenait pas pourquoi on leur avait accordé l'accès, et il en a demandé la raison à l’un des officiers de la CIA avec lesquels ils travaillaient, qui répondit : “Je crois avoir compris que Helms [directeur de l’Agence à l’époque] voudrait rendre la CIA plus accessible”. Dans son livre, Winner commente : “Je n'ai jamais compris le sens de sa réponse”. »
Le domaine qui est peu, sinon pas du tout mentionné dans l’article est celui du contexte événementiel en 1972-1973 (‘Scorpio’ fut réalisé en 1972 et sortit en 1973). Il s’agit d’une période cruciale aux USA, puisque c’est à la mi-1972 et tout au long de l’année 1973 que se développa le scandale du Watergate issu d’un montage du comité des chefs d’état-major et autres ennemis de Nixon, aboutissant à la démission du président Nixon le 10 août 1974. La CIA joua un rôle certain, qui n’a jamais été clairement éclairci, mais qui fut sans aucun marqué par un affrontement entre Nixon et Helms. Finalement, Helms fut démis de ses fonction en novembre 1972 et quitta la CIA début 1973, d’ailleurs pour une fonction diplomatique importante d’ambassadeur des USA en Iran (toujours du temps du Shah).
Le film fut donc produit (en 1972) alors que le directeur de la CIA affrontait le président et se trouvait menacé dans sa fonction. On peut alors suggérer d’envisager l’hypothèse que la décision (de Helms) de soutenir un film anti-CIA constituait une arme, dans tous les cas un élément pour de futurs affrontements autour de la CIA que Helms quittait. (On dit pourtant et certes que Helms n’était pas homme à faire des manœuvres tordues, mais plutôt haut-fonctionnaire honorable et l’un de ces très « Honorable Men » selon le titre des mémoires de son successeur Colby ; mais ceux qui disent cela, je les connais, sont en général des démocrates, adversaires de Nixon, – haï presqu’autant que Trump à l’époque, je m’en rappelle fort bien, – et leur jugement vertueux sur Helms souffre un peu de cette situation, n’est-il pas ?)
Des affrontements, il y en eut en 1974-1975, lorsque la CIA connut une crise terrible devant la commission d’enquête du sénateur Church. En même temps, le directeur du contre-espionnage de la CIA, le tout-puissant et très-controversé James Jesus Angleton, très engagé avec sa paranoïa dans des conflits internes autour de transfuges soviétiques, avait été mis à pied en 1974 par le successeur de Helms, William Colby. La crise de la commission Church conduisit à la démission de Colby en 1976 (remplacé, – coucou, nous revoilà, – par Bush père jusqu’en 1977 et la nomination de l’amiral Stansfield Turner). Colby mourut en 1996 dans des circonstances mystérieuses (noyade lors d’une pêche en rivière) et certains membres de sa famille dirent qu’il chérissait et bouclait la correction d’un manuscrit de bouquin qui ne fut pas retrouvé, – et ainsi de suite...
A partir de là, ce tournant de 1972-1975, la CIA perdit toute stabilité et se vit de plus en plus engagée dans des conflits, des crises et des scandales où sa réputation fut très fortement ternie par des actions bien contestables sinon illégales même par rapport à son propre statut et à son histoire. Elle fit naître le terrorisme islamiste jusqu’à ce monstre qui vient jusqu’à nous, elle s’impliqua dans les trafics de drogue d’Amérique Centrale (‘Irangate’, Tom Cruise, encore lui, dans ‘American Traffic’) et ceux d’Asie et d’Afghanistan, aujourd’hui plus puissants que jamais, elle monta des scandales financiers, et tant et tant d’“etcétéras”.
Ainsi peut-on voir combien ‘Scorpio’ s’inscrit à un moment-clef de l’histoire de la CIA, et également, d’une certaine façon, dans l’histoire des USA où le Watergate et ses nombreux scandales-satellites ouvrirent la voie au développement d’une superstructure générale de corruption, de bellicisme et de manipulation par-dessus la structure courante de l’agression américaniste ; cette superstructure n’a cessé depuis de corroder la puissance américaniste, et même de notre civilisation. Le dialogue désenchanté signalé plus haut de Cross et de Zharkov dans la vieille capitale des Habsbourg intervient plus que jamais comme l’étrange signal de la fin d’une stabilité d’une époque ou d’une époque de stabilité des dangers, – voire, rien de moins, comme le terrible signal de la fin de la stabilité de la modernité elle-même, et l’entrée dans ce qui allait devenir la Grande Crise. La même année (1973), l’embargo pétrolier des pays producteurs suivant la guerre d’octobre confirme cette lecture.
J’en viendrais donc à penser que ‘Scorpio’ et ses rapports avec la CIA, outre ce qu’ils sont, font également office d’un symbole de plus d’une rupture qui conduit jusqu’à nous, avec deux piliers de la puissance US, – Hollywood et la CIA, – placés dans des postures incertaines, ou bien inverties c’est selon, classés en fonction des termes étranges et insaisissables d’une coopération de fortune par ailleurs semblant inévitable. Cela donne à penser que l’on peut s’intéresser, en passant et en souvenir, à ‘Scorpio’ comme à bien autre chose qu’un simple thriller d’espionnage de plus ; mais plutôt, c’est pour cela que j’opterais, comme un signe parmi d’autres mais qui a son importance, de la rupture des temps que nous mesurons aujourd’hui dans toute leur ampleur...
Ci-dessous, on voit la plus grande partie de l’article de RT.com sur l’aventure des ‘Scorpio’, les quatre ou cinq derniers paragraphes, consacrés à des précisions sans surprise sur ‘Scorpio-2.0’, n’apportant rien au propos que j’ai abordé ici et n’étant pas repris.
_________________________
Les dernières éditions de Production Weekly, – une publication hollywoodienne qui recense les projets de films et de télévision en cours de production, – ont révélé un détail passionnant concernant ‘Mission : Impossible – 8’, actuellement en tournage. Le titre provisoire du dernier opus de la série de Tom Cruise est ‘Scorpio’, un choix curieux étant donné que le premier ‘Scorpio’, datant de 1973, a été le premier film à avoir été autorisé à tourner des scènes au siège de la CIA à Langley.
‘Scorpio’ est un thriller sombre et violent, avec Burt Lancaster dans le rôle de Cross, un officier et un tueur de la CIA proche de la retraite, en train de former son remplaçant, le tueur à gages [français] Jean Laurier, alias ‘Scorpio’, joué par Alain Delon. Laurier joue un double jeu, puisqu’il est chargé par ses traitants de la CIA d’assassiner Cross pour verrouiller à jamais ce que Cross sait des plus sombres ‘dirty tricks’ de l’Agence.
Dans le film, le patron de Cross et de Laurier, McLeod, joué par John Colicos, est montré dans une longue séquence tournée à Langley. Colicos franchit le point de contrôle de sécurité, se rend dans l'ancien bâtiment du siège, franchit les portes d'entrée et passe sur le sceau de la CIA posé sur le sol du hall.
C'était la première fois que les réalisateurs d'Hollywood étaient autorisés à accéder à Langley, et la même séquence de base est ensuite apparue dans ‘Patriot Games’ en 1992, ‘Top Chef’ en 2010, ‘Argo’ en 2012, ‘Game of Pawns’ produit en sous-main par le FBI en 2015, ‘Jack Ryan’ produit par Amazon en 2018 et l'émission de télé-réalité ‘Pawn Stars’ en 2019. D’autres productions soutenues par la CIA, dont le thriller psychologique ‘The Recruit’ avec Al Pacino, ainsi que les séries télévisées ‘Shooter’ et ‘Designated Survivor’, ont utilisé un décor du hall d'entrée de la CIA, avec le sceau de l'Agence intégré au sol.
Cette rare marque d’authenticité confère une valeur qualitative à ces films et séries télévisées, leur conférant un lustre que d’autres n'ont pu obtenir. Par exemple, la demande de Michael Bay de filmer le mur commémoratif du hall d'entrée, qui comporte des étoiles en hommage aux employés de la CIA morts en mission, pour son film ‘13 Hours’ sur Benghazi a été rejetée.
Ainsi, le film ‘Scorpio’ de 1973 a innové dans le domaine cinématographique et a constitué un moment clé dans le développement de la relation entre la CIA et Hollywood, une relation qui perdure encore aujourd'hui. Mais pourquoi la CIA a-t-elle ouvert ses portes à un portrait d’elle-même aussi sombre et malveillant ? L’autobiographie de Michael Winner, le réalisateur de ‘Scorpio’, raconte qu’ils ont même tourné des scènes de la maison de Cross dans le film, dans la maison elle-même du directeur d’alors de la CIA, Richard Helms, à Washington, DC.
Les documents relatifs à ‘Scorpio’ figurant dans la base de données CREST de la CIA comprennent des notes internes ainsi que des copies de la couverture médiatique de la production et de la sortie du film, ce qui montre qu'il s’agissait d'un projet majeur pour l’Agence.
Les premiers documents sur ‘Scorpio’ ont été découverts par l'universitaire Simon Willmetts dans le cadre de ses recherches pour son livre ‘In Secrecy’s Shadow : The OSS and CIA in Hollywood Cinema 1941-1979’. À l’époque, la majeure partie de la base de données du CREST n’était pas disponible en ligne, mais Willmetts a réussi à localiser plusieurs documents montrant que les réalisateurs avaient contacté la CIA en utilisant le titre original du film, ‘Danger Field’, beaucoup plus anodin.
M. Willmetts a émis l’hypothèse que la CIA avait fait une gaffe et autorisé l'accès à un film décrivant le côté maléfique de l’Agence sans se rendre compte de ce qu’elle faisait. Il note que quelques années auparavant, la CIA avait rejeté une demande similaire d’Alfred Hitchcock et des producteurs de ‘Topaz’, un film beaucoup plus favorable à la CIA, basé en partie sur le récit réel de l'agent double français Philippe Thyraud de Vosjoli.
Dans ‘In Secrecy's Shadow’, Willmetts qualifie la relation de la CIA avec ‘Scorpio’ de « désastre total », ajoutant : « Apparemment, personne n'a pris la peine de lire le scénario, sinon ils se seraient rendu compte de l'intention des réalisateurs de dépeindre la CIA comme sinistre et amorale ».
Cependant, d'autres documents sont devenus disponibles depuis la sortie de son livre, montrant que la CIA était bien consciente du véritable contenu, très sombre, du film, même si elle crut à tort, pendant un certain temps, que ‘Scorpio’ était un autre film.
De même, selon l'autobiographie de Winner, le vice-président de United Artists, Arnold Picker, insista pour qu'il soumette le scénario à la CIA avant le tournage. Winner note : « Il travaillait dans un certain nombre de comités à Washington. Il était manifestement nerveux à l'idée qu'un film montrant la CIA en train d’assassiner des gens puisse compromettre sa position à Washington. »
Qui plus est, le récit de Winner sur le tournage à Langley comprend un détail bizarre, – « une très aimable dame de la CIA » lui apporta une boite pleine de badges avec des scorpions dessus, et lui disant « Cela vous montrera que nous avons le sens de l'humour, M. Winner ! ». Elle a ensuite distribué une centaine de ces badges à l’équipe.
Ainsi, il semble bien que la CIA savait pertinemment que le film la dépeignait sous un jour que la plupart des gens considéreraient comme négatif, – un service détestable, tentant de tuer l’un des siens par crainte de voir exposés ses plus noirs secrets, et développant le soupçon qu’il était un traître. Alors pourquoi avoir autorisé le tournage du film à Langley ?
Winner lui-même ne comprenait pas pourquoi on leur avait accordé l'accès, et il en a demandé la raison à l’un des officiers de la CIA avec lesquels ils travaillaient, qui répondit : « Je crois avoir compris que Helms voudrait rendre la CIA plus accessible. » Dans son livre, Winner commente : « Je n'ai jamais compris le sens de sa réponse. ».
De même, lorsque le président du Foreign Intelligence Advisory Board du président [Nixon] écrivit à la CIA pour poser plusieurs questions sur le tournage de ‘Scorpio’ à Langley, l’une des questions était la suivante : « Qu’est-ce que la CIA espère retirer de sa coopération, – puisque le film a une telle orientation anti-CIA ? »
La réponse de la CIA à ces questions a été exceptionnellement vague, en particulier en ce qui concerne la question de savoir ce qu'elle espérait obtenir en collaborant à un tel film. Elle a affirmé que « la correspondance [relative au tournage] ne mentionne jamais ‘Scorpio’ » et que la lettre du directeur de production demandant l'accès au film se contentait de détailler une histoire « traitant de leur travail [des agents de la CIA] sur le terrain et de leur relation avec leur supérieur immédiat, lequel, est-il suggéré, n’est rien d’autre qu’un cadre de l'Agence. »
Pourquoi la CIA a-t-elle joué à la faible d’esprit ? Angus Thuermer, assistant de Helms et principal responsable des relations publiques de la CIA, avait lu le scénario, il était au courant du changement de titre ainsi que du ton et du contenu du film. Il est clair que la décision des gens de la CIA de soutenir ‘Scorpio’ était plus importante que ce qu'ils laissaient entendre au conseil consultatif du président.
Une possibilité est offerte par plusieurs interviews données par Winner pendant le tournage, qui ont toutes été reprises par le système de surveillance des médias de la CIA. Après la fuite de l’information du tournage à Langley, l’‘Express’ de Londres avait repris l’histoire et Winner leur déclara : « Nous ne montrons que la CIA en train de liquider des agents qui trahissent », ajoutant : « Les jeunes Américains pensent que la CIA ne devrait pas exister, mais ils sont naïfs. » Il a poursuivi en décrivant les officiers de la CIA comme « terriblement charmants, aimables et courtois à tout moment ».
Une autre interview, qui a également été archivée par le service de surveillance des médias de la CIA, qui s’est beaucoup attaché à suivre ‘Scorpio’, est allée au cœur du problème, en demandant à Winner si le film était pro-CIA ou anti-CIA. Winner a répondu : « Si vous admirez la CIA, je suppose que vous pensez que c'est un film anti-CIA. Si vous le détestez, vous direz qu'il est pro-CIA. Je pense que le film est un portrait assez fidèle. » Il a ajouté : « Les agents eux-mêmes ont été utiles, et immensément aimables ».
Alors, la CIA, – comme Winner, – voyait-elle ‘Scorpio’ comme un portrait fidèle, et qui a finalement contribué à normaliser les assassinats et les “sales” opérations secrètes ? Si, comme le suggère Winner, il est naïf de penser que la CIA ne devrait pas exister, alors le message de ‘Scorpio’ est-il qu'elle est un mal nécessaire ?
[...]