L’“énorme poids du Tout”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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L’“énorme poids du Tout”

31 juillet 2024 (08H40) – On se rappellera, j’espère, de cette expression que nous citâmes souvent en la prenant comme socle d’explication d’un malaise ou l’autre, – de cette expression de notre “comte Joseph” qui reste une de nos références favorites. Je veux parler de cet “énorme poids du rien”. Voici une des présentations, rappelée dans un texte du 20 mars 2021. où nous nous plaignions du poids de divers événements épars dont nous peinions fortement à comprendre le sens en faisant une analogie avec l’expression de Maistre alors qu’elle désignait quelque chose de proche du contraire.

« En février 1805, le comte Joseph de Maistre, qui nous est particulièrement cher, est installé à Saint-Petersbourg où il représente le royaume du Piémont Sardaigne, dans le plus extrême dénuement personnel et le désintérêt complet de son roi, et pourtant au milieu de la sollicitude et des prévenances du tsar Alexandre Ier et de l’élite russe qui ont distingué en lui le grandiose métaphysicien de la Révolution française. Le 14 de ce mois de février 1805, il écrit une lettre à son frère Nicolas, “monsieur le Chevalier de Maistre”, à qui il parle, “là, seul au milieu de mes quatre murs, loin de tout ce qui m’est cher, en face d’un avenir sombre et impénétrable”. Nous citons cet extrait, en gardant deux soulignés du comte (‘aplatie’ et ‘rien’), dont l’un que nous permettons de compléter pour notre compte…

» “Je me rappelle ces temps où, dans une petite ville de ta connaissance […] et ne voyant autour de notre cercle étroit […] que de petits hommes et de petites choses, je me disais : ‘Suis-je donc condamné à vivre et à mourir ici comme une huitre attachée à son rocher ?’ Alors je souffrais beaucoup : j’avais la tête chargée, fatiguée, aplatie par l’énorme poids du rien…” »

Aujourd’hui, donc, j’éprouve cette même impression, avec la tête « aplatie par l’énorme poids du rien », dans l’impossibilité où je me trouve de saisir tous les événements qui  m’accablent et pèsent sur moi comme sur nous tous. Déjà, dans le texte cité, j’exprimai la vigueur du paradoxe de ressentir la même situation que le comte Joseph, alors qu’il décrivait une situation sans aucun événement et que moi-même décrivait une situation de plusieurs événement épars (fin du Covid, élection de Biden, tension Russie-Ukraine, etc.). Cette fois, je dirais que le tableau de la contradiction est complet, avec l’avalanche de crises que nous subissons, beaucoup plus forte qu’en mars 2021,  et celles-ci (les crises) beaucoup plus  nombreuses.

Plus que jamais, il nous faut parler de “sous-crises” pour désigner cette “avalanche de crises”, et constater l’évolution de l’essence même de la situation crisique. Toutes ces crises sont devenues les “sous-crises” de la GrandeCrise que nous pouvons aujourd’hui aisément identifier et caractériser. L’esprit est extrêmement prompt, une fois qu’il a conscience de son existence, du rebond paroxystique de telle sous-crise d’être devant quelque chose de constitutif de l’immense catastrophe finale ; ce fut le cas avec la violente et universelle réaction devant le défilé de l’ouverture des JO qui ne me semble pas un événement particulièrement bouleversant sinon par sa bêtise standard de l'époque et son goût potache de la provocation, qui devint aussitôt une “sous-crise” caractérisée par son caractère apocalyptique, et donc comme un composant extrêmement significatif de la GrandeCrise.

On peut donc paraphrase cette situation en précisant le paradoxe, – en écrivant que nous avons « la tête chargée, fatiguée, aplatie par l’énorme poids du [Tout]…». Le “Rien” évoqué par Maistre s’est décisivement mué en un “Tout” qui évoque bien entendu cette immense catastrophe finale qui est destinée à affecter, voire à détruire, tous les aspects de la construction civilisationnelle que le Système issu du “déchaînement de la Matière” a mis en place en pervertissant jusqu’à la complète inversion la civilisation qu’il a agressée. Ainsi, puisque tout est touché, on peut donc employer le mot “Tout” majusculé pour figurer dans la paraphrase de la citation de Maistre à la place du “Rien” (en effet, en discourant autour de cette citation, nous avions été amenés à majusculer le “rien” donc parlait le comte Joseph).

On peut d’autant plus l’employer que, plus que jamais, l’impression est similaire. Coincé dans une ville (Chambéry, je crois) où il ne se passait rien selon son goût, alors que son intuition devinait des événements considérables grondant sous la terre, il éprouvait cette impression d’écrasement comme si effectivement, la force de cet environnement réglait son comportement et ses pensées. Nous aussi, me semble-t-il, nous connaissons cette sorte d’emprisonnement du fait de la puissance de notre environnement et de ses événements ; la différence extraordinaire est bien entendu que ces événements sont très nombreux, qu’ils sont tous hors du commun, qu’ils n’impliquent nullement une paralysie des choses et des actes, mais tout le contraire, – une folie et une confusion des choses  et des actes. Le point le plus étonnant est que ce n’est ni la confusion ni la folie intense de ces événements qui alimentent cet écrasement. Le terme le dit d’ailleurs : “écrasement” implique une sorte de masse inerte et inarrêtable, qui vous écrase simplement par son poids et les lois de l’attraction terrestre. Tous ces événements, ces “sous-crises” qui finalement n’en font qu’une évoluent dans une atmosphère à la fois cotonneuse et hystérique, où règnent le mensonge et le simulacre, où s’entrechoquent des concepts aussi absurdes que “postvérité”, “transhumanisme” ; ils s’influencent l’un l’autre, se mélangent, s’aggravent brutalement puis semblent s’apaiser jusqu’à se faire oublier, – et il n’en est rien, car tout recommence, manège infernal et tourbillon sans but, tournant au son de la colère terrible de la GrandeCrise.

Voilà ce que je nomme, à l’exemple de Maistre, avoir “la tête chargée, fatiguée, aplatie par l’énorme poids du Tout…”

Je m’entends bien, ce que je dis là et décris est bien entendu une perception toute  personnelle, dégageant le sentiment général qui va avec ; mais je crois qu’il a, ce sentiment, une valeur exemplaire. Je sens cette paralysie surprenante dans mon travail lui-même, dans mes attitudes courantes de prudence professionnelle et d’intuition expérimentée qui sont faites pour faire progresser au plus juste de la logique et de la lucidité la description de la situation du monde, mais qui deviennent désormais des freins jusqu’à une paralysie contre laquelle il me faut me battre.

Ces attitudes de prudence professionnelle et d’intuition expérimentée me disent : “Ne t’aventure pas pour le temps présent à quelque remarque ou observation trop audacieuses et sans agrément du bon sens ; tiens-toi coi, laisse les choses et les actes se faire sans vouloir trop les décrire, encore moins les comprendre et expliquer à toi-même la géométrie initiatrice des groupes mystérieux qui prétendument mènent le monde, – bonne occasion de rire quand l’on mesure l’ énorme poids de prétention que porte la bêtise humaine”... C’est comme si le savoir me recommandait l’inconnaissance, parce qu’il aurait compris que toute affirmation de connaissance assurée est aujourd’hui un piège mortel tendu par le diable et ses multiples apôtres.

Note de PhG-Bis : “Combien d’apôtres, le diable ? 666 comme dirait l’homme de ‘la Bête de événement’ ? Voilà encore une réponse bien risquée que me déconseillent la logique et la lucidité, mais c’est pour jouer avec un symbole qui vous en dit plus long que la description des tortueux arrangements, pièges et plans diaboliques que nous décrivent tant de nos experts qui nous expliquent le monde fou où nous sommes tenus, impuissants et paralysés. »

Alors, quelle conclusion tirer sinon qu’une mécanique mise en place et actionnée par d’autres dynamiques que les nôtres, à nous humains, est en marche ? En ce sens, il n’y a pas lieu de juger trop vite certaines circonstances et trop vite en tirer des conclusions. Croyez-vous en ces hypothèses d’autres temps que notre modernité triomphante a bannies, avec le succès et le bonheur qu’on voit ? Je trouve que c’est une question qui vaut d’être posée... Je choisirais plutôt, ne vous déplaise, une petite douzaine d’êtres circonspects et cultivant la sagesse, qui décident qu’il est des forces qui les dépassent, et que ces forces agissent aujourd’hui comme jamais elles ne firent, et qu’il n’importe que de décrire ce que l’on voit d’assuré en s’appuyant sur la nature du monde pour en juger fermement avec expérience et intuition, – je les choisirais plutôt que dix-mille de ces experts, d’un camp et de l’autre, y compris ceux qui se disent du mien, qui prétendent trouver le secret de notre avenir dans l’un ou l’autre des vastes projets humains qu’ils explorent et débusquent sans arrête et sans fin.

... En conséquence de quoi, j’avancerais l’hypothèse que, pour le qualitatif et pour l’essence, et pour le poids de l’action humaine dans ces désagréments, leur “Tout” qui m’accable équivaut au “Rien” de Joseph de Maistre.