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5556Reparlons du bobo. Si Balzac dessine le bourgeois conditionné parisien (voyez les merveilleuses premières pages de la Fille aux yeux d’or), il meurt trop tôt et ignore le bobo qui se développe à la fin du siècle. Tolstoï va le décrire au début d’Anna Karénine. Son personnage Stéphane est bête (signification de bobo en espagnol), friqué, endetté, modéré, et prêt à toutes les réformes libérales – comme disait Duroselle, un parti ne revient jamais sur une réforme désastreuse ; il se contente de la compléter ! Mais restons-en à Stéphane, personnage éprouvant s’il en est – comme toute cette humanité bourgeoise et branchée, moderne et inconsistante. Stéphane adore aussi être à la mode et il croit tout ce que racontent les journaux…
« Le journal que recevait Stépane Arcadiévitch était libéral, sans être trop avancé, et d'une tendance qui convenait à la majorité du public. Quoique Oblonsky ne s'intéressât guère ni à la science, ni aux arts, ni à la politique, il ne s'en tenait pas moins très fermement aux opinions de son journal sur toutes ces questions, et ne changeait de manière de voir que lorsque la majorité du public en changeait. »
Tolstoï enfonce le clou dans le cerveau de son petit-bourgeois gominé. L'opinion est un produit, ou pour mieux dire un meuble qui est là pour décorer le cerveau du bourgeois. On pense aux éditions de 200 pages des journaux « prestigieux » qui encombrent le dimanche les tables et les cerveaux bourgeois : économie, russophobie, yachting, villégiature, mode, prêt-à-penser, santé, bouffe, interdits, people, météo, tout y est.
Mais les opinions du bourgeois branché-modéré-progressiste, voici ce que Tolstoï en dit :
« Pour mieux dire, ses opinions le quittaient d'elles-mêmes après lui être venues sans qu'il prît la peine de les choisir; il les adoptait comme les formes de ses chapeaux et de ses redingotes, parce que tout le monde les portait, et, vivant dans une société où une certaine activité intellectuelle devient obligatoire avec l'âge, les opinions lui étaient aussi nécessaires que les chapeaux. »
Guilluy a rappelé l’importance du grégarisme bourgeois pour rendre compte du phénomène bobo au début du vingt-et-unième siècle. Tolstoï explique lui auparavant pourquoi son bourgeois moscovite devient libéral, pourquoi il ne reste pas conservateur. L'explication vaut son pesant de beurre de cacahuète :
« Si ses tendances étaient libérales plutôt que conservatrices, comme celles de bien des personnes de son monde, ce n'est pas qu'il trouvât les libéraux plus raisonnables, mais parce que leurs opinions cadraient mieux avec son genre de vie. Le parti libéral soutenait que tout allait mal en Russie, et c'était le cas pour Stépane Arcadiévitch, qui avait beaucoup de dettes et peu d'argent. »
C’est la clé du problème. Par rapport au bourgeois, le bobo a un gros crédit immobilier, a rappelé Guilluy. Cette infériorité matérielle momentanée suscite par compensation une volonté d’être branché et « en avance sur son temps » sur les thèmes sociétaux entre autres. On est moins réac car on est plus endetté. Dostoïevski dans son Crocodile décrit très bien cette volonté d’être branché et russophobe (en Russie même) du petit-bourgeois gobé par le crocodile de la mondialisation britannico-libérale !
Les libéraux que déteste Dostoïevski dans ses Démons voudront donc subvertir de fond en comble la société, sans qu'il y ait besoin de recourir ici non plus à la conspiration. C'est la bêtise qui parle, la bêtise de ce bourgeois qui avale tout même la merde, dira Léon Bloy vingt ans après – Léon Bloy qui a aussi compris le fond sauvage du bourgeois, ce mixte de matérialisme et d’anarcho-nihilisme qui domine la fin du dix-neuvième siècle et toute notre époque postchrétienne. On sait qu’on peut enfin être nihiliste et chrétien, cela ne pose plus de problème depuis l’avènement de François.
Tolstoï poursuit, qui souligne déjà l’affreux RISQUE POPULISTE :
« Le parti libéral prétendait que le mariage est une institution vieillie qu'il est urgent de réformer, et pour Stépane Arcadiévitch la vie conjugale offrait effectivement peu d'agréments et l'obligeait à mentir et à dissimuler, ce qui répugnait à sa nature. Les libéraux disaient, ou plutôt faisaient entendre, que la religion n'est un frein que pour la partie inculte de la population, et Stépane Arcadiévitch, qui ne pouvait supporter l'office le plus court sans souffrir des jambes, ne comprenait pas pourquoi l'on s'inquiétait en termes effrayants et solennels de l'autre monde, quand il faisait si bon vivre dans celui-ci. »
Enfin on fait un crochet par Darwin pour montrer qu'on est un bourgeois moqueur (l'humour bourgeois ! l'esprit bourgeois ! la conversation du bourgeois !) mais surtout libéré :
« Joignez à cela que Stépane Arcadiévitch ne détestait pas une bonne plaisanterie, et il s'amusait volontiers à scandaliser les gens tranquilles en soutenant que, du moment qu'on se glorifie de ses ancêtres, il ne convient pas de s'arrêter à Rurick et de renier l'ancêtre primitif, — le singe. »
Et le comte Tolstoï de conclure cruellement…
« Les tendances libérales lui devinrent ainsi une habitude; il aimait son journal comme son cigare après dîner, pour le plaisir de sentir un léger brouillard envelopper son cerveau. »
Le bobo est donc un « lili », un libéral-libertaire. Sur ce mixte de matérialisme/progressisme et de nihilisme, qui explique l’adoration de la matrice américaine, l’autre grand génie de la littérature russe (et donc mondiale) Dostoïevski écrit :
« Ne vous excusez pas, je n’ai pas peur de ce que vous pouvez dire. Autrefois je n’étais que le fils d’un laquais, à présent je suis devenu moi-même un laquais, tout comme vous. Le libéral russe est avant tout un laquais, il ne pense qu’à cirer les bottes de quelqu’un. »
A rapprocher de nos hommes politiques américanisés en France (De Gaulle dans ses Mémoires de guerre évoque cette sensation de vide quand en haut lieu en France on n’obéit pas à l’Angleterre). Et l’auteur des Possédés poursuit sur l’inévitable voyage aux Amériques qui est l’antithèse du voyage initiatique au sens de Goethe :
« Arrivés en Amérique, nous louâmes nos services à un entrepreneur : nous étions là six Russes : des étudiants, et même des propriétaires et des officiers, tous se proposant le même but grandiose. Eh bien, nous travaillâmes comme des nègres, nous souffrîmes le martyre ; à la fin, Kiriloff et moi n’y pûmes tenir, nous étions rendus, à bout de forces, malades. En nous réglant, l’entrepreneur nous retint une partie de notre salaire ; il nous devait trente dollars, je n’en reçus que huit et Kiriloff quinze ; on nous avait aussi battus plus d’une fois. Après cela, nous restâmes quatre mois sans travail dans une méchante petite ville ; Kiriloff et moi, nous couchions côte à côte, par terre, lui pensant à une chose et moi à une autre. »
Cette expérience désastreuse est magnifiée par les bobos-progressistes russes ; ils en redemandent :
– Se peut-il que votre patron vous ait battus, et cela en Amérique ? Vous avez dû joliment le rabrouer !
– Pas du tout. Loin de là, dès le début, nous avions posé en principe, Kiriloff et moi, que nous autres Russes, nous étions vis-à-vis des Américains comme de petits enfants, et qu’il fallait être né en Amérique ou du moins y avoir vécu de longues années pour se trouver au niveau de ce peuple. Que vous dirai-je ? quand, pour un objet d’un kopek, on nous demandait un dollar, nous payions non seulement avec plaisir, mais même avec enthousiasme. »
Car ces complexés divinisent l’Amérique :
« Nous admirions tout : le spiritisme, la loi de Lynch, les revolvers, les vagabonds. Une fois, pendant un voyage que nous faisions, un quidam introduisit sa main dans ma poche, prit mon peigne et commença à se peigner avec. Nous nous contentâmes, Kiriloff et moi, d’échanger un coup d’œil, et nous décidâmes que cette façon d’agir était la bonne… »
Et puis on parle de l’inévitable milliardaire américain qui sait se faire bien voir à coup d’humanitaire ou bien de communication :
« …j’ai lu dans les journaux la biographie d’un Américain. Il a légué toute son immense fortune aux fabriques et aux sciences positives, son squelette à l’académie de la ville où il résidait, et sa peau pour faire un tambour, à condition que nuit et jour on exécuterait sur ce tambour l’hymne national de l’Amérique. Hélas ! Nous sommes des pygmées comparativement aux citoyens des États-Unis ; la Russie est un jeu de la nature et non de l’esprit. »
Cette vision de l’homme comme artifice se retrouve actuellement dans les écrits du monstrueux Harari et elle est dès le début une donnée bourgeoise (cf. mon texte sur Nizan).
Comme le rappelait Francis Fukuyama :
« The bourgeois was an entirely deliberate creation of early modern thought, an effort at social engineering that sought to create social peace by changing human nature itself. »
Dostoïevski – Les possédés, pp. 156-59 (ebooksgratuits.com)
Tolstoï – Anna Karénine (ebooksgratuits.com), Tome I, p. 15-18
Fukuyama - End of History, chapter XVII, The Rise and Fall of Thumos.
Nicolas Bonnal – Dostoïevski et la modernité occidentale (Amazon.fr)
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