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13864 décembre 2009 — L’institut PEW Research (PEW Center Research for the People & the Press) a livré, le 3 décembre 2009 une étude statistique complète sur le sentiment politique des Américains – ou devrait-on dire des “citoyens du système de l’américanisme”? Ces citoyens sont classés en deux catégories: les membres de l’establishment (en fait, du Council of Foreign Relations, le plus prestigieux des groupes de l’establishment) et le ci-devant “général public”.
Les sentiments des deux tranches, les élites et le public, s’accordent en général sur l’essentiel et se nomment, selon l’interprétation que nous en faisons: dépression voire épuisement dépressif, pessimisme voire désespoir, sentiment de l’écroulement de l’hégémonie d’influence des USA. Nous offrons effectivement notre traduction psychologique de ces résultats de l’enquête qui portent sur diverses questions politiques, générales ou plus spécifiques. (On notera que cette question peut être rapprochée, bien entendu, de cette autre nouvelle du même 4 décembre 2009.)
Voyez les résultats détaillés de cette enquête mais le summary que nous offre PEW Research se suffit à lui-même. (PEW Research a travaillé avec Gallup pour l’aspect technique de l’enquête.)
• Le sentiment isolationniste apparaît très fortement, surtout dans sa dynamique. Selon les deux questions posées – “les USA devraient suivre leur propre voie” ou bien “les USA devraient ne s’occuper que de leurs affaires” – on passe de 25% en 2002 à 44% aujourd’hui, et de 30% à 49%; pour rappel, ce sentiment isolationniste était, sur ces deux questions, de 19% et de 18% respectivement en 1964, quand PEW commença ses enquêtes annuelles et pluriannuelles. Bien entendu, ce sont les chiffres les plus hauts, et de très loin, de toute l’histoire statistique de PEW, si l’on considère cette histoire par “tranches historiques”. (Pour les deux questions, les deux sommets précédents correspondent à deux années de périodes de crises dépressives intérieures, 1976 et 1995: 29% et 34% pour la première question, 41% deux fois pour la seconde.) C’est bien une “explosion” (par confirmation d’une tendance) du sentiment d’isolationnisme – l’unilatéralisme allant avec, mais unilatéralisme “de repli” – depuis 2005.
«However, the percentage saying that the United States should "mind its own business internationally and let other countries get along the best they can on their own” has reached an all-time high of 49%. Four years ago, 42% agreed that the U.S. should “mind its own business” in international affairs; in December 2002, just 30% agreed with this statement.
»At the same time, there has been a rise in unilateralist sentiment. Fully 44% say that because the United States “is the most powerful nation in the world, we should go our own way in international matters, not worrying about whether other countries agree with us or not.” That is by far the highest percentage agreeing since the question was first asked by Gallup in 1964.»
• Le sentiment d’effacement de la puissance US. (En un peu moins de deux ans, les USA nommés comme “principale puissance économique” passent de 41% à 27% chez les membres du CFR.) Ce sentiment s’accompagne de l’identification d’un substitut, et c’est bien entendu la Chine qui est choisie. La Chine passe du statut majoritaire de menace potentielle à celui d’allié nécessaire auquel il faut se rallier; les autres pays du BRIC sont également nommés. C’est un sentiment général d’échec et d’effondrement de la puissance.
«For CFR members, China has been transformed from a major threat to the United States to an increasingly important future ally. Just 21% of CFR members view China's emergence as a world power as a major threat to the United States. In 2001, 38% of foreign policy opinion leaders said that China's emergence was a major threat, as did 30% in 2005.
»More important, there is a growing belief among CFR members that China, along with India, will be more important U.S. allies in the future. Majorities of the Council members surveyed say China (58%) and India (55%) will be more important U.S. allies; Brazil is a distant third (37%). And while more CFR members view China, India and Brazil as more important future allies than did so four years ago, substantially fewer say the same about Japan and Great Britain.
»The new survey finds that 41% of the public says the United States plays a less important and powerful role as a world leader today than it did 10 years ago – the highest percentage ever in a Pew Research survey. And while the foreign policy opinion leaders differ with the public about many issues – including President Obama's foreign policy, the war in Afghanistan and China – a growing proportion of Council on Foreign Relations members agree that the United States is a less important world leader. Fully 44% of the CFR members say the U.S. is a less important global leader, up from 25% in early September 2001, just before the 9/11 attacks.
»In a reversal of opinion from the beginning of last year, 44% of the public now says China is the world's leading economic power, while just 27% name the United States. In February 2008, 41% said the U.S. was the top economic power while 30% said China. Somewhat fewer people now say China is the top economic power than named Japan as the leading economic power in the late 1980s (58% in 1989).»
• Un point remarquable de lucidité inconsciente se trouve dans ceci que tout ce pessimisme s’accompagne de l’affirmation que les USA restent la première puissance militaire du monde. Même si des nuances s’expriment sur cet usage de la puissance, la chose essentielle à observer relativement à ce qui précède est la reconnaissance (inconsciente ou non exprimée telle quelle) que cette puissance militaire n’est certainement pas suffisante pour le véritable statut de puissance.
«The United States is widely viewed as the world's leading military power – 63% express this view, while just 18% name China. A majority of the public (57%) continues to say that U.S. policies should try to maintain America's role as the world's only military superpower – although far fewer favor this if it risks alienating U.S. allies.»
@PAYANT Il s’agit d’une étude très complexe et les opinions sont elles-mêmes très complexes dans leurs détails mais il existe sans aucun doute, à la fois, une puissante unité de vue entre les élites et le public et l’expression d’une dynamique psychologique impressionnante. Ce constat se traduit par trois faits essentiels, s’enchaînant presque par logique psychologique induite: les USA ne sont plus la première puissance du monde et ce rôle va désormais à d’autres (à un autre, la Chine) avec lequel il faut s’accommoder; la puissance militaire, sur laquelle les USA avaient fondé toute leur dynamique hégémonique, particulièrement depuis 2001, est de peu d’effet sur le statut général de la puissance; il est préférable de se replier sur la dimension continentale et de laisser “les autres” (the Rest Of the World) prendre en mains les affaires du monde.
Il y a aussi des contradictions dans l’analyse logique de ces réponses (la volonté d’isolationnisme opposée à la volonté de devenir un allié de la Chine); il y a des exagérations (faire d’ores et déjà de la Chine cette énorme superpuissance qu’elle n’est certainement pas encore, alors que c’est le concept même de superpuissance qui devrait être mis en cause). Mais tout cela est, si l’on peut dire, “logique” du point de vue de la psychologie, qui traduit en désordre, selon des réflexes connus, un sentiment général. C’est pourquoi l’analyse la plus importante de ces résultats doit être psychologique parce qu’elle nous restitue la vérité d’une dynamique de perception bien plus que la réalité des faits politiques du monde – cette dernière “réalité” étant, comme on s’en doute, d’une formidable relativité dans cette époque de communication et de subjectivation de l’information.
Les différences de jugement entre les élites et le public s’exercent sur des points mineurs par rapport à l’ensemble du constat. (Sur l’Afghanistan, par exemple: les élites favorables à 50% au renforcement annoncé par Obama, le public favorable à 38% – le sondage ayant été fait avant l’annonce officielle du renforcement.) Mais ces points mineurs – l’Afghanistan, pour le cas cité – doivent rester à l’esprit parce qu’ils sont des cas possibles de détonateurs ou de déclencheurs d’une crise générale aux USA. En effet, notre sentiment est qu’il s’agit d’un épuisement dépressif de la psychologie générale bien plus que d’une dépression par définition passagère – c’est-à-dire un état général de la psychologie et nullement une pathologie temporaire; nous passons de la crise psychologique à la transformation de la psychologie. Il suffit d’un incident, d’un fait politique temporaire mais violent pour déboucher sur une crise générale. Cet incident peut venir de l’Afghanistan, comme d’une autre crise périphérique de la crise psychologique centrale des USA.
Cela fait presque une année qu’Obama est au pouvoir. L’explosion d’optimisme irrationnel que suscita son élection, le “Yes, we can” de sa campagne, tout cela relève désormais du souvenir amer et dérisoire. Le président Obama, incapable de tenter une action “révolutionnaire” de l’intérieur du système, s’est enfoncé dans la paralysie conceptuelle et bureaucratique habituelle de ce système. De ce point de vue, son élection est un échec et il s’avère de plus en plus probable que c’est l’échec ultime – Obama comme “président de la dernière chance”, arrivé au point où on le voit, avec la décision d’envoi des forces en Afghanistan comme symbole de son échec – la “dernière chance” en voie d’être perdue.
L’Amérique n’est pas en crise, elle est devenue la structure crisique centrale du monde et exprime aujourd’hui le processus d’effondrement d’une civilisation. Le point le plus stupéfiant que nous confirme cette enquête est la rapidité de la prise de conscience de la psychologie de cet effondrement; ou bien, et ce serait notre explication favorite en nous référant à la civilisation communicationnelle qui est la nôtre, cette rapidité de l’évolution psychologique qui nourrit et accélère un constat approximatif d’un réel qui nous échappe, qui devient nécessairement, à mesure, la cause et non la conséquence de l’effondrement. La psychologie n’active pas “une prise de conscience”, elle conduit la perception vers l’idée de l’effondrement et la réalité devient effectivement celle de l’effondrement. Au plus la psychologie s’abîme dans le constat désespéré de l’effondrement, de ce qu’elle perçoit comme l’effondrement, au plus cet effondrement devient effectif. Mais il ne fait aucun doute pour nous qu’elle “n’invente” pas cet effondrement, mais qu’elle agit comme le détonateur puissant – donc plus qu’un simple “révélateur” – d’une situation que notre raison refuse et repousse absolument.
Le réflexe isolationniste n’est évidemment pas un réflexe de fierté américaniste, une démonstration d’exceptionnalisme, un gage de renaissance (“puisque le monde ne nous comprend pas ou ne nous suit pas, nous nous replions sur nous-mêmes et sur nos valeurs pour renaître”). C’est un réflexe d’épuisement, l’effet d’une sensation d’un intense malheur, assorti de la vision d’une nécessaire allégeance à la nouvelle “superpuissance” – autre illusion de la vision américaniste de l’“idéal de puissance” – la croyance qu’une superpuissance doit succéder à une autre. Ce que n’a pas encore assimilé la psychologie américaniste, c’est que son épuisement marque la fin d’une civilisation née deux siècles plus tôt, dont elle fut l’étendard final mais qui ne se résume pas à elle-même (l’Amérique), qui se définit plutôt par la dictature de la matière sur l’esprit derrière le rideau de fumée des idées. Plus que jamais apparaît l’urgente nécessité de la déstructuration de ce montage diabolique qu’est notre civilisation: il faut que l’Amérique (les USA) se brise pour que saute le dernier verrou psychologique de cette civilisation aux abois, cet American Dream qui est la ruse ultime pour nous tromper sur notre propre compte. (Car si les Américains sont si pessimistes sur eux-mêmes, il subsiste hors des USA de nombreux croyants de l’American Dream comme fonction virtualiste toujours activée de notre civilisation.) Il se comprend aisément que ce n’est pas la puissance chinoise – d’ailleurs infiniment et logiquement fragile, et consciente de l’être avec sa sagesse historique – qui nous sortira d’une telle catastrophe.
Ce que nous dit cette enquête, c’est que la crise a largement dépassé le problème des USA, voire celui de l’américanisme. Cette enquête nous dit que le problème est, aujourd’hui, celui de la civilisation elle-même. Cela, cette évolution, s’est faite en un temps incroyablement court, comme si la période entre 2001 (9/11) et aujourd’hui (9/15 et la suite) constituait une compression du temps résumant notre “deuxième civilisation occidentale”, de son émergence de puissance au début du XIXème siècle à l’échec catastrophique de cette puissance. Cette évolution psychologique est infiniment plus importante qu’un 9/11 ou qu’un 9/15, que toutes les crises successives que nous subissons, en les interprétant aussitôt avec une raison absolument défaillante. La psychologie, les tréfonds de notre inconscient, nous en disent infiniment plus, ils nous disent la vérité de l’effondrement d’une civilisation.
…Alors quoi, après cela? Il serait temps que nous comprenions que nous n’avons pas réponse à tout et que nous ne tenons pas tout notre destin entre nos mains – ce que, justement, démontre l’effondrement de notre civilisation. Nous n’avons pas la réponse à notre destin. Il s’agit en réalité du premier enseignement de cet effondrement en cours, sous nos yeux ébahis, nous à la fois comme spectateurs, acteurs et victimes, de cette civilisation qui est (qui fut) celle de la vanité et de l’illusion de la puissance humaine, la vanité et l'illusion de la maîtrise humaine de l'univers.
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