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410618 avril 2021 – Il y a une histoire pour moi, qui relie l’attaque du 11 septembre 2001, et l’apparition du coronavirus Covid19 qu’on ne peut dater aussi précisément pour mon compte. (Mon premier texte circonstancié sur la Covid date du 15 février 2020, sous le titre de « Épidémie de stupéfaction », ce qui explicite assez bien, à la fois ma réaction très tardive à la pandémie, et ce qui fait le sujet de ce texte.)
Je dirais, pour faire l’important avec mon goût des mots rares et un peu pompeux, que cette histoire de moi-même dans ces deux circonstances exceptionnelles se résume à ce constat d’une sorte d’adiaphorie, qui, en philosophie indique (selon la définition de Jean Gonin offert par le Wiki) « la complète indifférence vis-à-vis des choses qui sont elles-mêmes indifférentes » ; mais cette adiaphorie l’est assez faussaire, en regard de qui s’est passé, de la perception, de la vérité-de-situation, etc. ; c’est une manipulation d’une philosophie des Anciens, qui implique notamment Pyrrhon, Cicéron, Hérille de Carthage et Ariston, bref que du beau monde.
Le 11 septembre 2001 est marqué pour moi par une circonstance chronologique qui semble dérisoire par rapport à l’énormité de l’événement : mon premier numéro de la saison 2001-2002 de la Lettre d’Analyse Stratégique dd&e/dedefensa && eurostratégie à parution bimensuelle, paraissait le 10 septembre, donc la veille de l’attaque, et moi-même ne tenant évidemment aucun compte dans sa rédaction de cet événement. (Manifestement, je n’en étais pas informé.)
Cela me laissait du temps (une semaine-une décade) pour commenter 9/11, c’est-à-dire en toute connaissance du fantastique événement que constituèrent les réactions à l’événement de l’attaque 9/11. (Le site dedefensa.org existait déjà mais à peine, balbutiant encore, et il n’était pas opérationnel en tant qu’instrument essentiel du commentaire.) Ainsi ne parlai-je guère, dans tous les cas pas directement et certes pas par écrit, de ma première réaction ; non que je voulusse me censurer, mais simplement par réaction évidente aux vrais événements que constituaient les réactions à l’attaque 9/11.
Lorsque l’attaque se déroula, nous étions (avec le décalage horaire) en début d’après-midi, par un fort beau temps. Je m’accordai un temps de transition, – après tout, je venais de boucler le numéro du 10 septembre, et m’occupai à la tonte du gazon de mon jardin. Ma femme m’avertit de l’événement, dont, soudain, toute la communication du monde était pleine, – parce que, on s’en expliqua assez vite, c’étaient les USA, c’était les World Trade Center de New York, le symbole même de la modernité.
(Le nombre des morts ? Nous en avions connu bien plus, peu de temps auparavant, au cours des diverses guerres de l’ex-Yougoslavie où l’Amérique plus que le poids de sa responsabilité directe. En remontant notre histoire, combien de charniers, d’attaques sur nos territoires, de batailles et de guerres, de massacres divers, alors que les USA ne connurent aucun drame de guerre prétendant approcher ces pertes et ces destructions. Alors, 3 000 morts à New York n’était pas un événement valant l’exception absolue dans l’histoire du monde, à l’égal de la crucifixion de Jésus-Christ. C’était mon jugement et je fus, pendant quelques heures, ou quelques demies-heures, en mode adiaphorique ; c’était ma façon de marquer mon mépris pour la prétention exceptionnaliste de l’Amérique.)
Je fus fort agacé de l’écho donné sur l’instant à la chose et, derechef, poursuivit ma tonte sans autre préoccupation. Le fait est que je tenais le terrorisme pour une activité politique annexe, et le nombre de morts très élevé qu’on annonçait déjà, les destructions évidentes, ne transformaient en rien pour mon compte la nature de l’attaque. Cela n’avait rien d’un Pearl Harbor, qui ouvrait une guerre cruelle et mondiale contre le Japon.
Pour cette raison de simple et évidente analyse, je fus aussitôt stupéfait de l’ampleur colossale soulevée par les réactions formidables, comme si les USA avaient été l’objet d’une attaque nucléaire. Dès lors, puisqu’il le fallait bien à cause de cette réaction, l’événement s’imposa à moi comme énorme, bouleversant, véritablement métahistorique, – mais bien entendu le “fantastique événement que constituèrent les réactions à l’événement de l’attaque 9/11”, et nullement l’attaque 9/11, et là-dessus je n’ai en rien changé d’avis.
Alors, très vite, j’admis que l’aspect symbolique de l’attaque telle qu’elle avait été ressentie, constituait un événement d’une phénoménale puissance. Je me mis à mon travail d’analyse, et sans nier une seconde l’énorme importance du “fantastique événement”, je mis en avant les réserves techniques et psychologique qui s’imposaient pour bien faire comprendre mon idée qu’essentiellement les réactions d’un Système exacerbé (le nom viendrait ensuite) constituaient une production directe du système de la communication, avec ses effets sur les psychologies, les émotions, les paroxysmes d’élites en mal d’utilité et de grands projets. Bref, ce qui m’intéressait était la réaction crisique colossale de l’Amérique et des dirigeants-moutons suiveurs, la réaction d’un bloc (BAO ?) déjà en crise latente, recevant le coup de boutoir qui précipite la dépression monstrueuse, la nervous breakdown.
« Mieux encore (ou pire ?), si l’on reprend l’enchaînement -des choses. Nous avançons l’hypothèse que, si n’existait pas la caisse de résonance médiatique moderne, l’Amérique ne serait pas “at war” aujourd’hui. Si les déclarations des uns et des autres (Haig, puis la suite) n’avaient fait tâche d’huile, puis servi aux TV ; puis faisant les titres des journaux, finalement imposant le fait à une administration affolée et déstabilisée [puisque surprise dans sa suffisance et son indolence], l’Amérique ne se serait pas déclarée sur cette voie dangereuse d’être “at war”, qui la met dans des obligations délicates, qui favorise les radicaux (Wolfowitz & Cie), qui la confronte à des choix impossibles. » (Extrait de la rubrique dedefensa, dd&e du 25 septembre 2001, repris dans le livre ‘Chronique de l’ébranlement, – Des tours de Manhattan aux jardins de l’Élysée’, Philippe Grasset, éditions Mols, 2003.)
Pour Covid19, naturellement, le rythme, la brutalité, la réalisation du phénomène furent très différents, considérablement plus lents et plus mesurés. Il me fut ainsi offert la possibilité, cette fois, d’exprimer le même sentiment qu’avec 9/11. On le trouve exposé dans le texte déjà référencé, avec les explications nécessaires ; on y trouve les rappels du comportement général pour cette sorte d’événements dans le passé, le changement radical aujourd’hui, et aussitôt l’explication de ce changement, comprise aussi vite que ma stupéfaction initiale devant l’événement, ainsi comprenant pareillement l’événement dans son atour classique d’une part, et d’autre part la puissance extraordinaire “du fantastique événement que constituèrent les réactions à l’événement de [la pandémie Covid19]” :
« Dans mon temps, les événements survenaient, de manière imprévue mais sans prétention comme il sied à un événement. Nous n’y étions pas préparés et nous nous y faisions, nous nous y adaptions, tant bien que mal. Notre esprit n’était pas, en un instant, emporté par la chose, notre psychologie totalement fixée, et notre jugement immédiatement conduit aux hypothèses les plus extrêmes, jusques et y compris la protestation radicale et furieuse d’ainsi céder aux emportements extrémistes.
» En d’autres mots, nous n’étions pas prisonniers des événements, sinon complices de leur aspect dramatique, qui pour le confirmer, qui pour le combattre ; nous étions confrontés à eux et nous en arrangions comme nous pouvions, jusqu’à n’en plus pouvoir comme les plus malheureux dans ces épisodes. C’était le temps du monde qui poursuit sa destinée, la vie avec ses risques, parfois la mort qui termine le récit pour en ouvrir un autre ; mais jamais vraiment l’emprisonnement ni le bouleversement de soi à la seule nouvelle de la chose, à moins d’une confrontation directe.
» Quelle différence, aujourd’hui ! De là, ma stupéfaction, une fois de plus, dans cette époque qui ne cesse de me stupéfier. C’est comme si nous attendions tous ces événement comme une catastrophe inévitable, inéluctable ; comme si nous les appréhendions sans les prévoir, simplement par l’angoisse ou la folie qui nous habite déjà. C’est une sorte de « Levez-vous vite, orages désirés », mais sans Chateaubriand, sans espérances, sans ambitions d’en faire une ouverture vers de hautes destinées comme si l’être avait le pouvoir d’intercéder auprès de la nature du monde pour forger un destin exaltant (« Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! ») ; mais au contraire comme une fatalité tragique mais nécessaire pour les plus lucides, comme une hystérie psalmodiée et enfiévrée par des visions psychédéliques pour les plus captifs...
» Le coronavirus est aussitôt apparu comme un déclencheur de plus, après d’autres et avant d’autres événements de cette trempe, des obsessions et des intuitions que nous impose et dont nous gratifie cette Grande Crise de l’Effondrement du Système, et ainsi nous-mêmes jouets de ces événements qui nous emprisonnent par ce pouvoir qu’ils ont sur nous. Nous en sommes les jouets, mais pour mon compte sans que cela soit déplorable, – au contraire même, laissez-les faire, ces forces d’au-delà de nous car ce sont elles qui nous guident selon une sagesse de l’Au-Delà... »
Vous voyez ainsi la correspondance entre les deux événements, 9/11 et Covid19, et leur commune dimension métahistorique à cause de cette époque où ils surviennent, et par conséquent de notre réaction. Ce sont des événements aussi inattendus, brutaux, incongrus, mais desquels, dans le temps d’avant, nous nous arrangions en admettant que le destin des gens est ainsi empli de mystérieuses et meurtrières occurrences qu’il faut bien accepter pour ce qu’elles sont. Mais dans le temps de la Grande Crise, point du tout ; nous réagissons avec fureur, hystérie, folles angoisses, et nous sommes “en temps de Grande Guerre” au temps de Covid 19 comme nous fûmes “at war” du temps de 9/11 sans pourtant jamais connaître des circonstances historiques qui justifiassent cette mobilisation complète des esprits conformes à cette sorte d’événements. C’est qu’alors il faut les joindre, les comprendre, les analyser en fonction d’une constante qui se trouve complètement dans notre psychologie et aucunement dans l’événement lui-même. Avant 9/11 comme avant Covid19, nous étions prêts à réagir de façon à interpréter massivement l’événement à l’aune de notre Grande Crise...
Même avant 9/11 finalement, nous étions mystérieusement prêts, lorsqu’il était écrit dans le numéro de dedefensa & eurostratégie du 10 septembre 2001, la veille du 11 et donc écrit 2-3 jours avant le 11 :
« Il y a deux ans, la question sur toutes les lèvres était “L’Amérique est-elle en train de dominer le monde ?” ; et la réponse était ponctuée de chuchotements effrayés ou de soupirs fatalistes. Aujourd’hui, plus personne ne songe à une telle question parce que, comme dans le conte d’Andersen, “le roi est nu”. Lorsque son nom est cité, lorsque sa politique est commentée, l’Amérique déclenche désormais sarcasmes, moues dubitatives, voire du mépris pur et simple. Cette tendance est dans une dynamique d’accélération grandissante, où l’Amérique voit s’effriter et se décomposer le crédit qui fonda le respect fasciné puis apeuré qu’on eut pour elle. Aujourd’hui, nous enterrons une ambition universelle. »
(Cette relativité de l’attaque du 9/11 est largement éclairée par le formidable discours du ministre Rumsfeld, le jour d’avant [9/10], qui concernait, lui, un événement bien réel et sans surprise, emportant les USA dans leur agonie. Nous écrivions dans une reprise récente du commentaire sur 9/10, parlant du “bouleversement” de 9/11 comme d’un paroxysme de notre pathologie de la psychologie venue interrompre le déroulé des événements compréhensibles : « Ce discours-là, du 10 septembre 2001, est bien sa dernière tentative et [la dernière] du genre de ce ministre, et d’un dirigeant important du Pentagone ; dès le lendemain, tout cela était emporté dans le bouleversement de l’attaque 9/11. »)
Il importe de mettre 9/11 & Covid19 en parallèle. Ces deux événements sont de la même trempe, ils sont frères jumeaux, sans rapport direct avec nos préoccupations et nos avatars épouvantables du courant, et pourtant directement liés, « comme [deux déclencheurs et deux accélérateurs] [...] des obsessions et des intuitions que nous impose et dont nous gratifie cette Grande Crise de l’Effondrement du Système. » Mais certes, entre les deux il y a presque vingt ans, le temps d’une décadence encore bien maquillée, transformée en un effondrement qui ne cache plus sa destinée.
Ce qui importe, c’est moins de comprendre, – l’inconnaissance suffit à cet égard, – que de ressentir dans toute son intuition combien ces deux événements sont deux portes successives ouvertes sur l’enfer de la décadence-effondrement, deux sas successifs brutalement béants et livrés au déferlement des tempêtes.
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