Les alertes, ou l’isolationnisme de survie

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Les alertes, ou l’isolationnisme de survie


5 janvier 2004 — C’est un étonnant dossier qui s’est ouvert avec la question des restrictions de vol entre les USA et le reste du monde, consécutivement à de prétendues alertes d’attaques terroristes. Comme par un hasard malicieux, que nous qualifierions plutôt de significatif pour notre compte, les principaux pays du “reste du monde” impliqués dans ce dossier sont ceux-là qui ont des relations compliquées, dans un sens ou l’autre, avec les USA : la France, le Mexique malgré tout, et, surtout, le cas britannique qui ne doit pas cesser de nous étonner. On dirait que les special relationships sont, en tous lieux et à toutes les occasions, une façon de faire des Britanniques le “paratonnerre” des autres : oui, les Britanniques essuient pour nous nombre des effets des actes inconsidérés, erratiques, brutaux et arbitraires, de la part de leurs amis américains.

Ainsi, depuis une bonne semaine, British Airways (BA) est l’objet de tous les soupçons américains dans cette période où les Américains sont conduits à voir un danger terroriste partout. A cette occasion, et derrière l’insipide stupidité des déclarations officielles (britanniques surtout), la réalité nous montre une extraordinaire divergence de perceptions, avec toutes les conséquences.

Le mot le plus significatif à cet égard vient justement d’un Britannique, l’expert en terrorisme Paul Beaver, journaliste au prestigieux groupe de presse Jane’s, spécialisé dans les questions de défense. Interrogé pour CBS par Joie Chen, Beaver a ce mot pour qualifier l’appréciation européenne (britannique) sur les alertes américaines, une manière à peine courtoise d’exprimer le plus complet mépris pour les capacités américaines de renseignement :


« We've got to the stage in Western Europe where nobody actually takes any notice of American alerts anymore because there's so many of them. »


Sans guère de risque de se tromper, on peut dire que c’est là l’avis le plus répandu, quasiment unanime dans les milieux professionnels en Europe. Même si le public peut se laisser impressionner, selon l’argument que si un appareil de sécurité nationale fait cela, c’est qu’il doit avoir une bonne raison (c’est-à-dire des informations), cette attitude n’est sans doute que temporaire. Les inconvénients de ce climat, de l’ostracisme américain qui s’abat sur tous les étrangers (les mesures de prises d’empreintes ont commencé aujourd’hui aux États-Unis) vont finir par avoir des conséquences désastreuses sur le climat des relations quotidiennes avec les USA. Encore cela n’est-il rien par rapport aux mesures qui seraient prises si un attentat terroriste avait lieu aux USA (le Canada en sait quelque chose, qui vient de découvrir le traitement qu’on lui réserve dans une telle occurrence).

Le contraste du sentiment du reste du monde, et singulièrement de l’Europe, avec le sentiment en Amérique est extraordinaire. Un article comme celui de The Christian Science Monitor de ce matin en témoigne, rendant compte des appréciations de la situation par les milieux des experts américains. Au scepticisme las des Européens confrontés aux mesures en cascade des Américains répond, aux États-Unis, un militantisme en apparence raisonné, qui tient quasiment pour acquis que la campagne de mesures US de ces derniers quinze jours était non seulement justifiée, mais qu’elle a sans doute évité le pire.


« Intelligence and law-enforcement officials both here and abroad say they continue to pick up specific threat information through electronic eavesdropping and interrogations of detained terrorists. Some of the intercepted conversations mention specific flight numbers, but do not include sufficient detail to piece together entire plots.

» Still, officials say, if they receive the information, it's better to err on the side of caution. “There is some intelligence that has provided names or country locations or flights that could be problematic,” says a US law-enforcement official. “It's never been this intense, in terms of security. But as long as it continues to be a viable threat, even though we've taken security precautions against a lot of this, we have to act on it.”

(...)

»  The amount of information has exploded, officials say, partly due to enhanced collection capabilities, but also because of increased cooperation between foreign governments and the US. Some 90 countries are now sharing intelligence in the war on terror.

(...)

» Authorities say the best way to counter terror activities is to use a variety of tools to keep would-be attackers off balance — like the closer scrutiny now being given to international flights. “That sends a powerful message to our enemies,” says Mr. Hoffman. “It shows we haven't grown complacent and are still willing to do what we need to do to protect ourselves.”

(...)

» Some experts suggest that, without an attack in the US soon, Al Qaeda could start to lose credibility in the Muslim world. That's just one more reason, all agree, that this is no time for complacency.

» “Al Qaeda carries out attacks on its schedule,” says an intelligence official. “The 9/11 attack and the October 2000 bombing of the USS Cole in Yemen were in the works for several years. We expect they have others in the planning stages waiting to go operational.” »


L’évolution psychologique aux États-Unis est très rapide et semble retrouver l’état de mobilisation post-9/11. (La remarque vaut pour l’establishment, politiciens, experts, journalistes, etc. Pour la population, c’est beaucoup moins sûr, et c’est là une inconnue de taille.) Cette évolution est en train, quasiment, de “légaliser” une attaque terroriste. L’événement semble paraître de plus en plus inéluctable et, s’il avait lieu, il n’étonnerait certainement pas. Du coup, les thèses comme celles du général Franks deviennent complètement acceptables, et les habituelles courroies de transmission du régime s’en donnent à coeur joie pour évoquer cette menace qui a l’avantage d’écarter toutes les préoccupations nées du fiasco irakien et de bien préparer la réélection de GW.

Mais laissons les supputations sur les possibilités plus ou moins apocalyptiques et restons-en aux faits. Les enseignements qui peuvent être proposés de cette alerte de la période 2003-2004 sont les suivants :

• Nous allons assister à une isolation massive des États-Unis, déjà agressivement repliés sur eux-mêmes (à part les expéditions militaires et les pressions sur les pays étrangers) du point de vue sécuritaire. C’est une campagne massive d’isolationnisme de survie qui s’amorce.

• Que cette campagne soit justifiée ou pas n’importe pas. La seule chose qui compte pour l’instant, pour l’administration, est qu’elle “marche” du point de vue de la campagne présidentielle. GW a tout à gagner à ces alertes ; plus encore, si les alertes s’avéraient ne pas être suffisantes pour la popularité de l’administration, des machinations pourraient naître ici ou là pour pousser à ce qui pourrait être présenté comme une attaque terroriste.

• Cette situation est encore accentuée par les concurrences bureaucratiques entre les myriades de services de renseignement, de contre-terrorisme, de police, etc. Si les mesures draconiennes sont prises, en général sur intervention d’un service ou l’autre sans aucune coordination, c’est parce que tous les services veulent se couvrir et éviter tout reproche en cas d’attentat ou de dérapage d’une part ; c’est parce que chaque service veut affirmer sa prépondérance sur les autres d'autre part.

• Les conséquences économiques vont être importantes : pour le transport aérien, pour l’industrie aéronautique par conséquent, mais aussi pour les relations économiques et d’affaires des USA avec le reste du monde. Cet isolement américain est quelque chose qui va contre la globalisation (c’est ce que remarquait Jim Lobe il y a quelque temps, à propos de la politique GW en général), et c’est évidemment un complet paradoxe qui marque l’aspect erratique et à courte vue de l’administration GW, le gouvernement qui gère la situation au jour le jour, voire heure après heure.

• D’une façon plus générale, c’est à une “fragilisation” de l’Amérique qu’on assiste, dans une période évidente de tensions promise à durer au moins jusqu’en novembre prochain (élection du président).