Les anti-missiles de Varsovie, ou la médiocrité sans fin de notre décadence

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On n’en finit pas de mesurer la décadence extraordinaire de la chose dont l’Histoire nous avait appris la prépondérance dans le destin collectif des nations. Cette phrase pompeuse n’a d’autre but que de décrire la “politique”, aux guillemets désormais obligés quand ça se trouve, et l’état où elle se trouve aujourd’hui. La signature à Varsovie de l’accord USA-Pologne sur le système anti-missiles BMDE, avec Rice du côté US, consacre pour cette étape de la crise européenne le niveau de désordre et de médiocrité où est tombée la politique européenne, cela sous les yeux indifférents ou éventuellement effrayés des dirigeants européens du même calibre que cette politique.

Le Times décrit aujourd’hui la cérémonie qui vit le “Dr. Rice”, comme la nomme les journalistes anglo-saxons sérieux et anxieux de nous rappeler que la dame est une kremlinologue avertie comme on le constate chaque jour, signer l’accord avec la direction polonaise. Rice nous rappelle, en termes d’une élégante originalité, que le système BMDE n’a rien à voir avec personne d’autre que ceux contre lesquels il est déployé, – exactement là, en Pologne, pour contrer les missiles que l’Iran aura certainement un jour dans sa boîte à outils fournie par Allah. (Ah oui, la Corée du Nord aussi, on l’avait oubliée.) «Referring to the interceptor deal with Poland Dr Rice insisted that the missile defence system would help to counter the “new threats” of the 21st century — the development of long-range ballistic missiles in North Korea and Iran. “It [the missile defence system] is defensive and is not aimed at anyone,” she said.«

Le 19 août dans le Guardian, George Monbiot avait parfaitement défini l’état des choses dans un article judicieusement titré et sous-titré : «The US missile defence system is the magic pudding that will never run out — Poland is just the latest fall guy for an American foreign policy dictated by military industrial lobbyists in Washington.» Monbiot décrit justement ce programme hollywoodien de la défense anti-missiles, né sous Reagan, qui ne marcha jamais et qui ne marchera jamais et qui, à cause de cela, est parfaitement représenté comme un énorme, un formidable magic pudding sans fin, une pompe à $milliards vers l’industrie d’armement et le complexe militaro-industriel. Mais lisez surtout la conclusion de Monbiot, ces trois derniers paragraphes et le dernier particulièrement, – comme définition impeccable de la politique étrangère et de sécurité nationale américaniste…

«US politics, because of the failure by both Republicans and Democrats to deal with the problems of campaign finance, is rotten from head to toe. But under Bush, the corruption has acquired Nigerian qualities. Federal government is a vast corporate welfare programme, rewarding the industries that give millions of dollars in political donations with contracts worth billions. Missile defence is the biggest pork barrel of all, the magic pudding that won't run out, however much you eat. The funds channelled to defence, aerospace and other manufacturing and service companies will never run dry because the system will never work.

»To keep the pudding flowing, the administration must exaggerate the threats from nations that have no means of nuking it – and ignore the likely responses of those that do. Russia is not without its own corrupting influences. You could see the grim delight of the Russian generals and defence officials last week, who have found in this new deployment an excuse to enhance their power and demand bigger budgets. Poor old Poland, like the Czech Republic and the UK, gets strongarmed into becoming America's groundbait.

»If we seek to understand American foreign policy in terms of a rational engagement with international problems, or even as an effective means of projecting power, we are looking in the wrong place. The government's interests have always been provincial. It seeks to appease lobbyists, shift public opinion at crucial stages of the political cycle, accommodate crazy Christian fantasies and pander to television companies run by eccentric billionaires. The US does not really have a foreign policy. It has a series of domestic policies which it projects beyond its borders. That they threaten the world with 57 varieties of destruction is of no concern to the current administration. The only question of interest is who gets paid and what the political kickbacks will be.»

La description est parfaite. C’est absolument vrai, la politique étrangère et de sécurité nationale des USA est devenue une “politique provinciale”, où les décisions si importantes dans leurs effets ont comme sources les petites concurrences au niveau local, entre divers groupes d’intérêt, pour savoir qui aura la meilleure part du magic pudding sans fin. Nulle autre explication ne sied mieux à l’éclairage le plus cru de notre crise que cet abaissement vertigineux de l’activité humaine la plus essentielle, la politique. La médiocrité qui caractérise le fonctionnement des structures tremblotantes de notre civilisation s’est installée dans les psychologies, formate l'activité de nos esprits, conditionne la sélection de nos élites, machine la présentation nécessairement mensongère des événements du monde, entraîne le désordre systématique de la déstructuration qu’elle suscite par sa nature même. L’explication centrale et finale de la crise de notre civilisation se trouve exactement à ce niveau, dans un contraste extraordinaire entre la petitesse banale de la cause de cette médiocrité et l’énormité apocalyptique des effets. La tragédie du monde a des aspects absolument dérisoires. Si le Diable en rit encore, on se demande si c'est de cette dérision ou de la pompe imperturbable et interminable de nos discours.


Mis en ligne le 21 août 2008 à 06H22