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7 novembre 2005 — Les banlieues qui brûlent en France, on en parle depuis le milieu des années 1970 en évitant d’aller au fond du sujet. Une telle exploration serait fort dangereuse parce qu’elle impliquerait une remise en cause de bien plus, infiniment plus que la situation des banlieues. Dit autrement, voici le constat que les commentaires qu’on entend aujourd’hui sont la répétition sempiternelle de ce qu’on dit, obstinément, depuis trois décennies. Le débat n’a pas avancé depuis parce qu’il ne peut pas avancer ; parce que (bis repetitat sous d’autres termes) on s’interdit toute réflexion au-delà d’une limite qui interdit d’aller considérer les faits historiques non expurgés par le conformisme général, les positions idéologiques d’autres temps où fut enclenché le mécanisme menant à la crise des banlieues, les considérations de civilisation dépassant largement le sujet des banlieues.
Les commentaires qu’on entend et lit aujourd’hui en général reflètent par ailleurs parfaitement l’état des esprits, sinon l’état d’esprit du monde politique et de ceux qui lui sont associés (monde universitaire, monde médiatique, etc.). Non que ces commentaires soient stupides ou insensés mais parce qu’ils sont vains en général, et accessoirement irresponsables (l’irresponsabilité commençant par le refus d’envisager le problème sur le fond) ; et, en fait d’irresponsabilité pour le personnel commentateur, les rôles sont distribués selon l’habituel répertoire démocratique, avec le pompon à l’opposition (celle-ci étant de gauche, et d’une gauche d’une médiocrité jamais atteinte depuis le Congrès de Tours sinon la Révolution de 1789, les sottises conformistes et bien-pensantes progressistes volent en tous sens).
… Par conséquent, nous hésitions à apporter notre pierre à un édifice si suspect. (Nous nous employons à explorer par ailleurs ce que nous entendons par : “en évitant d’aller au fond du sujet, qui impliquerait une remise en cause de bien plus que la situation des banlieues”, — au contraire en n’hésitant plus à y aller, dans une Analyse à venir.) Nous nous départons aujourd’hui de cette réserve avec quelques remarques qui évitent la sociologie (certainement pas), l’idéologie (surtout pas), la Morale (Dieu nous en préserve). Il s’agit de remarques portant sur la perception de la crise, — parlons ici d’un “climat”, disons de “la couleur”, du ton des commentaires… Nous sommes obligés d’écrire aussi vaguement parce que la matière que nous voulons mettre en évidence est vague elle-même, et doit être montrée, à défaut d’être démontrée, — justement, elle doit être montrée “par défaut”.
Ce qui nous frappe, c’est l’absence presque complète, autour de la crise des banlieues, d’une rhétorique “terrorisme-guerre de la terreur” pour la définir. (Par exemple, dans l’émission Ripostes, hier à 18H00 sur Arte, avec des élus, divers spécialistes, comme d’habitude de tendances diverses, il ne fut fait allusion qu’une fois aux islamistes, et d’une façon volontairement anecdotique: un représentant d’un syndicat de la police parla de “manipulateurs”, c’est-à-dire d’éléments extérieurs “prenant le train en marche” des troubles pour les exacerber. Il cita après quelques autres catégories comme les dealers de drogue, l’hypothèse de “quelques barbus”, terme générique pour désigner les islamiques, en insistant sur leur petit nombre et leur absence de plan concerté.) Proposons une analogie hypothétique en posant une hypothèse infondée du point de vue des sociologies concernées (concentration de banlieues à fortes populations musulmanes aux USA), mais c’est l’esprit de la chose qui nous importe, — imagine-t-on une seule seconde ce que serait le commentaire d’un Charles Krauthammer, d’un Ralph Peters, voire d’un Bush lisant son discours sur des événements de cette sorte aux Etats-Unis, avec les mêmes “communautés” si elles existaient? Ce ne serait qu’un cri avec plusieurs formulations: “Al Qaïda”, “jihad”, “manipulation islamiste”. (Au Royaume-Uni, on se trouverait à mi-chemin. Malgré la récente rhétorique de la terreur, les Britanniques restent assez retenus pour cette sorte d’interprétation, de perception.)
Ce fait nous paraît intéressant, — celui de la perception, justement. Nous ne disons pas que les islamistes n’ont rien à voir ou qu’ils ont une partie, beaucoup ou tout à voir dans ces troubles. Cela n’est pas la question débattue. Nous disons que, face à une crise de cette ampleur, qui concerne d’une façon évidente au moins une communauté marquée par une religion précise (les musulmans) dont on connaît l’implication dans la rhétorique de la terreur, qui concerne également des hypothèses largement répercutées de manipulation, la première réaction instinctive, si pas intuitive, est de ne pas songer à l’explication du terrorisme islamiste.
Cela marque une différence fondamentale, établie depuis le 11 septembre 2001 au cœur de l’hémisphère occidental, et qui ne saurait que perdurer, s’accroître, empirer. Il s’agit d’une différence de perception entre l’Amérique et le reste. Notre réaction aujourd’hui, face à la crise des banlieues, est la même qu’elle aurait été il y a 10 ou 15 ans (ce pourquoi nous disons que tous les commentaires conjoncturels ont été dits et redits mille fois). Précisons bien : elle est la même qu’il y a 10 ou 15 ans, comme si le 11 septembre 2001 n’avait pas eu lieu.
Le monde changé par le terrorisme est une idée américaine. Le terrorisme n’a pas changé le monde mais il a changé l’Amérique. William Pfaff le dit excellemment dans un article sur la torture (« What we’ve lost, George W. Bush and the price of torture »), dans Harper's Magazine, dans le numéro de novembre 2005:
« American policy on Iraq is condemned abroad by most of the democracies, in part for the practical reason that this policy has manufactured terrorism and nationalist resistance to the United States and its allies inside Iraq and so far has succeeded only in escalating the crisis between the Western powers and Islamic society. The American insistence that September 11, 2001, was the defining event of the age, after which “nothing could be the same,” is regarded as simply untrue. The only thing that really changed was the United States. That it may never again be the same is profoundly depressing. Foreign observers are disturbed that American elites seem unable to understand this. »
La perception que la crise des banlieues en France est d’essence sociologique, économique, voire criminogène, liée au banditisme international ou/et à la criminalité régionale (c’est l’hypothèse principale qui revient pour la manipulation), plutôt que liée à des hypothèses idéologiques islamistes, — cette perception est largement partagée sinon unanimement acceptée hors de France. (Les commentateurs américains suivent cette analyse sans préoccupation particulière, notamment celle que l’on expose ici. Mais cela ne se passe pas en Amérique donc ils s’en foutent. Tout juste songent-ils à mettre en évidence les avatars d’une France qu’en général ils détestent. Cela, au moins, est de bonne guerre et compréhensible pour le commun des mortels.)
Cette différence d’appréciation de la situation du monde est importante pour ce qui suivra cette crise, dans la mesure où cette crise rendra plus aiguës les perceptions, et plus vives les réactions. La crise des banlieues, à un moment ou l’autre, aura son effet au niveau de la question de la politique générale à suivre. On y retrouvera, exacerbées, les contradictions et les oppositions.
• En France, et en Europe alentour, l’accent sera mis sur la recherche de solutions impliquant évidemment l’intervention des autorités gouvernementales, et l’accent mis sur des modèles sociaux de protection et d’incitation à diverses initiatives. La crise des banlieues va accroître les exigences d’interventionnisme étatique dans tous les domaines. C’est parce que l’esprit européen tend à lier de façon très serrée les questions sociologiques et économiques d’une part, les questions sécuritaires d’autre part, avec l’aspect politique pour chapeauter le tout.
• Les Américains reviendront à leurs réflexes habituels, sans s’attacher au rapport de ces réflexes avec la réalité, sans non plus se préoccuper des contradictions entre ces réflexes. L’un de ces réflexes est de prôner que le libéralisme et la globalisation, et le refus de l’interventionnisme du gouvernement, sont les seules prescriptions concevables pour résoudre n’importe quelle crise économique et sociologique, — et cela vaut donc pour les banlieues comme pour le reste. L’autre est de faire passer toute solution à des problèmes de troubles comme la crise des banlieues au niveau sécuritaire sur le long comme sur le court terme, en l’insérant dans le schématisme de la guerre globale contre la terreur. L’explication finale qui sera proposée par les Américains pour la crise des banlieues sera donc liée au terrorisme et au phénomène islamique.
Il n’y a aucune intention, dans ce propos, de faire l’apologie d’un groupe et pas de l’autre. Les dirigeants français et l’intelligentsia qui les entoure et les rassure dans des querelles de principes irresponsables ont la responsabilité d’avoir entretenu par leur inaction et leur irresponsabilité le pourrissement de la situation des banlieues. Ils ont la responsabilité de refuser de considérer les vraies causes de cette crise, comme on l’a dit plus haut. Ils n’ont donc rien, ni de la vertu civique, ni de la vertu de l’esprit. Par contre, ce que nous voulons mettre en évidence, c’est que, même à ce niveau de médiocrité, les réflexes et les perceptions spécifiques existent encore. Ils sont ce qu’ils sont, complètement étrangers aux réflexes américains. Quelle que soit l’émotion spécifique soulevée par la crise des banlieues, il reste qu’il s’agit là, à notre sens, d’un enseignement important parce qu’il gouverne l’avenir dans ce que celui-ci a de plus essentiel.
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