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Bruxelles, le 1er novembre 1998. —
L'Union européenne (UE) est avant tout un projet politique : celui de l'intégration européenne, qui prétend transcander les rivalités du passé et faire émerger les intérêts communs de l'Europe (« celle qui voit loin », en grec) face, notamment, au phénomène de la globalisation. Ce concept géopolitique en construction est pourtant souvent présenté, soit en alibi de mesures impopulaires, soit comme une bureaucratie dotée de pouvoirs et de moyens d'action diversifiés, ainsi que d'une capacité d'action spécifique. La réalité est que cette bureaucratie n'est qu'un instrument aux mains de chacun des quinze États-membres comme de l'ensemble de l'UE, à chaque étape du processus de décision politique : en amont de la préparation des propositions et au cours de l'élaboration des propositions par la Commission, au moment de la prise de décision par le Conseil (les quinze ministres compétents), et, juste auparavant, lors des prises de position du Parlement européen, enfin au titre des compétences d'exécution. Le “poids” de cet instrument, c'est sa permanence et sa présence dans l'ensemble du processus. Il peut alors devenir, et devient souvent, un enjeu politique en soi pour assurer, soit un contrôle direct, plus apparent que réel, soit un contrôle indirect, le remote control de la tradition anglo-saxonne. On doit donc sortir de ce schéma noir et blanc simpliste : vous êtes pro-européen et vous entrez dans la logique communautaire, vous êtes anti-européen et vous la repoussez ; ou bien encore : vous êtes pro-européen et vous profitez des actes de la bureaucratie européenne, vous êtes anti-européen et vous n'en profitez pas.
Depuis leur adhésion en 1973, les Britanniques, maîtres du “jeu” bureaucratique jusqu'à en faire un “Grand Jeu” à la Kipling, offrent un exemple édifiant de la complexité de cette situation. Du point de vue politique, en tout cas de la position politique théorique, le Royaume Uni a toujours défendu une position extrême, et singulièrement ces dernières années : un refus affirmé de l'option fédéraliste et une opposition systématique à tout processus qui s'apparenterait de près ou de loin à la plus petite possibilité d'une intégration de type supranational. On pourrait en déduire que le Royaume Uni refuse le jeu des institutions communautaires, d'autant qu'il dénonce souvent leurs tendances supranationales qu'il juge dangereuses pour sa souveraineté nationale. La réalité présente un tableau inverse. Qu'ils soient à l'extérieur (fonctionnaires britanniques à statut national traitant avec les institutions européennes) ou de l'intérieur (fonctionnaires européens de nationalité britannique), les Britanniques ont, vis-à-vis des institutions communautaires, et précisément de la Commission européenne, une attitude si active qu'on peut la qualifier d'“activisme”.
« Les Britanniques ont vis-à-vis des organisations européennes la même attitude qu'ils ont vis-à-vis de n'importe quelle organisation internationale », commente un fonctionnaire européen, non-Britannique certes mais avec l'expérience de plus de vingt ans passées au sein de la Commission. Ce constat signifie que les Britanniques n'ont, dans leur comportement bureaucratico-politique, aucune considération particulière pour les institutions européennes. Ils ne ressentent, vis-à-vis d'elles, aucun devoir particulier, et leur comportement ne reflète aucune loyauté spécifiques, ce qui n'exclut pas une “compétence professionnelle” affichée et reconnue. Leur comportement général vis-à-vis d'une organisation internationale est extrêmement simple : il s'agit de faire ce que les trotskistes nomment de l'“entrisme” ; l'investir, y participer le plus habilement possible, c'est-à-dire en fonction de considérations stratégiques et tactiques spécifiques, et là, veiller aux intérêts britanniques.
Quelle vision les Britanniques ont-ils de l'organisation et du fonctionnement d'une organisation internationale ? Ils s'en tiennent au simple enseignement des réalités, que nous pouvons constater sans la moindre difficulté, tant dans l'histoire que dans l'actualité. Les grands événements internationaux impliquant alliances et coopération sont, par exemple, significatifs à cet égard. Lorsqu'une coalition militaire est formée, une vraie coalition où tous les partenaires ont une importance effective fondamentale (le contraire de la fausse coalition de la guerre du Golfe, où les Américains auraient pu se passer de leurs alliés sur le terrain), le chef nommée à sa tête subit des handicaps considérables, que le prestige du titre et de la fonction dissimule souvent.
Générallissime des armées alliées sur le front Ouest en février 1918, le général Foch avait constaté cette distance entre l'apparence prestigieuse et la réalité ; on connaît son mot fameux sur l'admiration fort diminuée qu'il éprouvait pour Napoléon (bataillant contre des coalitions), tant il avait pu constater combien une coalition est le champ clos d'un affrontement des intérêts nationaux où le commandant en titre a peu à dire. Il y a aussi les colères fameuses du général Patton, en 1944, lorsqu'il constatait durant la campagne de France combien son chef le général Eisenhower, Américain comme lui et représentant pourtant la puissance majeure de la coalition, prenait soin de ménager le maréchal Montgomery au dépens des chefs américains, pour éviter tout problème diplomatique avec l'allié britannique.
C'est par conséquent avec à l'esprit le principe essentiel, quoique non-écrit, du fonctionnement de ce type d'organisation que les Britanniques considèrent les institutions européennes : la direction suprême (présidence ou secrétariat général) n'a pas du tout les mêmes pouvoirs ni les mêmes orientations qu'une direction suprême dans une organisation nationale. Un président ou un secrétaire général y est moins un chef qu'un coordinateur, et par conséquent l'intérêt de la fonction (par rapport àl'intérêt d'autres fonctions qu'on reçoit en compensation si on n'a pas la direction suprême) est discutable du point de vue des intérêts nationaux. Un président ou un secrétaire général subit autant d'entraves qu'il a de pouvoirs, et sa position suppose des responsabilités visibles qui sont souvent dommageables aux intérêts nationaux, voire aux intérêts de l'organisation qu'il dirige. Lorsque le conglomérat franco-italien ATR produisant des avions court et moyen-courrier voulut (en 1991) racheter la firme canadienne De Havilland Canada, le commissaire Leon Brittan se prononça contre la transaction parce que « la concentration envisagée créerait une position dominante forte et inattaquable sur le marché des avions de transport régional àturbopropulseurs ». Sir Leon préservait ainsi les intérêts de British Aerospace sur le marché du transport régional. Il réussit à faire avaliser cette approche sectorielle par la Commission (décision du 2 octobre 1991 de ne autoriser le rachat), alors que celle-ci prend d'habitude en compte l'ensemble des activités des entreprises en cause au regard de l'équilibre du secteur considéré, et particulièrement dans le cas des industries stratégiques. Considérée en général comme contraire aux intérêts européens, la thèse Brittan rencontrait la très nette hostilité (avant tout pour des raisons de principe) du président de la Commission Jacques Delors ; celui-ci s'abstint pourtant de s'y opposer lors des délibérations du Collège, parce qu'en pareille circonstance, quand une entreprise de son pays est concernée, le président se doit d'adopter une attitude de soutien de principe, ou, à l'extrême rigueur, d'abstention à l'égard de la position débattue.
Cette réalité si spécifique des coalitions comme des organisations internationales échappe souvent aux Français, qui raisonnent trop en termes de prestige et de hiérarchie et s'en tiennent le plus souvent à l'appréciation cartésienne des fonctions (un président est un chef, il en a donc les pouvoirs sans restriction). Indifférents dans ce cas à un decorum dont ils ne voient aucun effet pratique bénéfique, les Britanniques raisonnent avec un froid pragmatisme. Ils ont effectivement “investi” les institutions européennes, dès leur entrée dans l'Europe, sans s'encombrer de préjugés ni du moindre état d'âme. Une seule règle : l'efficacité au nom des intérêts nationaux.
Ayant observé le comportement des Britanniques au sein de la Commission et des organisations annexes, le fonctionnaire cité plus haut avance cette appréciation schématique, qui apparaît du plus grand intérêt tant elle suppose une démarche mûrement réfléchie de la part des Britanniques : « Les Britanniques ont organisé leur investissement de ces organisations selon leur propre schéma impérial. Ils y ont cherché les points d'appui et les places stratégiques, comme ils avaient choisi de tenir Gibraltar, Malte, Chypre, l'Egypte, Aden, etc., parce que ces points permettaient de contrôler l'espace stratégique qu'ils avaient décidé d'investir.
L'organisation des Britanniques au sein de la Commission et des organes communautaires associés est telle qu'on peut parler d'une structure en réseau. Effectivement, les Britanniques parlent du Network (“le Réseau” en anglais) pour désigner cette structure. Il est composé d'une partie importante des fonctionnaires européens de nationalité britannique, auxquels s'ajoutent des fonctionnaires nationaux détachés. Ces “membres du Réseau”, pour poursuivre en employant le vocabulaire technique du renseignement, sont désignés comme des Network Contact Points. Leur rôle au sein de la Commission est déterminé de façon technique et précise ; les Network Contact Points ont au moins trois missions :
• “En amont” du fonctionnement bureaucratique, identifier dans les dossiers en cours d'élaboration ce qui intéresse le Royaume-Uni et concerne les intérêts nationaux de ce pays.
• “En aval”, intervenir dans la mesure de leurs possibilités pour modeler et/ou orienter le traitement et l'évolution des dossiers en cours dans un sens favorable aux intérêts du Royaume-Uni.
• D'une façon plus générale, observer l'évolution de la situation bureaucratiques pour repérer les postes devenant vacants et identifier leur importance stratégique dans le dispositif général, de façon à donner au Royaume-Uni le temps de préparer son action, éventuellement pour tenter de faire occuper par un fonctionnaire d'origine britannique un poste jugé stratégiquement important.
Du côté purement britannique, explique encore notre source, il apparaît probable qu'il existe à Londres un organisme centralisateur de l'action britannique dans les milieux institutionnels européens. L'hypothèse avancée est qu'il pourrait s'agir du Joint Intelligence Committee, rassemblant et coordonnant pour le Foreign Office une action nécessairement interministérielle (plusieurs ministères sont évidemment concernés par l'action communautaire). L'hypothèse sur les “liens” entre Bruxelles et ce “comité” à Londres est renforcée par le fait que deux chefs de cabinet successifs de Leon Brittan sont ensuite passés à la présidence de ce Joint Intelligence Committee.
D'un point de vue plus général, les Britanniques sont très attentifs à suivre le fonctionnement des institutions européennes pour faire avancer leurs intérêts nationaux à partir de positions qui leur sont naturellement allouées dans le cadre de la structure diplomatique et bureaucratique normale. La représentation permanente du Royaume Uni auprès de l'UE, donc de la Commission, joue avec efficacité son rôle naturel de protectrice et de gestionnaire des intérêts britanniques. A l'intérieur même de la Commission, sir Leon Brittan joue un rôle déterminant pour les intérêts britanniques dans le fonctionnement bureaucratique de l'institution européenne. Commissaire influent avec sa position de Vice-Président, sa charge des relations commerciales entre l'Europe et les États-Unis, sa très grande expérience des questions et des milieux européens, Brittan montre un talent reconnu par tous, y compris ses adversaires, et une habileté hors de pair à intervenir dans les processus bureaucratiques et dans les milieux européens.
Cette organisation informelle se double d'une attention constante pour les intérêts britanniques dans le comportement diplomatique et bureaucratique. Notre source compare ainsi l'attitude des Britanniques à celle des Français lorsque se présente l'opportunité d'un poste ou d'un dossier important : « Les Britanniques ont une approche très habile. Ils signalent qu'ils ont un de leurs fonctionnaires disponibles pour tel poste ou tel dossier, avec une expérience importante dans le domaine concerné. D'une certaine façon, ils disent à la Commission : “Nous voulons bien vous prêter ce fonctionnaire pour vous aider.” Ils donnent l'impression qu'ils aident la Commission et ne manifestent pas trop leur intérêt pour le poste ou le dossier ; la Commission se sent plutôt en position de débitrice, et elle a tendance à accepter la proposition britannique avec reconnaissance, sinon empressement. » Les Français agissent de façon complètement différente : « Ils indiquent aussitôt que tel poste, tel dossier les intéresse, et ils réclament le poste pour eux. Soit la Commission ne le leur donne pas, soit elle le leur donne, mais avec la sensation d'ainsi faire un cadeau aux Français. »
L'activisme britannique, bien connu dans les circuits bureaucratiques internes de la Commission, est imité avec plus ou moins de bonheur par d'autres pays. Les Allemands sont les plus actifs à cet égard, ils le sont d'autant plus fortement depuis la réunification et l'évolution de ce pays dans l'après-Guerre froide. Au sein de la Commission, leurs fonctionnaires représentent en général la répartition des influences des différents partis politiques, parfois avec des positions de forces différentes que celles qu'on constate sur l'échiquier politique allemand. C'est ainsi que le Commissaire Bangemann, qui dirige la puissante Direction Générale III (Affaires industrielles, Technologies de l'information et des télécommunications), est considéré comme plutôt proche des milieux patronaux allemands et par conséquent du parti libéral FDP ; la Commissaire Monika Wulf-Mathies (Politiques régionales, Relations avec le Comité des régions) est, elle, une proche de la CDU/CSU (Kohl). Même un parti d'opposition (jusqu'aux élections de septembre) comme le SDP avait ses “représentants” au sein de la Commission, tel l'actuel secrétaire général du Conseil des ministres, l'Allemand Trumpf. [On verra avec la future Commission comment le changement politique à Bonn modifie cette répartition, lors du renouvellement de la Commission et de l'entrée en fonction du “Haut Représentant pour la PESC” (Politique Étrangère et de Sécurité Commune), fin 1999.]
« Les Allemands ont pris l'habitude ces dernières années d'intervenir nettement en faveur de leurs intérêts, explique notre source. Ils agissent à l'imitation des Britanniques, mais avec moins de finesse et d'habileté bureaucratique, et ils s'entendent souvent avec eux pour se partager les influences, laissant les Français en position isolée. On a bien du mal àretrouver au sein de l'activité bureaucratique de la Commission l'expression concrète et efficace de l'axe franco-allemand que les Français mettent systématiquement en avant pour définir l'évolution de la construction européenne. S'il y a un axe, de pure circonstance certes mais néanmoins bien réel, il est germano-britannique. » Les résultats obtenus ne sont pas négligeables. Dans les délégations de la Commission auprès de 122 pays et 5 organisations internationales, les Allemands occupent 25% des postes de fonctionnaires de catégorie A (chef de délégation, administrateur principal et administrateur). A l'intérieur de la Commission, ils ont manoeuvré avec les Britanniques pour tenter de contrôler les capacités de planification diplomatique en cours d'élaboration à la Commission, à la DGIA (Direction Générale chargée de la PESC), et au secrétariat général du Conseil des ministres. Ils ont placé certains de leurs fonctionnaires à des postes-clé pour cette activité (un Allemand a remplacé un Britannique à la DGIA, un Allemand est à la tête de l'unité “Coordination & Analyse” au secrétariat général du Conseil, assisté d'un diplomate britannique détaché).
Plus encore, l'activisme allemand se développe au niveau des aides diverses accordées, notamment dans le cadre des programmes PHARE et TACIS, à certains pays d'Europe centrale et de l'est avec lesquels les Allemands ont des liens privilégiés. On cite le cas d'aides de type industriel et commercial dirigées vers ces pays et qui ont finalement profité de façon concrète et mesurable à des sociétés commerciales et industrielles allemandes par le biais d'accords existant entre ces sociétés et leurs correspondants dans les pays concernés. « Si on faisait les comptes réels, remarque un analyste indépendant qui suit les affaires communautaires, on découvrirait combien l'argument allemand selon lequel l'Allemagne donne plus à l'Union Européenne qu'elle n'en reçoit est très largement contestable. Avec ces aides diverses dont l'Allemagne fait indirectement profiter son industrie et qui accroissent son influence dans des pays comme la Tchéquie ou la Pologne, c'est plutôt le contraire qu'il faudrait envisager : l'UE rapporte plus à l'Allemagne qu'elle ne lui coûte. »
D'autres pays encore ne restent pas inactifs dans l'organisation de leur présence au sein de la Commission. Les Italiens sont attentifs à redéployer leur pénétration en fonction de leurs intérêts nationaux, au lieu d'une répartition selon des intérêts régionaux et partisans comme c'était le cas jusqu'ici. Les Espagnols, essentiellement dans la Direction Générale du Commissaire et Vice-Président Manuel Marin (relations extérieures avec les pays de la Méditerranée du Sud, du Moyen et du Proche-Orient, de l'Amérique latine et de l'Asie, questions d'aide au développement), montrent une orientation géopolitique très spécifique : ils s'attachent à contrôler tous les postes qui, à l'intérieur de cette Direction Générale, gèrent les rapports de la Commission avec les pays du bassin méditerranéens.
L'attitude de certains pays d'agir en faveur de leurs intérêts nationaux à l'intérieur de la Commission est désormais une pratique répandue. On peut la considérer comme une attitude déontologiquement critiquable, constituant une atteinte à un “esprit européen” impliquant de la part des fonctionnaires concernés la loyauté à l'égard de l'institution où ils travaillent. Mais cette évolution n'est pas accidentelle ni le produit de la seule tactique, elle reflète une situation et un climat, au sein de ces institutions et organes, profondément marqués par l'incertitude.
La Commission européenne se trouve aujourd'hui dans une situation politique de grande faiblesse. Depuis le traité de Maastricht et les avatars qui l'ont accompagné (référendum acquis de justesse en France, référendum négatif au Danemark), la situation des institutions européennes, en termes d'influence, de capacité d'initiative et par conséquent de capacité d'action, n'a cessé de se dégrader. Les événements extérieurs y ont beaucoup contribué, notamment ceux qui se déroulaient dans les domaines nouvellement explorés par le traité, et qui concernent la PESC. La crise bosniaque, l'extension des domaines d'intervention de l'OTAN, le refus de la très grande majorité des Européens de prendre en charge leur sécurité et l'échec de transformer l'UEO (Union de l'Europe Occidentale) en une organisation de défense active, l'acceptation passive du rôle prépondérant des États-Unis dans ce domaine, ont largement fait reculer la position européenne en ce qui concerne les questions de sécurité et de défense, et au-delà, les questions d'une éventuelle politique étrangère commune. Tout cela fait de la PESC un échec, qui affecte l'UE, et plus particulièrement la Commission — qui n'y a pourtant qu'un rôle secondaire — du fait de sa qualité de bouc émissaire traditionnel.
L'importance des domaines où non seulement la dynamique européenne ne s'est pas imposée, mais où elle a même reculé par rapport à la période immédiatement pré-Maastricht, est suffisamment grande pour que cette situation ait influencé tout le reste des activités européennes. Le succès du lancement de l'Union économique et monétaire (UEM) et les effets positifs de l'euro, notamment face aux crises financières internationales cumulées, est portée au crédit de la Banque Centrale Européenne (BCE), beaucoup plus qu'à celui de la Commission. Celle-ci tend àse replier sur elle-même, à adopter une attitude beaucoup plus passive qu'elle n'avait auparavant, à se transformer en “Agence de gestion européenne”. Ce recul de la volonté d'initiative et de proposition de la Commission, pourtant l'une de ses “raisons d'être”, coïncide avec l'activisme croissant des nations en son sein, en l'expliquant en partie.
Les partisans du projet européen déplorent cette orientation, et avec des raisons qu'on comprend évidemment. Cela admis, il s'agit d'un fait politique évident, dont on ne peut pas ne pas tenir compte.
Dans ce contexte, le cas des Français est intéressant à observer. La Commission européenne garde en France sa réputation de “monstre supranational” occupé à dicter aux pays souverains des politiques qui ne sont pas nécessairement de leurs intérêts, et au-delà, à pratiquer une attaque constante contre la souveraineté nationale. La réalité de la situation bruxelloise montre que cette appréciation est pour le moins exagérée — quand elle n'est pas fausse puisque la Commission propose mais ne décide pas —, et à un point tel qu'on peut se demander si les Français ne projettent pas dans leur appréciation de la Commission certains des problèmes intérieurs qui secouent leur pays, dans les domaines fondamentaux de l'identité, de la souveraineté, etc. Les Français n'ont pas encore perçu que la Commission est devenue une masse bureaucratique affaiblie, craintive, et laissant ainsi le champ libre aux affrontements des intérêts nationaux ; ils continuent à la craindre, à s'en garder, littéralement à la tenir à distance.
D'autre part, si elle est affaiblie et sur la défensive, cette “masse bureaucratique” forme toujours un ensemble complexe de mécanismes intervenant fortement dans la vie communautaire, parce que les divers pays concernés l'ont voulu ainsi. Dans cet ensemble de situations parfois contradictoires, la France se montre fort peu adroite. Citons à nouveau notre source, comparant l'attitude britannique et l'attitude française : « Les Britanniques n'aiment pas la Commission européenne, alors ils se demandent comment mieux la pénétrer pour annihiler ses aspects qu'ils jugent négatifs et se servir d'elle. Les Français, eux, s'en méfient, et ils la tiennent à distance, et par conséquent ils ne l'utilisent pas ... »
Cette perception fait que les Français tendent à apprécier les actions les plus notables émanant de la Commission d'un point de vue confus, voire contradictoire. Il y a l'exemple de l'initiative dite New Transatlantic Market (NTM), lancée au printemps par sir Leon Brittan et aussitôt bloquée par la France qui la voyait justement comme une tentative forcée d'imposer un “grand marché transatlantique”, une vaste zone de libre-échange Europe-USA qui aurait comme effet de diluer toute perspective d'une Europe affirmée et volontariste.
L'image conservée de cet épisode par les Français tend à assimiler Brittan à la Commission : pour les Français, il s'agit bien d'une initiative de leur “bête noire” (Brittan), qui ne fait finalement que refléter l'action générale de la Commission. La façon dont NTM a été lancée donne une appréciation très différente. Le processus même adopté par Sir Leon est une indication claire : « Il s'est agi d'un véritable coup d'État à l'intérieur de la Commission », résume une autre source à la Commission. Brittan a préparé NTM sans consultation préparatoire de sa propre bureaucratie de la Direction Générale I, il n'a pas emprunté le cheminement bureaucratique habituel pour amener NTM devant le Collège des Commissaires, et a emporté leur adhésion (seul le Commissaire français de Silguy s'y est vainement opposé) plus à cause de leurs divisions et de leurs intérêts corporatistes et bureaucratiques qu'à cause d'une éventuelle conviction à ce propos. NTM est passé au sein de la Commission parce que celle-ci est aujourd'hui faible, divisée et sans cohésion ; et NTM est bien entendu bien plus le produit d'une politique personnelle (celle de Brittan et du clan libre-échangiste et pro-américain qu'il représente de facto) que celle d'une soi-disant politique communautaire européenne que la Commission est aujourd'hui bien incapable d'exprimer.
Il faut bien comprendre ceci en poursuivant le cas Brittan, et là encore il est nécessaire que les Français modifient leur perception : Brittan n'est absolument pas ce qu'on désignerait de façon expédiée comme une sorte de “suppôt de la supranationalité européenne” ; c'est lui qui disait, à mots châtiés mais assez clairs, aux ultras anti-européens du parti conservateur tel Michael Portillo qui, à l'automne 1996, dénonçaient la Commission comme à leur habitude, qu'il était plus habile et efficace de travailler en son sein, éventuellement (ou naturellement ?) à l'avantage du Royaume Uni — et d'ailleurs avec la réserve de plus en plus justifiée que la politique Brittan/libre-échangiste n'est pas, ou plus nécessairement celle qui correspond aux intérêts généraux du Royaume-Uni. Brittan est d'abord un libre-échangiste, et par conséquent un transatlantiste avant d'être un européen, et même au lieu d'être un européen. Certains à la Commission estiment que son initiative NTM n'avait d'autre but que de torpiller l'euro en organisant cette grande zone de libre-échange où la monnaie commune aurait par avance perdu toute chance de devenir un jour un concurrent “musclé” du dollar. Avec le cas Brittan également, les Français auraient dû comprendre qu'à la Commission, comme dans toute organisation supranationale, “le mieux est l'ennemi du bien” ; ils avaient unanimement réagi avec hostilité lorsque, en 1995, Brittan était venu à Paris plaider pour un soutien français à sa candidature comme président de la Commission pour remplacer Delors (on se rappelle une émission de L'Heure de Vérité, où Brittan, dans son excellent français, exposa sa candidature et demanda le soutien de Paris). Quelle erreur ... Un Brittan président de la Commission n'aurait jamais pu faire tout ce que Brittan y a fait depuis, comme vice-président d'autant plus puissant à la Commission que la présidence y est faible depuis 1995, et sans la position de responsabilité et la mission impérative de compromis qu'implique la présidence. Un Brittan président n'aurait jamais pu lancer quasi-clandestinement sa NTM ni l'imposer au Collège des Commissaires comme il le fit ; ni, peut-être, se préparer à récidiver comme il pourrait faire, avant son départ à l'automne 1999.
Ainsi la France manque-t-elle, vis-à-vis de l'Europe et de ses institutions, de la vision moderniste dont ses intellectuels font, dans les salons parisiens et pour leur compte, leurs choux gras. Cette vision moderniste est de bien embrasser la situation nouvelle où les institutions internationales et transnationales qui pullulent aujourd'hui, et donc la Commission européenne en tête, ne constituent pas la simple addition de leurs composants, mais un monde nouveau, différent en substance, avec ses propres fonctionnements et règles. Et là-dedans, puisque décidément les intérêts nationaux subsistent évidemment, le devoir d'une nation est de s'y adapter pour mieux défendre ses propres intérêts. Ce n'est pas trahir un “esprit commun” dont on se demande parfois s'il existe vraiment ; c'est conforter l'intérêt national et, à partir de cette position, si telle est la politique qu'on a choisie, pouvoir éventuellement mieux agir en faveur de cet “esprit commun”.
Philippe Daber (*)
(*) Philippe Daber est le nom de plume d'un fonctionnaire (français) de la Commission européenne.