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Le texte « Is Preemption a Nuclear Schlieffen Plan? » est venu à notre connaissance à partir d'une citation qu'en fait Jason Vest dans un article très récent de The American Prospect. Vest qualifie ce texte du “Dr. Werher” de cette façon : « One article that has been making the rounds among career military officials -- and that should be fodder for a wider public debate. ».
Il s'agit d'un texte écrit par le “Dr. Werther”, cette signature étant présentée comme « the pen name of a defense analyst based in Northern Virginia » (il s'agit certainement d'un analyste connu, que Jason Vest connaît et dont il nous laisse entendre qu'il est notoirement connu dans les milieux de la défense US) ; le texte est publié sur le site Defense and National Interest (DNI), connu comme étant le site qui abrite les travaux de ces réformateurs militaires américains à la fois sérieux et originaux, tels Frank Spinney ou le colonel John Boyd. (Retiré de l'USAF et décédé en 1997, John Boyd fut le créateur de ce qu'on désigne comme « le mouvement des réformistes militaires ».) Du site DNI, Jason Vest explique qu'il est « widely read in defense circles ».
On peut donc refaire la filière
L'intérêt du texte de Werther est effectivement qu'il s'appuie sur une référence historique qui nous est proche, le plan du général von Schlieffen, qui fut appliqué en août-septembre 1914 et dont le but stratégique était de détruire la puissance militaire française et d'éliminer la France en tant qu'acteur essentiel de la situation européenne. Comme l'a très bien défini l'historien britannique Liddell Hart, le plan Schlieffen enregistra de remarquables succès tactiques pour aboutir à une défaite stratégique de première grandeur. C'est cet enchaînement paradoxal qui est intéressant et qui fait le sel de la référence de Werther, — cet enchaînement continu de victoires tactiques aboutissant à une défaite stratégique.
(La défaite stratégique allemande, qui est la conséquence d'une vista française distinguant le moment essentiel où le contexte tactique devient stratégique pour lancer la contre-attaque victorieuse, celle de la grande victoire de la première bataille de la Marne, est due à une conjonction de circonstances et de talents qui rend difficile d'en désigner l'architecte. Cela aussi participe de l'ambiguïté générale, qui fait que les victoires tactiques successives culbutent soudain sur une défaite stratégique. La version et l'historiographie officielles désignent Joffre comme le vainqueur de la Marne. Liddell Hart est très vif pour contester cette version. (Voir son livre Réputations, publié en 1930.) Liddell Hart attribue le mérite de cet aspect stratégique de la victoire française au seul général de la Grande Guerre qui, à son avis, eut une vision napoléonienne de la guerre, le général Galliéni, alors Gouverneur militaire de Paris. Galliéni distingue ce moment décisif (“vision napoléonienne”) où il faut agir pour renverser le cours de la bataille, car c'est le moment décisif. Galliéni joua un rôle effectivement décisif en convaincant Joffre de contre-attaquer très haut et massivement, sur la Marne alors que le commandant-en-chef envisageait de le faire plus bas vers le Sud et de façon plus contenue, tandis que les Allemands avaient commis leur erreur majeure d'incurver leur aile droite vers la gauche. Ils présentaient ainsi leur flanc à la propre contre-attaque de Galliéni, à partir de Paris.)
C'est en effet le cas que veut démontrer Werther : comment la doctrine d'“attaque préventive” énoncée par GW Bush le 1er juin dans un discours à l'Académie de West Point, est une doctrine qui envisage une succession de victoires tactiques (la frappe en premier d'une force infiniment plus puissante que celles qui peuvent lui être opposées) et laisse de côté l'aspect stratégique, suscitant le risque d'une défaite stratégique de première grandeur, à-la-Schlieffen.
L'argument est assez simple, comme toutes les choses grandes. Il est fondé sur le fait que cette direction américaine actuelle ne pense qu'en termes militaires alors que, dans les conditions actuelles, le résultat stratégique d'une campagne militaire est déterminé d'une façon considérable, comme elle ne le fut jamais auparavant, par un nombre important de facteurs non-militaires, dans le champ politique, médiatique, etc. Pour prendre la guerre qui menace contre l'Irak, la thèse de Werther rejoint les craintes grandissantes chez les militaires américains et britanniques : qu'une victoire américaine en Irak, évidemment très probable sinon assurée, aboutisse à une situation politique catastrophique constituant une défaite stratégique majeure pour les USA (avec les hypothèses qu'on connaît : éclatement de l'Irak, radicalisation des régimes voisins, chute du régime saoudien au profit d'extrémistes, etc). Dans un certain sens, nous sommes peut-être déjà dans ce schéma : la victoire en Afghanistan (chute du régime taliban) ne serait-elle pas en train de se transformer en défaite stratégique, avec un pays déstabilisé, des forces occidentales fixées dans cette zone, des régimes voisins rendus plus fragiles, des régimes non-démocratiques et mafieux renforcés par l'alliance d'opportunité avec les USA, etc ?
(Il faut noter d'ailleurs que, dans son analyse des conditions du plan Schlieffen, Werther considère que le plan initial de 1914 fut lui aussi, et sans doute essentiellement selon son point de vue, une défaite stratégique d'abord à cause de ses conséquences politiques immédiates, — d'abord parce que, en violant la neutralité de la Belgique, il fit basculer le Royaume-Uni dans la guerre, au côté de la France.)
La partie la plus passionnante de cette analyse concerne la comparaison on dirait psychologique entre la direction allemande de l'époque de Guillaume II et la période américaine actuelle.
(Nous différons quelque peu de l'évaluation que fait le bon Dr. Werther du rôle soi-disant “stabilisant” de Bismarck avant son élimination en 1890. Ce rôle (notamment des mesures d'apaisement vers la Russie et l'Angleterre) ne nous paraît pas “stabilisant” dans la mesure où son effet principal était d'isoler la France, qui fut frappée d'ostracisme par la politique bismarckienne triomphante pendant la période. Cette politique contre une France déjà vaincue en 1871, accentuait le déséquilibre du côté de cette puissance, dont le poids est essentiel sur le continent, en même temps qu'elle attisait son esprit de revanche. Cette attitude s'expliquait notamment par une hostilité viscérale de Bismarck à l'encontre de la France et par son désir de continuer à désigner la France comme ennemi menaçant de l'Allemagne, cela pour maintenir l'unité intérieure du nouvel Empire par la mobilisation. Ces faits-là, par leur aspect subjectif et “réactionnaire” (“en réaction à”, dans le cas de l'unité de l'Empire) nous font contester la qualité de grand homme d'État en général attribué à Bismarck ; pour nous, Bismarck était déjà dans la logique déstabilisante du pangermanisme et il a bien préparé l'éclatement d'agressivité pangermaniste de l'époque de Guillaume II. Pour le reste, c'est-à-dire à partir de l'élimination de Bismarck, nous rejoignons complètement l'analyse de Werther, notamment l'aspect psychologique qu'elle met en évidence, ce mélange d'obsession de l'encerclement et d'agressivité, aboutissant à un besoin expansionniste irrépressible mais dépourvu de la moindre logique impériale. [Un empire se fait parce que la faiblesse des autres l'y invite. Dans le cas pangermaniste et pan-américaniste, la marche en avant expansionniste est d'abord le produit d'obsessions intérieures, de craintes pour la fragilité et la vulnérabilité de l'ensemble, — en quelque sorte le contraire de la logique impériale : c'est la faiblesse intérieure de l'apprenti-empire qui le pousse à l'expansion.])
« But I think there is a more fundamental source of the attitudes shaping the pre-emption doctrine than the passionate attachment of our governing classes for a particular foreign state.
» America's elites have increasingly demonstrated a peculiar blend of fear and vainglory: a neurotic compulsion to order an untidy and disobedient world by force. This impulse was already in ascendancy, on a bipartisan basis, in the years immediately after the fall of the Soviet Union; witness Bush the Elder's New World Order or the statement of Secretary of State Madeleine Albright's claims that America was ''the indispensable nation . . . [that] America sees farther because it stands taller.''
» Indeed, Ms. Albright's gratuitous boastfulness reached a kind of apotheosis in President Bush's West Point address, wherein he blithely stated that America is the “single surviving model of human progress.”
» No historical analogy is perfect. Nevertheless, analogies can have a prescriptive value, if not overblown. Consider, please, how Imperial Germany's neurotic obsession with hostile encirclement actually led it away from its previously successful grand strategy of minimizing the threat through skillful diplomacy to seeing the threat in exclusively military terms. The militarization of Germany's foreign policy, in turn, effectively subordinated grand strategy to military strategy. Worse yet, Imperial Germany's military strategy took the form of a pre-emptive strategy known as the Schlieffen Plan, the execution of which guaranteed that Germany would create enemies faster than it could kill them, even though it then possessed the most efficient, if not the largest, killing machine in the world.
» Prior to 1890, German grand strategy was the exclusive province of Chancellor Otto von Bismarck. Ever mindful that Germany's military defeat of France virtually assured French hostility for a generation, Bismarck sought security by reducing the number of his potential enemies: hence, no naval or imperial rivalry with Britain; a clever ''reinsurance treaty'' (what would now be called a nonaggression pact) with Russia; and a firm determination to avoid being dragged into the Balkan quagmire (it was Bismarck who quipped that the Balkans were ''not worth the bones of a single Pomeranian grenadier'').
» He understood that Germany was a ''satisfied'' power that did not need to risk unnecessary quarrels.
» The accession of Kaiser Wilhelm II resulted in these policies being sidelined (along with the Iron Chancellor himself). Henceforth, policy devolved more and more upon the Great General Staff, whose head, Alfred von Schlieffen, devoted the rest of his life to a complex, mechanical, and one-dimensional plan to knock France out of a future war in six weeks before France's Russian ally (itself a product of the shelving of Bismark's grand strategy) could complete it mobilization for a major attack in the east. »
D'une façon encore beaucoup plus nette, plus loin dans son analyse, le Docteur Werther développe les analogies existantes entre l'état d'esprit des conseillers et des analystes qui sont aujourd'hui proches des centres de pouvoir américains, et ceux qui évoluaient en Allemagne à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Ces analogies d'état d'esprit engendrent naturellement une analogie de perception, une même conception du monde, et surtout une même conception des forces qui animent le monde et les relations internationales.
Le compte est vite fait : l'état d'esprit est agressif, militariste, darwinien, fondé sur une notion de supériorité de soi (sa race, sa communauté, son système, qu'importe, on dit ce que le politically correct du temps autorise à dire), — supériorité sur les autres, tous les autres. C'est un état d'esprit totalement isolé du monde, marqué par la vanité jusqu'à l'ivresse pour soi et par un très grand mépris pour le reste du monde (pour le cas américain, il suffit de demander aux Britanniques, ces soi-disant “alliés privilégiés“, comment ils sont traités par leurs “amis” américains).
« The analogy between Wilhelmine doctrine of pre-emption and the emerging Bush doctrine is even more striking if one examines the psychology of its publicists. In fact, the weirdness of the parallels is mind-numbing.
» There is, for example, the exaltation of force and belief that enemies are everywhere.
» Consider the ruminations of General Friedrich von Bernhardi (1849-1930) who, according to the introduction to the English edition of his book, was ''the outstanding military writer of his day. He was chief of the war historical section of the General Staff from 1898 to 1901. Later, writing about the Second Moroccan Crisis in 1909, while the commanding general of the Seventh Army Corps, Bernhardi [could] scarcely disguise his impatience and alarm over the government's lack of determination. . . . The choice was expansionism or certain death, 'world power or decline.' Invoking a higher morality, geopolitics, and the logic of history . . . Bernhardi advocated aggressive war, for which the nation had to be prepared materially and psychologically. Negotiating conflicts of interest between the Great Powers could not be considered a serious option. It was rather a sign of weakness. He preached the necessity of war with an urgency bordering on panic. [Germany and the Next War (New York, 1914) Translated by Allen H. Powles]
» This mindset naturally led to a theory of pre-emption, which according to Bernhardi, goes as follows: ''[The State] must, before all things, develop the attacking powers of its army, since a strategic defensive must often adopt offensive methods. . . and strike the first blow . . . Above all, a state which has objects to attain that cannot be relinquished, and is exposed to attacks by enemies more powerful than itself, is bound to act in this sense.''
» No doubt retired Air Force General Thomas McInerney, a regular Beltway ''expert'' on Fox News, would heartily agree with this outlook, had he known General Bernhardi.
» McInerney believes '' … many people want to live in the old world - the world that was written for the U.N. in nation states [sic]. We can no longer think that way. And so having preemption as part of our national strategy is vital.'' [Fox News interview, Thursday 6 June 2002]. General McInerney evidently believes that Article II of the United Nations Charter, whereby all member states ''shall refrain in their international relations from threat or use of force'' is a scrap of paper, just as Bethman-Hollweg regarded the Belgian neutrality treaty.
» General Bernhardi also comments derisively on states whose peoples desire peace: ''Since 1795, when Immanuel Kant published in his old age his treatise On Perpetual Peace, many have considered it an established fact that war is the destruction of all good and the origin of all evil …[But] this desire for peace has rendered most civilized nations anemic, and marks a decay of spirit and political courage such as has often been shown by a race of Epigoni. 'It has always been,' H[einrich] von Treitschke tells us, 'the weary, spiritless, and exhausted ages which have played with the dream of perpetual peace.'''
» McInerney is not alone in his admiration of Wilhelmine thinking. Robert Kagan has chided the gutless Europeans in much the same manner as Bernhardi upbraided his more fainthearted countrymen, even to the inclusion of a sarcastic reference to Kant: ''It is time to stop pretending that Europeans and Americans share a common view of the world, or even that they occupy the same world. On the all-important question of power — the efficacy of power, the morality of power, the desirability of power — American and European perspectives are diverging. Europe is turning away from power, or to put it a little differently, it is moving beyond power into a self-contained world of laws and rules and transnational negotiation and cooperation. It is entering a post-historical paradise of peace and relative prosperity, the realization of Kant's 'Perpetual Peace.'''
» Needless to say, Kagan, like Bernhardi, believes dreams of peace are a silly illusion; Americans, he thinks, correctly have ''little to make them place their faith in international law and international institutions.'' Better stick with power, a totem which, as we have seen, Kagan bathes in an almost Freudian devotion. [''Power and Weakness'' by Robert Kagan, Policy Review, June 2002]. »
Le Dr. Werther conclut en général au caractère catastrophique de la nouvelle doctrine d'attaque préventive des USA, qu'il interprète in fine, nous semble-t-il, comme l'habillage doctrinal d'une névrose obsessionnelle de la direction américaine. Cela nous va parfaitement : en quelque sorte, la réponse à l'immense trouille ressentie par la direction américaine le 11 septembre, en plus qu'elle était exacerbée par la conscience confuse de l'incapacité phénoménale de l'appareil de sécurité nationale à prévoir cet événement alors que nombre d'éléments l'annonçaient (on en a su beaucoup depuis là-dessus), se traduit par la réaction de sur-agressivité qu'on constate aujourd'hui. (Le tout est d'ailleurs renforcé, cerise sur le gâteau, par l'étonnante impuissance qu'a montrée depuis quelques mois cette énorme puissance à traduire cette agressivité en acte, avec cette pulvérisation de l'Irak prévue pour janvier-février, choix malin pour maintenir le rythme de la Grande Guerre contre la Terreur, et qui n'en finit pas d'être annoncée pour demain matin.)
Il est intéressant que ce papier nous soit présenté ici et là comme étant largement lu dans les milieux militaires américains. Cela confirme les tensions entre militaires et civils aujourd'hui si évidentes à Washington, et accentue l'impression d'une perte de crédit de cette élite même aux yeux de ses plus proches auxiliaires, les militaires, qu'elle ne cesse pourtant de gâter par des budgets pharaoniques et par des discours épuisants à force d'enthousiasme à leur égard.
Un autre fait est intéressant, c'est de voir se renforcer l'analogie entre l'aventure du pangermanisme et l'aventure de ce que nous nommons nous-même le pan-américanisme, dans le sens où il est ôté de la définition benoîte et volontairement limitative qui lui a jusqu'ici été assigné en le cantonnant à l'ère géographique des deux Amériques. Il faut noter que cette thèse du Dr. Werther sur les racines et analogies historiques de l'aventure américaine se retrouve dans celle de Immanuel Wallerstein, que nous avons présenté le 14 juillet dans la rubrique Analyse. Nous-mêmes considérons, nous l'avons signalé à plusieurs reprises, que c'est effectivement vers cette analogie avec le pangermanisme qu'il faut se tourner pour mieux comprendre la vérité historique du phénomène américain, plutôt que s'en remettre aux vaniteuses références à l'empire de Rome qui s'appuient beaucoup plus sur des appréciations quantitatives que sur les caractéristiques qualitatives qui font la réalité d'un phénomène historique.
Terminons sur cette citation du Dr. Werther, qui le range sans aucun doute dans l'école des déclinistes, voire des déclinistes qui y ajouteraient une décadence accélérée, et le met évidemment au côté d'un Wallerstein. Cette citation décrit en effet un état de décadence accélérée de la puissance américaine, et par l'intérieur, évidemment, par là où tout se fait en matière de déclin et de décadence.
« It is also probably not a coincidence that this complex psychology of aggressive attitudes flourishes at a time when other institutions in American society have experienced a collapse in credibility unprecedented since the Viet Nam War. Whether it is the Presidential election process, the credibility of business and the breakdown of the social contract between workers and executives, the performance of the FBI and CIA, or even the morality of important nongovernmental institutions like the Catholic Church, the dominoes have been falling one by one in America. »
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