Les couleurs du crépuscule

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Les couleurs du crépuscule

25 octobre 2010 — Dans un environnement politique qui semble parfois pouvoir être décrit comme une apocalypse démocratique, parlementaire et budgétaire, le sort du programme JSF (F-35) commence à ressembler, selon la formule sarcastique d’un commentateur des questions budgétaires militaires de nos amis, à “la marche forcée d’un aveugle au bord du précipice, à l’heure du crépuscule”. L’aveugle a un nom, et c’est bien le JSF ; mais dans des conditions où l’on est conduit à observer que “le JSF c’est bien plus que le JSF”, parce que ses déboires et la possibilité de son effondrement sont aussi un cas essentiel dans le mécanisme de l’effondrement en cours du système de l’américanisme.

La tourmente a un nom également : l’impasse budgétaire des USA. Elle a un environnement lui-même fort tourmenté : des élections folles, la possibilité d’une impasse institutionnelle et/ou d’un Congrès incontrôlable, une forte poussée pour des réductions des dépenses militaires, une administration à la dérive qui n’a plus guère d’autorité.

Considérons deux textes, publiés le même jour sur des sites connus pour leurs accointances ou leurs connexions.

• Le 21 octobre 2010, Loren B. Thompson, connu universellement comme “la voix de Lockheed Martin” dans l’affaire du JSF, publie sur Early Warning (du site du Lexington Institute, dont il est le directeur) un court billet exsudant une angoisse qui est aussi celle de Lockheed Martin (LM). En cause, le projet du Sénat (suivant la Chambre) de réduire le contingent de production du JSF pour 2011 de 42 à 32 exemplaires.

«Five years ago the Pentagon had a plan for how it was going to keep the cost of each F-35 Joint Strike Fighter low. The plan was all about economies of scale. Basically, the more planes you produce each year, the less each plane costs. Sort of like building cars. So back then, the plan was to build 64 F-35s in the fifth low-rate production lot, the lot that will be funded in fiscal 2011. But a few years later the Bush Administration decided to trim the lot five buy to 52 planes. Then the Obama Administration cut it to 42. Now Senate appropriators are proposing to cut it again, to 32 – half the original plan.

»If you want to understand how a single-engine fighter can end up costing a hundred million dollars, this kind of behavior is the place to start…

• Sur DoDBuzz, le même 21 octobre 2010, Colin Clark, assez modéré dans l’affaire du JSF mais toujours bien introduit, publie un texte qu’il qualifie lui-même de “rumeur”… L’USAF serait en train de considérer l’abandon d’au moins 400 des 1.763 F-35 qu’elle prévoit de commander, en faveur d’un nouvel et hypothétique programme, baptisé LRS pour “Long Range Strike”. La cause est toujours budgétaire ; des bruits (“rumeurs”) sur la possibilité que des restrictions budgétaires imposées par le Congrès conduisent à la fermeture de certaines bases lointaines, forçant l’USAF à reconsidérer sa planification pour les attaques à longue distance. Ne disposant plus de points d’appui rapprochés de certaines cibles stratégiques, il lui faudrait un système à grandes capacités d’autonomie pour intervenir de plus loin. A cet égard, le JSF est beaucoup trop “court” ; d’où l’idée du LRS.

«As pressure rises for the US to abandon overseas bases crucial to the U.S. ability to reach deep into China, Russia and other strategic locations, the service is growing increasingly hungry to buy a basket of long range strike capabilities.

»Air Force officials say it would probably be a mix of platforms — manned and unmanned — and some of them will almost certainly be stealthy and they will boast a range of at least 1,800 miles. And they will be expensive… […]

»Now there are discussions inside the Air Force — we aren’t sure how far along they are — about trading as many as 400 Joint Strike Fighters to get 100 of the LRS planes. “We would love to do that, but the politics of it are very difficult. Senior leadership is worried that any cut to the buy will drive the unit costs up,” this Air Force source said. And that would make defending the JSF more difficult on Capitol Hill.»

Notre commentaire

@PAYANT Le programme JSF est-il en train de brûler ? Il ne serait pas le seul… Cette fois, la connexion est directe et universelle, entre les problèmes fondamentaux que rencontre ce programme et les conséquences sans fin, essentiellement budgétaires pour notre cas, de la crise financière de 2008. Les deux points mis en évidence par nos deux chroniqueurs ci-dessus, dont aucun n’est adversaire du JSF, – c’est le moins qu’on puisse dire, au moins de Loren B. Thompson, – illustrent le climat d’incertitude qui touche aujourd’hui le programme JSF, dans sa centralité même. En effet, il s’agit, avec ces deux nouvelles, de de l’attitude du Congrès et de l’attitude des forces armées US elles-mêmes.

Ces dernières semaines, le programme JSF a été cruellement fragilisé dans deux domaines principalement, par des situations nullement spéculatives mais d’ores et déjà concrétisées, tout ou en partie.

• La décision britannique concernant les porte-avions, dans le cadre de la Strategic Review, qui implique une réduction radicale de la commande théorique britannique de JSF (de 138 à un nombre situé entre 20 et 40 exemplaires), avec la possibilité de l’abandon total de cette commande. Le Royaume-Uni étant de facto une sorte de membre “co-fondateur” avec les USA du programme, et le premier partenaire international, l’impact de cette décision est à mesure. (Il l’est d’autant plus que la décision britannique est accompagnée d’un climat général extrêmement préoccupant pour ce domaine des coopérants, avec la plupart de ces coopérants refusant de s’engager dans des commandes fermes.) Lockheed Martin et le Pentagone n’ont pas réagi officiellement mais les indications disponibles indiquent que le coup a été si rude qu’il pourrait être décrit comme “le coup le plus terrible” porté au programme JSF depuis son démarrage. Il s’agit d’une situation proche d’un véritable blocage, pour l’instant, des perspectives jusqu’alors envisagées pour la coopération internationale dans son rayon exportations ; une situation qui nécessiterait une refonte complète de l’effort de LM dans ce domaine. Mais les conditions générales pour cet effort sont particulièrement détestables... Ce qui nous conduit au second point.

• Le cas du F-35B à décollage vertical. Certains jugent que la décision britannique est notamment liée à la situation du F-35B à décollage et atterrissage court/vertical (ADAC/V), que les Britanniques abandonnent, en théorie pour le F-35C (avion embarqué conventionnel). Si les Britanniques ont choisi cette voie, poursuit ce raisonnement, c’est parce qu’ils pensent que le F-35B n’est pas techniquement et opérationnellement viable, et qu’il sera abandonné de toutes les façons. Effectivement, le F-35B accuse un retard considérable dans son développement et rencontre sans aucun doute des difficultés techniques à mesure, ce qui implique au mieux un retard considérable de l’avion en opérations, à un coût également très élevé. Tout cela conduit à une appréciation de plus en plus courante selon laquelle l’abandon de la version F-35B serait inéluctable. Son principal acheteur, le Marine Corps, qui est en pleine révision stratégique sur ses missions et évolue vers une plus grande intégration avec l’U.S. Navy notamment pour des raisons d’économie dans un contexte budgétaire catastrophique, pourrait envisager de réduire sa composante aérienne au profit d’une couverture aérienne fournie par la Navy. (Ce dernier point n’implique en rien une sécurisation du sort du JSF dans sa version navale, car, là aussi, les doutes subsistent et grandissent, quant à la solidité de l’engagement de l’U.S. Navy dans ce programme JSF, pour cette version F-35C elle-même.)

Faites le total : toutes les mauvaises nouvelles, réelles ou potentielles, du programme JSF, ont un lieu direct ou indirect avec la situation budgétaire catastrophique aux USA, mais également chez les autres (c’est le cas pour les Britanniques). L’état d’esprit général, aujourd’hui, est que le JSF est proche d’entrer, si ce n’est fait, dans une “death spiral” budgétaire, ou, si vous voulez, un “cercle vicieux mortel”, – ainsi décrit sans prendre en compte les éventuels, ou déjà bien réels problèmes techniques : un ralentissement constant du programme en raison des limitations constantes des crédits disponibles, une aggravation des conditions du programme (notamment des coûts) en raison de ces retards constants, ces augmentations de coûts entraînant à leur tour une aggravation des retards constants et ainsi de suite – situation parfaite de deux facteurs aggravants s’alimentant l’un l’autre.

Ainsi le JSF est-il entré dans une nouvelle époque, définitivement. Il n’est plus un phénomène propre, un artefact de puissance inouïe et de technologie se suffisant à lui-même et refermé sur lui-même, avec sa propre logique et sa propre dynamique, et perçu comme devant impérativement être mené à son terme à cause de tous les ces enjeux implicites. (C’est ce que Richard Aboulafia, du Teal Group, définissait de la sorte : : «Le JSF pourrait faire à l'industrie européenne ce que le F-16 a presque réussi : la détruire. [...] Le JSF est au moins autant une stratégie nationale qu'un programme d'avion de combat.») Il a été définitivement happé dans un autre monde, le monde réel si l’on veut, celui de l’équipement général des forces dans un temps de crise budgétaire aigu, dans un environnement où il est à chaque instant menacé de perdre la priorité qui était la sienne jusqu’alors, – si ce n’est déjà fait, cette perte fatale de son statut de programme prioritaire… Le JSF est menacé d’être jeté aux chiens, c’est-à-dire à la pression et à la concurrence des autres programmes et des divers postes budgétaires du domaine de la défense, qui n’attendent qu’une occasion de venir, chacun, lui arracher sa part de crédit pour sa propre sauvegarde ; dans ce cas, la position du JSF de “plus grand programme”, notamment en termes budgétaires, du Pentagone, devient un handicap fatal, – le programme où tout le monde veut aller se servir pour arracher un morceau de viande fraîche…

L’hégémonie tributaire du budget

Un point sans aucun doute intéressant, dans le billet “rumeur” de Colin Clark, c’est l’environnement que Clark signale : «As pressure rises for the US to abandon overseas bases…» Pour nous, c’est une première nouvelle à cet égard, et, si cela est confirmé, l’annonce que nous évoluons vers des choses sérieuses. L’abandon éventuel de certaines bases extérieures dans le réseau mondial de pression et d’influence du Pentagone, et cela directement à cause de contraintes budgétaires, ce serait un acte essentiel signalant que s’est mise en marche une mécanique de réduction budgétaire réelle pour le Pentagone, c’est-à-dire touchant réellement ses capacités hégémoniques. Si c’est le cas, c’est qu’alors la situation budgétaire est jugée suffisamment grave pour l’équilibre de la puissance US, pour qu’on en fasse une priorité, au-dessus de la puissance hégémonique du Pentagone ; c’est qu’alors la pression de la situation budgétaire est suffisamment forte pour que plus aucun barrage ne semble pouvoir assurer une résistance suffisante au capital de la puissance hégémonique. Le crépuscule signalé plus haut (“la marche forcée d’un aveugle au bord du précipice, à l’heure du crépuscule”) serait alors celui de la puissance US, avec, comme perspective, la question de savoir si la structure même des USA, c’est-à-dire du système de l’américanisme, résisterait à ce choc.

Selon cette approche, le cas du JSF devient à la fois infiniment plus tragique et infiniment plus significatif. Il devient à la fois le pivot, le moyen et l’indicateur du vacillement de la puissance générale des USA, – son propre vacillement étant l’indication à la fois du vacillement de la puissance budgétaire des USA et de la puissance hégémonique des USA. Désormais, en effet, le JSF est l’indice le plus direct, le lien le plus visible et le plus fort entre ces deux forces fondamentales, exposant chacune leurs vulnérabilités ontologiques dont l’effet touche l’équilibre et le cœur de la puissance des USA. Désormais, il apparaît possible de considérer, à la veille de l’inauguration d’un nouveau Congrès (le 1er janvier 2011), dans des conditions jamais expérimentées auparavant (présence de Tea Party, possibilité de blocages institutionnels), que nous sommes entrés, institutionnellement, dans la zone de l’effondrement actif du système de l’américanisme, et le JSF est l’un des indicateurs les plus sûrs du phénomène, et il sera l’un des premiers à nous manifester les premiers signes indubitables de cet effondrement.

(Notez bien que ces commentaires, qui concernent le JSF, pourraient aussi bien concerner une analyse sur la situation générale des USA, dans une perspective extrêmement courte. Cela montre l’importance du JSF, autant que l’état extrêmement grave de la situation US, et les signes que les choses se précipitent.)

Il est également significatif que le JSF soit considéré, dans le billet de Clark, dans le cadre de l’amorce d’une révision des structures capacitaires de l’USAF (le service qui, pour l’instant, tient le JSF à bout de bras, – sans que nous sachions s’il ne s’agit pas de le soutenir “comme la corde soutient le pendu”). Cette possible révision structurelle, telle qu’elle est envisagée, avec la recherche éventuelle de système à plus longue autonomie, est une indication claire d’un sens politique. Elle implique un isolationnisme de facto, qui serait dans ce cas un isolationnisme de crise, un repli précipité et forcé sur la dimension continentale et ses approches, un remake de la tendance au repli isolationniste qui avait accompagné le repli du Vietnam (c’était la tendance du parti démocrate avec la candidature McGovern de 1972), mais certes, dans des conditions bien plus pressantes, d’une gravité sans comparaison possible puisque c’est tout l’équilibre du système qui est en cause. Encore n’envisageons-nous pas les “capacités de repli” si certaines bases étaient abandonnées, c’est-à-dire la capacité du Pentagone à effectivement effectuer un repli d’importance.

Voici donc l’essentiel… La crise du JSF, car crise il y a plus que jamais bien entendu, est en train de devenir une crise nationale dans la mesure irrésistible où elle représente désormais, d’une façon directe, une des connexions principales, sinon la connexion principale entre deux pans essentiels de la crise du système de l’américanisme : la crise budgétaire et la crise du Pentagone, la crise de la puissance des moyens financiers et la crise de l'hégémonie (de la puissance des moyens hégémoniques militaires).