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7 octobre 2005 — Les décisions récentes de Washington d’envisager des frappes nucléaires préemptives, décisions plus ou moins annoncées, plus ou moins confirmées par des documents plus ou moins officiellement diffusés, placent les Britanniques dans une position extrêmement délicate. Le gouvernement Blair n’en dit rien parce qu’il est devenu, vis-à-vis des Américains, une machine à avaler des couleuvres.
C’est Richard Norton-Taylor, dans le Guardian du 5 octobre, qui soulève le problème. Il le fait d’une façon extrêmement grave mais ambiguë. Cela n’a rien pour surprendre parce que, finalement, il s’agit d’une nouvelle doctrine d’emploi américaine, pas britannique. Il note tout de même, selon une formulation qui semble suggérer que l’éventuelle décision américaine devrait entraîner celle des Britanniques : « The circumstances in which the most powerful country in the world and its closest ally would use nuclear weapons is clearly of vital importance... » Plus loin, à propos d’un document que le Pentagone a placé sur son site pendant un certain temps (il vient de le retirer sans explication), Norton-Taylor évoque à nouveau ce problème de l’enchaînement américano-britannique par l’intermédiaire d’une source : « Dominick Jenkins, a Greenpeace disarmament campaigner who has also analysed the Pentagon document, observes that “where US nuclear policy leads, the UK generally follows”. »
Tout le drame des Britanniques est dans ce constat, qui recouvre sans le dire explicitement, — mais tout le monde le sait, — que les Britanniques sont prisonniers des Américains pour ce qui est de (entre autres choses importantes, mais celle-ci importante par-dessus tout) leur force nucléaire. Cela a été dit et redit. Ce fait terrible signifie que les Américains sont également les maîtres manipulateurs de la stratégie nucléaire britannique et qu’ils ne permettront aux Britanniques que la stratégie qui leur sied, à eux-mêmes, — en d’autres termes, cette nouvelle stratégie de la “frappe préemptive” contre un État soupçonné par les analystes fous du Pentagone de tendresse pour des soi-disant terroristes. Le gouvernement avaleur de couleuvres fait le reste, ayant pour tâche d’enrober le bébé de sa sujétion de belles paroles sur les “valeurs communes”.
D’une façon qu’on se permettra de juger assez désespérée selon les conditions décrites ci-dessus, Norton-Taylor se fait l’avocat d’un débat chez les parlementaires sur le sujet du remplacement des sous-marins lanceurs de missiles nucléaires Trident, évidemment d’origine américaine. Il le fait avec une piètre habileté, en argumentant de singer le processus américain, — puisque nous sommes américanisés, soyons-le au moins jusque dans les prétendues vertus du système américaniste.
« The [U.S.] Senate armed services committee is not fooled and has asked the Pentagon for a briefing on the new doctrine. In Britain the document has barely been noticed, and the Ministry of Defence is refusing to release any information on the government's plans to maintain a nuclear deterrent and replace the existing Trident missile system. Last week it dismissed requests for MoD documents under the Freedom of Information Act, refusing to say what studies have been made about the costs involved. It refuses even to say what nuclear weapons are for, arguing that it is not in the public interest to publish its assessments about what threats such weapons could deter.
(...)
» In an interview with the Guardian last month, John Reid, the defence secretary, promised an open debate on any decision to replace Trident. There should be a debate in the country as well as in parliament, he suggested. In light of the blanket refusal to release any papers relating to the matter, a defence official told the Guardian: ''There is no need for a debate now. When the time comes there will be a debate.'' That, presumably, will be when it is too late to make any difference to what the government has already decided, in private with Washington. »
Triste constat. L’allégeance britannique aux USA dans une matière qui implique la survie d’une nation est telle que le chroniqueur en est à implorer l’activation d’un processus parlementaire dont les résultats seraient sans doute sans grand effet, — mais dont il semble savoir par avance que cela ne sera même pas permis. La cause en est évidente : un débat parlementaire risquerait d’exposer au grand jour l’infamie et la stupidité à la fois de cette dépendance britannique. La question centrale n’est en effet pas dans le problème de la pratique parlementaire (débat ou pas) mais dans l’abdication permanente de la souveraineté nationale qu’implique la position actuelle du Royaume-Uni.
Les Britanniques ont plus ou moins réussi à vivre dans la fiction d’une nation souveraine depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. La souveraineté de la nation est même l’argument essentiel que les plus nationalistes d’entre eux avancent pour refuser, souvent avec de bonnes raisons, l’engagement européen ; leurs bonnes raisons nourrissent tout le ridicule du monde en découvrant le sophisme éhonté impliqué par leur abdication nationale totale à l’égard des Américains. Aujourd’hui, cette contradiction devient insupportable, devant les projets américains, l’extrémisme américain et la pathologie américaine. Effectivement, l’affaire nucléaire est le cas le plus grave de tous parce que le nucléaire est aujourd’hui, pour celui qui en dispose, le cœur et la substance de la puissance et de la souveraineté nationale. Si, finalement, disons par accident, le débat sur le successeur du Trident avait lieu au Royaume-Uni, les Britanniques pourraient mesurer combien le cœur et la substance de leur être national sont réduits aux lambeaux de l’apparence.