Les dérapages de la démocratie...

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Les dérapages de la démocratie...


28 janvier 2006 — Non non, nous n’allons pas parler de la victoire du Hamas (autre gâterie de la démocratie). Nous allons plutôt revenir sur cette intention du Parlement européen d’auditionner des personnalités, dont certaines US, dans le cadre de l’enquête de la Commission sur la CIA. La nouvelle a été largement diffusée. Lorsqu’il y a eu des commentaires, ce sont les sarcasmes qui accompagnent les jugements des grands partisans théoriques de la démocratie sur certaines institutions démocratiques.

Le Daily Telegraph, de tendance britannique-neocon, est de ce bord. Il accueille donc la nouvelle, ou plutôt rapporte un accueil de la nouvelle avec les soupçons et ricanements d’usage. Cela donne (dans les editions du 27 janvier) : « Baroness Ludford, a Liberal Democrat MEP and one of its vice-chairmen, acknowledged that the committee could not force anyone to appear. But she said that Mr Cheney, Mr Rumsfeld, Condoleezza Rice, the American secretary of state, Jack Straw, the Foreign Secretary, and Javier Solana, the EU's foreign policy chief, should all be invited to testify. Lady Ludford said: “Our only power is political embarrassment with governments that are reluctant to co-operate with us.”

» But British Conservatives elected to sit on the committee immediately charged her with “anti-Americanism”. Charles Tannock, MEP, the Conservative foreign affairs spokesman, said: “We have not even discussed anything substantive yet but the anti-Americans on the committee are already showing their true colours. The idea of Dick Cheney or Donald Rumsfeld coming to testify is breathtakingly naive.” »

Le jugement n’est peut-être pas faux mais il est sûrement inapproprié. En affirmant qu’on va convoquer Cheney, Rumsfeld & compagnie devant le Parlement européen, la baronne Ludford poursuit, consciemment ou pas, deux objectifs :

• Le premier est de faire parler d’elle, de la Commission (d’enquête sur la CIA) dont elle assure la vice-présidence et du Parlement européen. C’est fait.

• Le second est de préparer ce qui sera évidemment la tactique de la Commission du PE: alimenter autant que possible une pression médiatique sur les personnes invitées à témoigner. Pour les Américains, c’est évidemment peine perdue, pour les Européens c’est autre chose.

Pourquoi le PE s’est-il lancé dans cette aventure? Parce que la substance de l’affaire autant que l’écho qui en a été recueilli l’y invitent. S’il y a un cas qui mérite une enquête, c’est bien celui des vols de la CIA. Tous les soupçons ont leur place. L’on y trouve le mépris des droits de l’homme, le mépris du droit tout court, le mépris des souverainetés, des attitudes diverses de dissimulation, de tromperie, etc.

Il y a aussi, pour le PE, ce qu’on pourrait désigner comme un devoir de responsabilité, en employant un mot qui paraît bien audacieux par les temps que nous connaissons. Il est manifeste que les institutions européennes responsables (Commission, Conseil de l’UE, etc.) autant que les gouvernements nationaux, également porteurs de fortes responsabilités par nature, se sont conduits en la circonstance de manière irresponsable en enterrant l’affaire aussi vite que possible après les explications vaseuses et à peine polies de Rice. Si l’on veut une hypothèse en forme gracieuse d’un mouvement croisé, — puisque les responsables se conduisent de manière irresponsable, pourquoi l’organisme réputé irresponsable ne se conduirait-il pas de manière responsable?

Enfin, il est certain qu’il existe une concurrence entre les organismes représentatifs européens. Le PE ne doit pas vraiment goûter la publicité que le sénateur suisse Robert Marty recueille, au nom du Conseil de l’Europe, dans son enquête sur la CIA. Cela le conforte dans sa volonté de lancer sa propre initiative. C’est de bonne guerre.

En ce qui concerne son action, deux questions : qu’est-ce que peut le PE et qu’est-ce qu’il ne peut pas ? Quel sera l’effet de son action (dans ce cas, combinée à celle du Conseil de l’Europe) ? La première question est vite expédiée : il ne peut pas grand-chose (sauf pour les hauts fonctionnaires européens et apparentés, qui sont tenus de coopérer avec le PE ; si un Solana était entendu, par exemple, cela serait intéressant). Alors, il fait pression.

Est-il absurde d’attendre que les Américains, s’ils étaient convoqués, viennent témoigner ? Sans doute, mais pour de mauvaises raisons qui n’ont rien à voir avec les principes ou des règles impératives. Quand il le faut, pour leurs intérêts, ils viennent au PE (par exemple, pour témoigner contre la levée de l’embargo des armes européennes vers la Chine, en mars 2005 ; les députés conservateurs britanniques n’avaient alors pas jugé cela « breathtakingly naive »). Pour les Européens éventuellement convoqués, cela pourrait être plus intéressant (on a déjà cité le cas de Solana). La plupart des ministres, sous-ministres, etc., ont pour l’instant l’intention de refuser clair et net. Mais si l’une ou l’autre circonstance est habilement exploitée par le PE, par le levier médiatique bien sûr, il leur deviendra beaucoup plus difficile de ne pas accepter l’invitation du PE. On verra car le domaine est vaste et exploitable. (Les eurodéputés devraient s’accrocher car ils verraient ainsi leur rêve réalisé : avoir éventuellement des auditions aussi médiatisées que l’a le Congrès américain dans certaines affaires polémiques.)

Sur le fond, quel constat peut-on proposer? Le PE, comme tous les organismes de cette sorte, n’a pas une réputation politique reluisante dans ces temps où toutes les institutions à prétention transnationale sont fortement critiquées. On le juge comme peu représentatif (les élections européennes n’ont guère de succès) et comme peu responsable (d’une part parce qu’il a peu de responsabilités formelles, d’autre part parce qu’il se laisse souvent aller à des actions inconsidérées, relevant plus de l’effet de mode, du conformisme politique ou de l’influence de groupes de pression que de la défense des intérêts des citoyens).

Dans certains cas, ces tendances peu vertueuses peuvent paradoxalement aboutir à des effets vertueux. L’enquête sur la CIA est certainement l’un de ces cas. Il rappelle, par les circonstances (implication des USA, complicité de la plupart des pays européens) l’enquête qui fut menée in illo tempore (autour de 1998) sur le réseau Échelon. L’enquête sur la CIA aura-t-elle le même destin? Le défi auquel est confronté le PE est d’obtenir des effets en 2005 là où, en 1998, il n’obtint rien de particulièrement notable. Il y a des arguments pour avancer que ce défi peut être relevé. Ils sont de la sorte qui soutient l’action du PE : l’effet médiatique et son influence. La situation est bien plus favorable à cet égard qu’en 1998, et le cas est encore plus pendable.

Ces actions (celle du Conseil de l’Europe, celle du PE) contrastent extraordinairement avec l’inaction érigée en politique des gouvernements nationaux. Il y a là une situation désastreuse qui met en lumière la démission générale et dramatique des directions politiques européennes. La démocratie n’y peut rien, parce qu’elle n’est qu’un moyen. Le paradoxe est qu’une réussite du PE et du Conseil de l’Europe profiterait justement de l’affaiblissement de a démocratie (paralysie et tromperie des gouvernements nationaux) pour obtenir un résultat que certains réclament au nom de la démocratie. Qu’on y prenne garde : on aurait le résultat mais certainement pas la démocratie. Ce ne serait qu’une étape de plus dans la crise. Par contre, PE et Conseil de l’Europe y gagneraient en légitimité.