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5790• Cette fois, c’est solennellement affirmé : le Pentagone, malgré ses tentatives constantes, n’a plus de contacts avec les chefs militaires russes. • C’est le secrétaire à la défense Austin qui l’a précisé au cours d’une audition au Sénat. • Le Pentagone est inquiet parce que ces contacts ont toujours existé, au moins depuis la crise de Cuba et surtout en temps de crise, dans le but de tenter de garder le contrôle d’une situation qui pourrait dégénérer vers une possibilité d’affrontement nucléaire. • Depuis la mi-février, les Russes ne décrochent plus.
Nous examinons ici, à la lumière du témoignage du secrétaire à la défense Austin, un aspect actuel important des relations entre militaires US et russes qui est justement l’absence de relations. Cette importance est bien entendu directement dépendante de Ukrisis.
Après la crise des missiles de Cuba en octobre 1962, les USA et l’URSS (la Russie aujourd’hui) établirent différents canaux de communication entre eux, au niveau des questions stratégiques et militaires, et de sécurité internationale en général, à la lumière du risque catastrophique d’une guerre nucléaire Ce fut le “téléphone rouge”, lien direct entre les dirigeants suprêmes des deux puissance (le président des USA, le secrétaire général du PC de l’URSS, puis le président de la Fédération de Russie).
Les militaires suivirent, d’une façon structurelle quoique semi-secrète ou disons semi-discrète, et avec l’approbation des pouvoirs civils. Le but était clair : outre le fait même de l’avantage d’avoir de bonnes relations, s’informer réciproquement dans la mesure de leurs propres restrictions nationales de secret, pour conserver le plus possible le contrôle d’une situation qui, en temps de crise, pouvait dégénérer en affrontement nucléaire. Le même processus fut établi avec d’autres puissances, essentiellement nucléaires et indépendantes du point de vue de la décisions d’emploi de l’armement nucléaire (la Chine et la France principalement).
Cette “coopération sur des intérêts communs” alla même, en Europe, sur le front central d’affrontement entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie (principalement entre les deux Allemagne, RFA et RDA), jusqu’à des visites réciproques régulières de “bon voisinage” et d’information des chefs militaires sur le théâtre. Une hypothèse en marge des événements de mai 68 et concernant la visite secrète du général de Gaulle à Baden-Baden, au quartier-général des Forces Française en Allemagnes commandées par le général Massu, est fondée sur une rencontre semi-fortuite entre Massu et son collègue soviétique commandant le GFSA (Groupe des Forces Soviétiques en Allemagne) au cours de laquelle le second (le maréchal Kochevoï) assura au premier que les Soviétiques ne bougeraient pas si la France dégarnissaient son contingent des Forces Françaises en Allemagne, au cas où le général de Gaulle aurait besoin de forces militaires pour rétablir l’ordre en France. (Les Soviétiques étaient scandalisés du désordre anarchique régnant en France, comme devait l’être, en fin de compte et en bon connaisseur des hiérarchies, le PCF lui-même à la fin mai.) La rencontre aurait eu lieu immédiatement avant la venue de De Gaulle au QG des FFA et aurait contribué à l’épilogue qu’on sait (de Gaulle revenant à paris, faisant un discours type-18 juin, sur fond d’une énorme manifestation de soutien aux Champs-Élysées). Si la version est contestée, on voit bien que la possibilité de la rencontre est tout à fait plausible selon les habitudes et “tradition” existant alors entre adversaires sur ce théâtre central.
L’anecdote, concernant très indirectement la situation présente, est donnée pour situer l’importance de ces contacts à cause de la capacité qu’ont les militaires de se parler de façon très ouverte. Dans la version envisagée, le maréchal Kochevoï aurait assuré être porteur d’une position au plus haut niveau de la direction soviétique. Ces contacts peuvent prendre une autre forme, presque inconstitutionnelle, comme lorsque le général Milley, président du comité des chefs d’état-major US, téléphona à deux reprises, en octobre 2020 et en janvier 2021, à son homologue chinois pour l’assurer qu’il se portait garant de la stabilité de la situation, notamment par rapport à la Corée du Nord (plusieurs fois menacée par Trump) et concernant une attaque nucléaire US (!) contre la Chine qu’aurait envisagée le président pour interférer sur les élections. (Milley parlait hors du contrôle de Trump, auquel il s’opposait quasi-ouvertement, mais on laisse ici l’aspect de politique intérieure US.)
Eh bien, aujourd’hui, ce lien est coupé, dans tous les cas entre les chefs civils et militaires des armées, entre les USA et la Russie, – et du fait des Russes, en pleine Ukrisis, dans une situation extraordinairement tendue, qui requerrait justement et plus que jamais de tels contacts. On connaissait cet état de chose, mais il a été hier exposé de façon officielle et spectaculaire par le secrétaire US à la défense, au cours d’une audition au Sénat, devant la Commission des Forces Armées. La chose dite haut et fort, de cette façon solennelle (sous serment), de façon à ce que l’inquiétude du Pentagone soit bien comprise, voilà qui montre la force de cette inquiétude...
« Les chefs militaires américains n'ont eu aucune communication avec leurs homologues à Moscou depuis le début de l'opération militaire russe en Ukraine, a répété le secrétaire américain à la défense, Lloyd Austin, lors d'une audition de la commission des forces armées du Sénat jeudi.
» Le général Mark Milley, président des chefs d'état-major interarmées, “et moi-même avons fréquemment tenté de contacter nos homologues en Russie pour essayer de nous assurer que nous maintenions un dialogue. C'est le cas depuis la mi-février”, a déclaré M. Austin aux sénateurs.
» “Cela n’a pas été très fructueux parce que les Russes n'ont pas répondu”, a-t-il ajouté.
» Si le chef du Pentagone s’est dit “déçu” par cette situation, il a ajouté : “Cela ne signifie pas que nous allons cesser de leur tendre la main. Je pense que nous devons avoir la capacité de parler aux dirigeants”.
» Lors d’un point de presse du 30 mars, le porte-parole du Pentagone, John Kirby, avait admis qu’il n’y avait eu “aucune conversation à proprement parler” avec les militaires russes, mais réaffirmé “la volonté du département de maintenir [de rétablir] de tels contacts” après qu’un journaliste ait demandé si Washington avait été “en contact” avec les dirigeants militaires russes.
» “Mais c’est une démarche à double sens. Les Russes doivent être prêts à décrocher leur téléphone et, jusqu'à présent, ils n’ont pas été disposés à le faire”, a ajouté M. Kirby. »
Il est manifeste que les militaires US sont très inquiets de ce silence de leurs homologues russes. Il est possible que cette attitude réponde à des consignes du pouvoir central, – ce qui contredirait alors les diverses versions fleuries concernant l’état de santé de Poutine, sa démence, son isolement, sa prochaine chute (juin dit l’excellent Alexandre Adler, revenu du royaume des sources confidentielles). D’un autre côté, cette attitude contraste en partie avec l’attitude “ouverte” de certains autres milieux du pouvoir, comme celle du porte-parole de Poutine, l’un peu trop-“libéral” Pechkov, donnant une interview à la chaîne britannique ‘SkyNews’ où il parle par exemple de « pertes significatives » des forces russes, etc. Il alimente ainsi la guerre de la communication dans un sens qui ne doit pas particulièrement séduire les militaires russes.
Ainsi peut-on développer diverses hypothèses selon l’approche qu’on adopte de cette situation politique à Moscou, au Kremlin ou dans les bureaux du ministère de la défense et de l’état-major... On peut toujours, certes, mais en se gardant de conclure, en gardant à l’esprit cette phrase fameuse, ce lieu commun qui est presque un préjugé, et qui a toute sa valeur comme ont les préjugés considérés selon Joseph de Maistre ; il s’agit de la citation fameuse du discours du 1er octobre 1939 à la BBC, de Churchill pas encore Premier ministre, en forme description de la “politique” russe :
« Je ne peux vous prédire l’action de la Russie. La Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme : mais peut-être y a-t-il une clef. Cette clef est l’intérêt national russe. »
Nous voulons donc considérer l’attitude des militaires russes plus du point de vue de la culture et de la psychologie que du point de vue politique, en accordant à cette attitude une certaine liberté de manœuvre. Les observateurs les plus inconvenants et les plus cloués au pilori (bon signe par les temps qui courent), nous avertissent qu’en Ukraine ce sont les militaires russes qui conçoivent et dirigent les opérations selon les nécessités tactiques et stratégiques, et non pas les politiques selon les nécessité des effets de communication ; on trouve là un signe de cette liberté de manœuvre, comme on la trouve également, à notre sens, dans cette attitude vis-à-vis des communications avec le Pentagone. On fera donc quelques remarques sur ce point.
• D’une façon générale, depuis la fin de la Guerre Froide (la décennie des années 1980), les militaires russes se sont montrés très ouverts pour des contacts avec les militaires du bloc américaniste-occidentaliste, alors même que le système soviétique entrait en crise et que la situation politique devenait complexe. Des soldats comme le maréchal Ogarkov ou le maréchal Akhromeyev ont laissé des souvenirs respectueux et amicaux chez les généraux des pays de l’OTAN. Cette attitude s’est renouvelée à plusieurs reprises, y compris en Syrie durant les années 2015-2018, où ces bons rapports ont permis de développer des processus de “dés-escalade” pour éviter des incidents sur le terrain entre forces US et russes ; à côté de cela, et durant la présidence Trump, il y eut des rencontres, notamment entre Milley et Gerasimov (chef d’état-major des armées russes), et aussi entre les chefs des services de renseignement. C’est justement en se référant à cette entente qui permettait de court-circuiter les très mauvaises relations politiques, que le Pentagone s’étonne et s’inquiète de l’actuel silence des Russes.
• Notre appréciation se fonde donc sur l’hypothèse que les militaires agissent moins sur les ordres de Poutine, – même si ces ordres iraient dans le même sens, – que selon leur propre perception et leur propre évaluation. Si c’est le cas, suit l’observation que cette posture convient à Poutine...
• On est conduit alors à considérer que ce silence, à quelques jours près depuis le début des opérations en Ukraine, a une réelle et forte signification du sentiment et du climat à la direction des forces armées russes. On ne veut pas parler ici d’un point de vue politique, – les militaires par rapport aux civils, – mais bien d’un point de vue psychologique et même culturel. Cela signifierait, pour nous, que les militaires ont une idée extrêmement forte et extrêmement grave de la situation de la Russie, non pas dans les opérations en Ukraine, mais d’une façon plus générale, dans leur considération des rapports avec le bloc-BAO ; cela entérinerait l’idée qu’il s’agit bien, dans le chef de ces militaires, d’un affrontement fondamental où le sort même de la Russie est en jeu dans une “guerre” qui ressort d’abord de la communication et de la subversion, mais qui ressort aussi et surtout d’une sorte d’hystérie antirusse qui ne peut être contrôlée et maîtrisée sinon par une position inflexible de force. C’est la phrase fameuse sur l’“annulation“ (‘to cancel’) de la Russie, telle que rapportée par Elena Ponomareva, déjà d’actualité en 2014 et qui s’insère parfaitement dans le concept-fou de la ‘Cancel Culture’ qui est aujourd’hui en plein développement au cœur de toutes les structures et institutions officielles de notre civilisation :
« Aujourd'hui encore, la Russie est le principal obstacle sur le chemin de la domination mondiale par l'élite mondiale. Leonid Chebarchine, ancien chef du service de renseignement extérieur soviétique, a noté un jour que [après la chute de l’URSS] “l’Occident ne veut qu'une chose de la Russie : que la Russie n'existe plus”. L’Occident veut que la Russie cesse de faire partie de la géopolitique, il ne peut accepter son existence psychologiquement et historiquement et il peut infliger des dommages en arrachant l'Ukraine à la Russie, en divisant en fait une seule et même nation. »
• C’est en ayant cette idée terrible à l’esprit que les généraux russes et leurs représentants civils observent cette posture de silence, qui n’est pas à notre sens une consigne politique qui leur serait imposée. Il est bien possible que les militaires US le regrettent très sincèrement, car eux-mêmes ont une posture ambiguë vis-à-vis de la folie antirusses qui fait office de “politique” pour le bloc-BAO.
(On la trouve chez d’autres chefs militaires d’autres pays du bloc : ainsi, la récente démission (limogeage) du général Vidaud, directeur du renseignement militaire [DRM], est-elle due à une fondamentale différence d’appréciation de la situation Russie-Ukraine, par rapport à la “politique” du régime Macron. La DRM a déjà laissé voir qu’elle avait une perception détachée des besoins du simulacreSystème de la situation ukrainienne, en 2015 notamment, sur un point essentiel.)
• Il reste, dans l’état actuel des choses, que nous nous trouvons dans le paradoxe le plus complet, – qui n’est d’ailleurs pas inédit, tant s’en faut, – de devoir apprécier le Pentagone comme acteur de mesure et de rangement, mais qui ne peut et ne veut agir pour l’instant qu’à la marge. En ce sens, la posture de silence des Russes n’est finalement pas une mauvaise chose : elle accroit l’inquiétude du Pentagone et contribue à le pousser vers une situation où il lui faudrait envisager que sa propre posture “à la marge” devienne un véritable facteur politique, voire le facteur central de la situation à “D.C.-la-folle”. C’est en effet une des hypothèses que nous devons apprécier comme une possibilité, si la situation-Ukrisis s’aggravait et si la direction US, ‘DeepState’ ou pas, poursuivait son action d’aggravation constante de cette situation-Ukrisis : que cette direction trouvât sur son chemin le Pentagone en posture certes inconstitutionnelle, – mais dans cette phase catastrophique où le respect de la Constitution n’est plus vraiment à l’ordre du jour. Il pourrait alors y avoir une bonne et sympathique perspective de déstabilisation d’une situation déjà bien agitée aux USA.
Mis en ligne le 8 avril 2022 à 15H00