Les désarrois du professeur Ferguson

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Les désarrois du professeur Ferguson

Il fut un temps où Niall Ferguson, professeur et historien, était l’espoir de la jeune (?) école néo-impérialiste, voire “néo-impériale” du Royaume-Uni. Cette école soutenait naturellement, c’est-à-dire par nature, aussi bien les ambitions des conservateurs thatchériens que les conceptions des “libéraux interventionnistes” à-la-Blair. Ces conceptions se retrouvent ici et là, par exemple, au niveau européen, chez un Robert Cooper qui travaille dans l’état-major de Solana. Mais il semble que l’esprit de la chose a perdu de sa vigueur.

Le dernier commentaire de Ferguson, publié dans le Sunday Telegraph de ce jour, en vérité fait peine à lire. Il faut se rappeler les accents néo-impériaux, tout chargés de la gloire indiscutable de l’“anglosphère”, qui caractérisaient les écrits de Ferguson en 2002-2003. Quoique Britannique (mais enseignant à New York avant d’émigrer à Harvard), Ferguson ne doutait pas un instant que l’entreprise irakienne des USA fût impériale et qu’elle fût lancée au nom d’une sorte d’imperium anglo-saxon, c’est-à-dire anglo-américaniste, c’est-à-dire au fond pour le compte de Sa Très Gracieuse Majesté. C’était l’époque où il n’était pas question d’écrire, comme Ferguson le fait aujourd’hui: «Once our leaders had real power.» Ils avaient de la force et de la puissance, en 2002-2003… Puis, très vite, à la vitesse de l’éclatement de l’insurrection et de la résistance irakiennes, Ferguson déchanta. Dès 2004, il n’était plus question d’Empire. L’historien déçu mesura les déboires insupportables de cette caricature d’Empire et voua l’Amérique aux gémonies.

…Ainsi Ferguson se mit-il à gémir comme il le fait aujourd'hui: «There was a time when the stakes in this world really were high. In Henry Kissinger's heyday, POTUS (as close friends refer to the President Of The United States) really was a potentate. Like his opposite number, the General Secretary of the Communist Party of the Soviet Union, he had the power to kill tens of millions of people at the touch of a button.

»Even the British Prime Minister had real power in the 1980s: the power to send a fleet from Portsmouth to Port Stanley, at the other end of the earth, to expel invaders from the Falkland Islands.

»The leaders of the last generation had real economic power as well. Just over 25 years ago, the President of France had the power to nationalise the country's largest banks. The German Chancellor could annex a neighbouring country merely by offering its citizens a fistful of deutschmarks.»

…Et ainsi de suite car ainsi était le bon vieux temps. Aujourd’hui se profilent les nouvelles puissances, celles qui nous acculent désormais à l’inéluctabilité de notre chute dans le trou noir de l’histoire des empires déchus. L’historien ne voit qu’une alternative à l’affirmation triomphante et enivrante de la force, et c’est la chute.

«France, Britain, America: each had its era of hegemony. But now? They collectively account for more than a third of global output, it's true. But by 2050, according to Goldman Sachs, their share could be as little as 15 per cent. Their already trivial share of global population could dwindle further, from 6.5 to 5.9 per cent.

»The real problem, however, is that they all belong to the club of developed debtors, with combined current account deficits of $970 billion last year. Other members of this club are Australia, Greece, Iceland, Ireland, Italy, New Zealand, Portugal and Spain. Apart from Iceland, it reads like a list of ex-empires, with the former members of the British Empire (energy-rich Canada excepted) in the lead.

»Collectively, the developed debtors had to borrow around $1.3 trillion last year in order to finance the gap between their spending on imported goods and services and their earnings from exports, and the gap between their payments to foreign lenders and their earnings from overseas investments.

»On the other side of this great global equation is the club of emerging exporters. According to the International Monetary Fund, more than 40 per cent of the developed debtors' funding requirement last year was met by China, Russia and the Middle East.»

…Et ainsi de suite (bis), et ainsi défilent les chiffres, les pourcentages, les milliards, les parts de marché. Les historiens de cette école anglo-saxonne, à l’image des historiens postmodernes en général, sont les historiens de la force et rien d’autre, de la force physique et rien d’autre. Ils s’exaltent au-delà de toute mesure et c’est le lyrisme de Ferguson en 2002-2003: à cette époque, qui ne date après tout que de 4-5 ans, disaient-il que nos dirigeants n’avaient plus de réelle puissance? Puis leur humeur s’effondre et devient noire comme de l’encre lorsque leurs rêveries lunatiques ou romantiques ne se sont pas réalisées. On étudiera plus tard l’espèce d’hystérie qui a envahi les esprits élevés des élites britanniques à l’occasion de la guerre en Irak. On étudiera la chute qui s’ensuivit. Ils ont cru à la thèse selon laquelle l’Amérique allait reconstituer leur Empire perdu. Désormais ils croient à la thèse de l’avénement de l’Empire du Milieu postmoderne. Ils ne raisonnent qu’en fonction des chiffres de la force.

Cette croyance en la force physique, cette sécheresse de la perception du réel au profit d’un énervement de l’esprit, font rater à ces historiens typiquement postmodernes l’essentiel. A cause de cela, ils ne peuvent étudier que l’apparence de l’histoire, ses sommets et ses gouffres. Dans Aventure, — Bonaparte en Italie, 1796-1797 (Plon, 1936), Guglielmo Ferrero écrit sur cette question ceci, qui semble une description de notre époque:

«…[L’]homme ne conçoit la force que comme une physique de causes et effets voulus, visibles et tangibles: les violences extérieures d’un côté, les actes et mouvements extérieurs que la force peut provoquer. Mais il y a aussi une métaphysique de la force: les ébranlements, les réactions, les tumultes intérieurs et ultérierurs qui ne se voient pas et que la force provoque sans le vouloir et le savoir. Les hommes qui ne croient qu’à la logique de la force s’imaginent facilement qu’elle est leur docile servante, et qu’ils la feront toujours agir dans la direction choisie par eux. Et puis, tout à coup, les résultats tangibles et visibles disparaissent, emportés par l’explosion inattendue des réactions et des tumultes invisibles. La métaphysique triomphe sur la physique. Le drame se répète depuis le commencement des temps, toujours le même et toujours si surprenant, que chaque fois il paraît inédit.»

 

Mis en ligne le 7 octobre 2007 à 22H33