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998L'OTAN connaît de multiples agitations ces dernières semaines. Ce n'est ni la première, ni la dernière fois, mais saluons tout de même l'importance de la période puisque la Russie, ex-URSS, est quasiment entrée dans l'Organisation. Outre que cela était envisagée comme un événement quasi-inéluctable par divers commentateurs, depuis plusieurs années, admettons que l'effet de l'importance de l'événement est là.
D'une façon un peu paradoxale, notre appréciation est que l'OTAN est évidemment en train de changer, — certains disent : de renaître, d'autres : d'être définitivement dénaturée — mais que ce changement est d'abord marquée par un basculement vers l'est, où l'''entrée'' de la Russie a certes son importance, mais beaucoup moins qu'elle n'aurait pu en avoir avant le 11 septembre. Les Américains, maîtres du jeu à l'OTAN, ne pensent plus en termes européens, là où l'entrée de la Russie dans l'OTAN aurait eu une réelle importance, mais en termes de guerre contre la terreur. Dans ce cas, OTAN ou pas qu'importe, le rapprochement avec la Russie est d'abord celui de l'Amérique qui se cherche un maximum d'alliés à ses conditions. (Ses conditions ? C'est-à-dire, des alliés utiles mais qui n'entravent en rien la politique totalement unilatéralistes des USA, disons des ''alliés-Kleenex'' comme nous avions parlé, à propos de l'OTAN justement, d'une ''alliance-Kleenex'', qu'on jette après s'en être servi.)
Dans ce cadre de réflexion, il nous semble intéressant de proposer à nos lecteurs la lecture de l'Analyse parue dans de defensa, Volume 17, n°16, du 10 mai 2002, qui a pour titre « Les deux OTAN ».
Il n'est pas courant d'entendre un Britannique, ancien général (jusqu'en 1999), resté très au fait des questions de sécurité à cause d'activités post-militaires qui l'y confrontent quotidiennement, avec tous les accès que lui donnent son grade et sa carrière, vous dire après une matinée passée en visite officielle d'information à l'OTAN : « Il n'y a plus rien à faire avec ces gens-là. Ils s'agitent beaucoup et ils ne produisent rien. » Puis, après un moment de silence : « C'est simple, nous allons devoir faire quelque chose de très sérieux en Europe, du point de vue de la défense. Je ne sais pas comment ni quoi, mais c'est inévitable. »
Cet ancien général n'est pas le seul Britannique “informé” qui, aujourd'hui, n'éprouve pas la moindre gêne et ne marque aucune hésitation pour vous dire cela, même (et surtout ?) si vous êtes Français, et cela qui ne peut se comprendre autrement que comme l'annonce à peine dissimulée de l'acte de décès de l'OTAN. C'est aujourd'hui une opinion courante chez les Britanniques, s'ils gardent par ailleurs la réputation d'être les plus farouches défenseurs de l'OTAN, et d'ailleurs autant, voire beaucoup plus, par habileté que par engagement idéologique. (Pour s'en expliquer : les Britanniques ont toujours été habiles pour s'approprier les postes lucratifs de l'OTAN, en tirer tous les avantages, etc. Incomparables manoeuvriers bien sûr, avec de multiples fers au feu.)
C'est un sentiment assez répandu dans les milieux européens et de la défense, ce jugement sur l'état de l'OTAN. L'intérêt est que ce sentiment, comme ce point de vue britannique qu'on a présenté, apparaît toujours en se plaçant dans un contexte très européen, et même très ouest-européen, ou si l'on préfère, à partir du contexte “ouest-ouest” des rapports transatlantiques qui concernent essentiellement, sinon exclusivement la sphère euro-atlantique, soit l'Europe occidentale du temps de la Guerre froide et l'Amérique du Nord.
Considérée de cette façon à la fois historique et géographique, la question de l'OTAN n'a été influencée en rien par l'élargissement d'avril 1999 et elle ne le sera pas par l'élargissement qui s'annonce. Ce sentiment est, à notre sens, un signe sérieux de l'échec de toutes les tentatives de transformation de l'OTAN depuis 1989-91. Les Américains ont, vis-à-vis du problème de l'OTAN classique, choisi d'appliquer ce qui est souvent reconnu comme étant leur philosophie favorite (dixit un général américain : « Chez nous, on ne résout pas un problème, on l'écrase »).
Il y a donc une sorte de “deuxième OTAN” qui est en train de se mettre en place, une OTAN-II si l'on veut, qui est une OTAN de l'élargissement, des problèmes qui lui sont liés, de l'interprétation qu'on peut donner du phénomène propre de l'élargissement, qui est considérée par ceux qui en sont les inspirateurs désormais (les Américains principalement) d'une façon complètement, substantiellement séparée de ce qui est l'OTAN initiale (OTAN-I, disons). Cette OTAN-II est différente de la première, géographiquement certes, dans l'état d'esprit également et même encore plus. Les commentaires autour de cette OTAN-II sont fondamentalement différents de ceux de notre général britannique, et l'on peut même dire pour les définir mieux qu'ils en sont l'exact contraire. On peut en donner un exemple, avec cette appréciation générale de la Lettre d'Information Intelligence Online, selon laquelle l'« OTAN [est] sur le point de conquérir l'Europe de l'est », avec ce commentaire : « le prochain Sommet de l'OTAN, les 21 et 22 novembre 2002 à Prague, présentera une nouvelle stratégie de l'organisation privilégiant l'axe Berlin/Moscou, pour mieux s'enraciner au centre de l'Europe. »
Nous ne parlons pas ici du contenu et de la valeur éventuelle de cette sorte de prévision stratégique, type-grand dessein stratégique ou “Grand Jeu” nième formule. (Ce n'est ni la première ni la dernière de cette sorte d'analyse stratégique développée pour l'OTAN depuis dix ans, il y en eu tantôt vers les Balkans, tantôt vers la Méditerranée, tantôt vers l'Europe de l'Est et contre la Russie, et ainsi de suite. C'est assez dire le scepticisme où nous laissent ces prévisions).
L'important ici est de considérer dans quelle mesure importante il existe une nouvelle sorte d'appréciation correspondant évidemment à cette nouvelle orientation de l'OTAN, c'est-à-dire à ce que nous appelons OTAN-II. Il faut aussi noter que ces appréciations viennent de milieux bien différents de ceux qui apprécient d'habitude l'OTAN, et qu'aussi ils viennent de pays différents (en général les pays nouveaux membres ou futurs nouveaux membres, pour lesquels l'entrée dans l'OTAN apparaît comme une sorte de panacée universelle pour tous les maux possibles et imaginables). En général, ces milieux et ces pays ont une vision très différente de l'OTAN parce qu'ils n'y recherchent pas du tout la même chose que ce qu'y trouvaient les membres occidentaux. Pour eux, l'élargissement de l'OTAN est un signe de puissance, une marque de conquête comme le dit l'appréciation citée plus haut ; ils vont y trouver non seulement la sécurité mais une place de choix dans un mouvement de puissance. A la limite, cette OTAN-II se caractérise presque exclusivement par cette tendance à l'élargissement et l'appréciation qu'on en donne en vient à se fixer sur ce seul fait. Il ne s'agit plus d'une alliance mais d'une machine en marche et, bien entendu, une machine animée et contrôlée par les Américains. (Là encore, nous nous contentons d'une description de cette appréciation, sans nous prononcer sur le fond.)
On en arrive, assez naturellement, à opposer la “première OTAN” (OTAN-I) et l'OTAN-II. L'expansion de la seconde, ou son succès si l'on veut, devient par contrepoint la marque de la décadence et de la paralysie de la première. Cette idée rencontre une critique initiale qu'on entendit beaucoup dans les premières années où il fut question de l'élargissement de l'OTAN, en 1992-93 notamment, où l'on craignait que l'élargissement se fit aux dépens d'une perte de substance de l'alliance (l'élargissement diluant l'approfondissement, si l'on veut). La réalité confirme le bien-fondé de cette critique. Le résultat de cette opposition bien réelle entre l'OTAN-I et l'OTAN-II est que l'élargissement de l'OTAN vers l'est, qui promet d'être considérable, s'accompagne de son affaiblissement à l'ouest, comme si l'on observait un transfert de gravité.
Les Américains tiennent un rôle considérable dans cette évolution de l'OTAN, et il ne peut être question de s'en étonner. Ils ont adopté une attitude très particulière, très remarquable depuis l'attaque du 11 septembre. Le 26 septembre 2001, Paul Wolfowitz, l'adjoint du secrétaire à la défense Rumsfeld, est venu à Bruxelles signifier aux autres pays de l'OTAN que les USA se passeraient de l'Organisation dans leur guerre contre le terrorisme. Depuis, l'OTAN est opérationnellement marginalisée. En même temps, elle est prise à son propre piège. Ayant décrété depuis le milieu des années 1990 qu'elle allait se reconvertir dans la gestion des nouveaux conflits, étant passée à l'acte essentiellement depuis le conflit du Kosovo, elle s'est mise dans une position de “tout ou rien” lorsque effectivement surgit l'un ou l'autre de ces nouveaux conflits : elle doit en être le coeur ou bien elle est marginalisée. Avec la Grande Guerre contre le terrorisme, elle est radicalement marginalisée puisqu'elle n'en est pas le coeur du tout, comme est venu lui dire Wolfowitz, et que cette guerre a été déclarée comme radicale, devant durer des décennies, voire des siècles, voire sans qu'on puisse percevoir son terme, comme la guerre ultime entre le Bien et le Mal, selon la doctrine GW. (Toute cette imagerie un peu boursouflée est américaine certes mais l'on sait que l'OTAN ne peut vivre qu'au rythme de la pensée américaine, ou plutôt des “concepts” américains et de la représentation imaginaire que cela enfante. Là aussi, elle est prise à son propre piège de n'être jamais qu'une créature de l'Amérique et de ne jamais pouvoir devenir autre chose que cela.)
Au bout de quelques mois, les Américains ont commencé à s'apercevoir qu'ils risquaient par leur attitude de détruire cette Organisation qui est par ailleurs, ou plutôt principalement, la courroie de transmission de leur influence en Europe. Ils ont décidé d'écarter cette douloureuse perspective, à leur manière, en étant sûr de tout et en ne doutant de rien. Les Américains ont donc poussé à son terme cette étrange double attitude qu'ils entretiennent dans toute leur politique et particulièrement avec l'OTAN, d'exiger toute chose et son contraire simultanément : exercer un contrôle absolu sur cette Organisation et donc la contraindre dans des bornes dont eux-mêmes ont la maîtrise et, en même temps, exiger de cette Organisation qu'elle ait une politique propre, une dynamique propre, comme si elle était totalement libre d'agir de façon autonome. D'une part, les Américains font en sorte, par leur stratégie, que l'OTAN ne serve à rien, d'autre part ils exigent avec des accents absolument dramatiques, qui terrorisent la bureaucratie otanienne, que l'OTAN se réforme pour qu'elle serve à quelque chose. Aujourd'hui, c'est bien le cas : après avoir totalement marginalisé l'OTAN et la tenant serrée dans ce coin, ils exigent d'elle qu'elle se réforme de fond en comble, qu'elle s'adapte à ce nouveau conflit, qu'elle devienne exemplairement l'enfant d'une expérience qu'elle ne peut pas acquérir, et cela en quatrième vitesse.
Les Américains ont nommé le général James Jones pour succéder (en janvier 2003) au terne général Ralston, qui avait convaincu l'administration Clinton de lui donner ce poste pour une fin de carrière acceptable. (L'administration Clinton, et le secrétaire à la défense Cohen en particulier, avaient sauté sur l'occasion, puisque leur but était de liquider Wesley Clark qui s'était montré bien indocile vis-à-vis de Cohen pendant le conflit du Kosovo. C'est dire si le terme de Ralston n'a pas apporté grand chose à l'OTAN.) James Jones est un numéro : ce général des Marines, actuellement chef d'état-major du Marine Corps, est né à Villefranche-sur-mer, d'un père amiral de l'U.S. Navy, du temps où la VIe Flotte avait comme port d'attache ce ravissant port de la Côte d'Azur ; Jones a fait toutes ses études à Villefranche, il parle le français comme si c'était sa langue maternelle. Jones est le contraire de la caricature du Marine : il est diplomate, habile, patient ; mais, comme nombre de Marines, et notamment comme un de ses collègues John Shenahan, général des Marines qui avait failli être SACEUR en 1994 (on lui avait préféré Shalikashvili), Jones a la réputation d'être un réformiste, un novateur. Comme Marine, il a le concept de projection de force dans sa culture, au contraire des déploiements structurés et installés. Enfin, comme Marine, il viendra à son poste auréolé de la performance des Marines en Afghanistan, au contraire de l'U.S. Army, qui s'y est montrée lente, terne, incapable de s'adapter. En d'autres mots, Jones vient en Europe pour modifier de fond en comble le dispositif américain, dans un sens qui fera penser à beaucoup, si l'on pense politique, à un désengagement : moins de déploiement fixe, moins d'état-major pesants et implantés à demeure, moins de poids et de lourdeur, plus de souplesse et de rapidité. L'Europe va devenir pour le Pentagone une base avancée occasionnelle et plus du tout une base fixe. Par temps calme et absence de crise, cela signifie que le nombre de soldats et de bases US devrait être considérablement réduit. Voilà où, politiquement, cette réforme opérationnellement nécessaire devient une image du désengagement de l'Amérique et prend évidemment une signification politique dramatique.
L'interprétation peut paraître sollicitée mais ne l'est pas du tout.
La réforme que va probablement entreprendre James Jones va dans le sens de la réforme générale voulue par Donald Rumsfeld d'adaptation des forces américaines aux conditions nouvelles de la guerre, c'est-à-dire la grande guerre contre le terrorisme. Cela signifie un changements des priorités géostratégiques aux dépens de l'Europe (et au profit de la zone de l'Asie Centrale) ; un changement structurel avec une plus grande capacité de projection de forces aux dépens des stationnements statiques à l'étranger ; finalement, un changement politique avec une conception unilatéraliste qui fait dépendre beaucoup plus les forces américaines du centre washingtonien. (Ce dernier point est facilité par l'évolution des technologies telles que les développent les Américains. Encore une fois, il y a l'exemple significatif de la campagne en Afghanistan, conduite par le général Franks, commandant en chef du théâtre, sans quitter son quartier-général de Tampa, en Floride, grâce aux capacités en communication.) Tout cela est couronné, pour ce qui est du problème envisagé ici, par la perception évidente depuis plusieurs mois d'un divorce des conceptions politiques et stratégiques entre les Européens et les Américains. Même si les changements à venir de l'OTAN ne sont pas justifiés par cela, il est difficile de n'y pas voir une correspondance.
A côté de l'arrivée du général Jones et de ce que cela suppose comme nouveautés probables, de sérieux efforts de réforme sont entrepris au sein de l'OTAN. Une source au secrétariat général nous explique que « les Américains ne se cachent plus pour affirmer que l'OTAN est dépassée. Ils sont très, très sérieux. Ils réévaluent tout à la lumière de la menace du terrorisme, et cela prend des aspects techniques bien précis. On réduit les quartiers généraux dans l'espoir de les rendre plus souples, plus adaptables, c'est-à-dire, bien entendu, adaptables à la menace du terrorisme. » Pour autant, cet effort est-il nécessairement promis au succès ? La prudence est de règle, voire le scepticisme, voire, plus platement encore, le pessimisme complet. « De l'autre côté, nous dit notre source, il y a la bureaucratie bien sûr. Elle n'aime pas le changement, et peut-être même ne veut-elle pas de changement. Elle résiste. Elle résistera. Il est même à craindre qu'elle ne cédera pas. »
Qui l'emportera ? On serait tenté d'écrire que poser la question, c'est y répondre. La bureaucratie de l'OTAN a été faite à l'image de la bureaucratie américaine. Les Américains le savent bien, Rumsfeld en premier : c'est du béton.
Tout cela n'est encore rien à côté de ce qui se prépare avec le prochain (le second) élargissement de l'OTAN qu'on a déjà évoqué, qui sera décidé à Prague en novembre, et qui sera fondamentalement différent du premier, décidé en 1997 et finalisé en 1999. D'abord, on comprend que le climat à l'égard de ce second élargissement, à Washington, a complètement changé entre avant et après le 11 septembre 2001. Avant le 11 septembre, il était accepté par automatisme, parce qu'aujourd'hui on ne peut parler d'élargissement sans susciter la nécessité d'une sorte d'unanimité contrainte (voir l'UE), alors que chacun mesure l'inutilité et les risques d'une telle opération. Depuis le 11 septembre, pour les Américains ce n'est plus le cas lorsqu'il s'agit de l'élargissement de l'OTAN.
Le cas est assez simple, la consultation d'une carte d'état-major suffit à nous renseigner là-dessus. L'élargissement de l'OTAN vers l'est, notamment par l'axe sud vers les régions de plus en plus proches de l'Asie Centrale, ressemble pour beaucoup au mouvement de la stratégie américaine faisant passer son centre de gravité de la région ouest-européenne jusqu'aux Balkans à la région proche des confins de l'Asie, des Balkans à l'Asie Centrale, jusqu'à l'Afghanistan, le Pakistan, etc. Cette correspondance est fortuite au départ (avant le 11 septembre 2001, on n'aurait sans aucun doute pas pu la formuler de la sorte) mais il nous semble qu'elle va apparaître irrésistible désormais, et s'inscrivant dans une logique qui paraîtra complètement justifiée aux Américains. La même source déjà citée confirme que les Américains perçoivent désormais ce second élargissement comme « un moyen de stabiliser les pays de la région en même temps qu'ils envisagent de façon extrêmement déterminé de passer des alliances avec les pays de la région pour “sécuriser” la Mer Noire, que ce soit des alliances à partir de l'OTAN ou des alliances bilatérales ».
Cette évolution est typique des habitudes américaines, de la façon de la diplomatie américaine, et de la diplomatie militaire le plus souvent, de changer sur consigne d'objectif en oubliant tout ce qui a précédé et au risque de porter un grave préjudice à ce qui a précédé. Depuis le 11 septembre, tout acte de politique extérieure américaine, de quelque ordre que ce soit, et particulièrement de l'ordre politico-militaire, se réfère à la seule dimension du terrorisme. Les alliances, les aides, les implantations militaires sont mesurées en fonction de cette référence, et uniquement d'elle. Le centre de l'activité extérieure américaine, — outre le Moyen-Orient où l'implantation existe déjà, — est devenue la région de l'Asie Centrale allant de la Mer Noire, du Caucase, jusqu'aux limites septentrionales du sous-continent indien. La stratégie américaine a basculé de cette façon.
L'OTAN doit suivre ou achever de perdre le dernier intérêt qu'il peut encore avoir pour les Américains. Conçue primitivement pour s'opposer à l'expansionnisme soviétique en Europe, ensuite devenue une ambition de se transformer en organe de stabilisation et de sécurité en Europe avec une tendance à poursuivre l'antagonisme avec la Russie (premier élargissement aux pays de l'Europe du centre en même temps que l'activisme dans les Balkans), cette organisation est désormais sommée de se transformer en un système orienté vers l'Asie Centrale avec pour mission de jouer à la fois un rôle stabilisateur et un éventuel rôle répressif vis-à-vis des foyers d'instabilité et de terrorisme.
Cette orientation n'est pas en train de transformer l'OTAN. On ne peut évidemment transformer une organisation de sécurité placée en Europe occidentale et fortement arc-boutée sur les membres ouest-européens qui forment une communauté d'une très grande puissance, en une organisation anti-terroriste aux confins de l'Asie Centrale. Le hiatus est trop grand, la différence de substance trop évidente. Alors il se passe ce que nous avons signalé : l'OTAN-II est en train de naître avec l'élargissement qui sera décidée à Prague et se détachera de plus en plus irrésistiblement de l'OTAN-I, l'OTAN classique, celle que nous connaissons depuis un demi-siècle. Bien entendu, les Américains seront du côté de la nouveauté.
Ce qui se passe et va se passer pour les Européens est de l'ordre du psychologique, qui est, à notre avis, le principal domaine où se déterminent les facteurs menant à des changements d'appréciation politique puisque le domaine de la réflexion consciente est totalement enfermé dans des interdits conformistes d'une puissance considérable. Les Européens vont connaître le sentiment de l'abandon et de la rupture (pour certains de ces Européens, disons les plus fragiles, ce sera le sentiment de devenir des orphelins). Lorsqu'on reprend l'appréciation du général anglais, qui sonne si différente de celle que font les zélés de l'OTAN-II devant les perspectives de l'élargissement, on a effectivement l'impression d'un constat comme devant un navire abandonné ; le général cité, qui est un vieux dur-à-cuire comme sont les généraux britanniques, ne fait pas dans le sentiment pour décrire le phénomène. Il nous signale simplement que le phénomène est perceptible de toutes les façons, y compris par un dur-à-cuire qui ne fait pas de sentiments et, d'habitude, est insensible aux aspects sentimentaux à partir desquels certains autres, moins dur-à-cuire, tireraient de façon indue des conclusions dramatiques. Si les uns s'en alarment et si les autres s'en réjouissent, si les uns en font un drame et si les autres constatent un fait, il reste que tous constatent un fait. Donc, les Américains quittent l'OTAN-I pour grimper à bord de l'OTAN-II. Les Européens vont-ils les y rejoindre ? Rien n'est moins sûr.
On serait tenté, parce qu'on cultive dans notre époque le goût des symétries apparentes et des images vite-faites, d'assimiler l'élargissement de l'OTAN et celui de l'UE et de constater : ça colle. Ce fut d'ailleurs et cela reste l'idée des plus fervents zélateurs d'un monde euro-atlantique étendu aux confins : à force de réaliser des redécoupages similaires, tout cela finira par se fondre et supprimera définitivement tous ces problèmes agaçants d'identités différentes. Nous autres Européens, nous serons tous Américains (ce n'est pas original), et les Américains, eux, ô surprise divine, seront aussi de bons Européens. C'est aller vite en besogne, en mélangeant la mécanique des choses avec l'esprit des choses. La création de l'OTAN-II à côté (à l'est) de l'OTAN-I, c'est, comme on l'a vu, un mouvement de rupture, et qui va d'ouest en est, et de façon si délibérée qu'il en vient à séparer l'est de l'ouest. Le mouvement d'élargissement de l'UE va dans le sens inverse, ainsi dans tous les cas le veulent ses promoteurs : amener, ou ramener c'est selon, l'est vers l'ouest. Ici, le centre de gravité passe de l'ouest à l'est, là on espère que le centre de gravité de l'est se transportera vers l'ouest. Nous restons immensément sceptiques sur la réussite de l'opération UE/est vers ouest, mais c'est là un autre problème : le problème colossal d'un élargissement de l'UE qui va se faire et qui, selon toutes les probabilités, ne peut se faire de façon satisfaisante. Pour ce qui nous importe ici, dans tous les cas, cela suffit. L'élargissement de l'UE est, dans son esprit, exactement l'inverse de l'élargissement de l'OTAN : un rassemblement (une tentative de rassemblement) vers l'ouest contre une rupture vers l'est. Disons qu'on se croisera, pour s'éloigner irrémédiablement.
Quant aux Européens de l'Ouest, confrontés au problème insoluble de l'élargissement qu'ils se sont créés et qu'ils ne pourront régler qu'en accentuant les conditions de leur rassemblement occidental réduit aux pays les plus occidentaux et les plus décidés à faire cet exercice, ils ne pourront que constater combien ces immenses opérations les éloignent encore un peu plus d'un esprit communautaire transatlantique qui est désormais totalement étranger aux Américains, s'ils l'eurent jamais vraiment. Les Américains lancés dans OTAN-II, c'est l'unilatéralisme enfanté par le 11 septembre 2001 qui devient majeur, qui s'inscrit dans la géopolitique mystique de l'Ouest, pour mieux la briser, c'est-à-dire la briser définitivement. Avant 9/11, l'élargissement de l'OTAN était une inutilité monstrueuse ; après 9/11, c'est l'application géostratégique d'une rupture existentielle entre Américains et Européens.
La conclusion de ces diverses remarques est qu'il y a de fortes chances pour que, dans les années qui viennent, l'OTAN perde non seulement les quelques capacités qu'elle a eues à jouer un rôle sérieux dans le maintien de la sécurité européenne, mais encore qu'elle abandonne toute prétention à le faire. Alors, ce sera le tour de l'Europe de s'organiser ? On ne dit pas cela, d'abord pour ne pas déclencher un torrent de sarcasmes, spécialement chez les Européens eux-mêmes qui sont si habiles dans l'art de s'abaisser par tous les moyens possibles de la dialectique ; ensuite parce que, après tout, ce n'est pas le propos. On n'a fait que décrire une situation qui nous paraît inéluctable, comme nous paraît inéluctable la dynamique de rupture entre l'Europe et les USA. On ne parle pas des hommes, des politiciens, de leurs dialectiques diverses, de leurs discours pour meetings électoraux ; on parle des faits, seulement et simplement. Pour le reste, les Européens verront bien ce qu'ils pourront et, surtout, ce qu'ils voudront faire. Il semble qu'ils ne veulent pas admettre la force des réalités. Il semble qu'ils pensent qu'à ignorer la réalité, on en conjure le sort qu'elle nous réserve. C'est un point de vue. On a les points de vue qu'on peut et, en général, qu'on mérite.