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21 décembre 2003 — Une semaine après la capture de Saddam Hussein, la fiction a repris le dessus. Les premières réactions circonstanciées et analytiques que nous avions présentées avaient montré une certaine mesure, correspondant bien à l’événement. Il apparaît assez manifeste que la capture de Saddam Hussein n’est pas, du point de vue opérationnel et politique un tournant décisif en Irak même. D’une certaine façon, l’événement pourrait aussi bien contribuer à compliquer la situation, en libérant certaines fractions de l’hypothèque Saddam qui les freinait dans leur opposition aux Américains (cas des chiites, bien sûr). Mais, depuis une semaine, l’aspect fictionnel, la machine médiatique et virtualiste, a repris le dessus ou, dans tous les cas, s’est fortement développé de son côté. C’est ce que le colonel de l’Air Force Sam Gardiner nomme une « PSYOPS Campaign ».
« We are seeing an orchestrated media campaign by the administration and a psychological operation aimed at the insurgents in Iraq. The success of this campaign can be measured by recent articles in The Washington Post and The Christian Science Monitor.
» Looking at the nearly 100 other press reports in the five days since Saddam's capture, one theme is clear: Saddam Hussein was captured, and the United States is on the verge of breaking the Iraqi insurgency. But is it really?
» As a former instructor at the National War College, Air War College and Naval War College, I am familiar with the pattern of using the press to conduct psychological operations against internal audiences in Iraq. The technique is straightforward: plant stories or persuade media outlets to slant the news in a way that debilitates your enemy. And so far, media reports on the intelligence significance of Saddam's capture have followed that pattern to the letter.
» President Bush's interview with ABC News on December 16 heralded the debut of the military's post-capture media strategy. In it, Bush stated that he believed that the arrest of Saddam Hussein “will encourage more Iraqis to step up.” The capture was styled as a major event, a turning point. »
On trouve également des théories, ou même des révélations concernant cette arrestation, qui la présentent comme un montage. La thèse la plus intéressante, présentée avec un luxe de détails, est évidemment celle du journal écossais Sunday Herald, qui attribue la capture de Saddam, qui serait vieille de plusieurs semaines, à des irréguliers kurdes engagés dans la chasse aux survivants du régime Saddam. (Pour accompagner ces révélations, et dans le même sens, on peut même consulter les prédictions de Madeleine Albright par le même lien renvoyant à notre rubrique “Nos choix commentés” : Albright qui affirme que GW tient d’ores et déjà Ben Laden et qu’il l’annoncera au moment politiquement le plus opportun.)
Ces fioritures révélatrices des conditions où se déroulent ces diverses opérations (on peut tenir pour au moins moitié ou deux tiers de vrai dans ces diverses interprétations, certainement dans une mesure plus grande que les versions officielles) renvoient, sur l’autre côté du spectre des montages autour de la “guerre contre la terreur”, à l’habillage médiatique qui s’est développé autour de la capture de Saddam. Le choix des mots est important, dans la mesure où il tend en général à donner une dimension différente de la réalité à cet épisode assez quelconque du pseudo-affrontement entre un pseudo-président des États-Unis et un “dictateur sanglant” qui ressemblait plutôt à un SDF clochard lorsqu’il a été capturé. Comme le note William Pfaff à propos de cette capture : « Saddam's ignominious circumstances when he surrendered - hiding in a hole in the ground when he wasn't living in a shed heaped with dirty clothes, eggshells and unwashed pans, with a refrigerator stocked with candy bars and soft drinks - made it clear to all that the resistance to the American occupation was not being commanded from there. So it is wishful thinking to expect his capture alone to slow or end the violence. It may spur the resistance. »
Le poids des mots est à mesurer précisément lorsqu’un éditorialiste, —Pierre Rousselin dans Le Figaro du 16 décembre, — commence son texte de cette façon : « Maintenant que George W. Bush a enfin terrassé Saddam Hussein, il faut qu'une nouvelle ère s'ouvre en Irak. L'événement tant recherché ne change pas, en soi, les données du problème sur le terrain. Mais, dans les esprits, il est d'une telle portée symbolique que rien ne peut plus être comme avant. » Employer des termes et des expressions tels que “terrassé”, “une nouvelle ère” ou “rien ne sera plus comme avant” contribue puissamment à parer l’événement d’une dimension et d’une force qu’il n’a évidemment pas, — cela, qui plus est, sans s’en expliquer vraiment. Mais nous comprenons bien ce dont il s’agit : l’événement a cette dimension et cette force dans l’esprit des commentateurs qui, depuis des années, placés devant la nécessité de commenter l’affrontement absurde entre Saddam et trois présidents US successifs, se sont acharnés, notamment pour justifier les nombreux commentaires qu’ils lui ont consacré, à doter cet événement d’une substance qui corresponde à l’apparence dont on l’a chargé. Ces commentateurs ne comprennent toujours pas que le problème est à Washington, pas à Bagdad.
(... Il y a aussi ceux qui sont conformes à leur réputation et qui remplissent leur mission. L’éditorial du Daily Telegraph, du 15 décembre, fait plaisir à lire tant, dès son premier paragraphe, il égrène tous les poncifs qu’on retrouve depuis et qu’on retrouvera ad nauseam lorsqu’il s’agit de donner une interprétation virtualiste de l’événement. Là, le langage est à la fois churchillien et anglo-américain (mais c’est un peu la même chose), comme il se doit dans le cas de ce journal. Tout s’y trouve également dans ce style, de la “reconstruction d’un Irak démocratique” au “pas de géant en avant” jusqu’à l’allusion à Osama Ben Laden qui ferait croire qu’après tout, Madeleine Albright n’a peut-être pas tort. « The American-led mission to rebuild a democratic Iraq has taken a giant step forward, not just because of the fact of Saddam's capture, but also for the manner in which he was taken. The tyrant who postured as a latter-day Saladin was dug out of his hole like a badger, and then meekly submitted to a DNA mouth swab by American military personnel. Saddam's capture gives George W Bush an obvious boost in his re-election campaign, and will offer Tony Blair some political cover should he be criticised when the Hutton inquiry reports next month. It gives American forces still fighting terrorist cells in Afghanistan hope that one day they will achieve an even greater visual coup — Osama bin Laden, cowering in a cave. »)
On peut également signaler à nouveau l’article de Jonathan Freedland dans le Guardian du 17 décembre, qui donne une interprétation biblique de la chute de Saddam. Il rétablit le niveau familial de la tragédie, avec la satisfaction du fils (GW) qui s’imagine avoir ainsi vengé le père. (Freedland cite à propos le New York Times, de cette façon : « As one Bush family associate told the New York Times yesterday: “It's a psychologically nice moment.” »). Il se confirme qu’on a les tragédies qu’on peut.
On observera que l’arrestation de Saddam, quelles qu’en soient les circonstances, a résolument pris une orientation de fiction et cette fiction elle-même va devenir un enjeu important de la bataille politique, à Washington et ailleurs. L’arrestation de Saddam et ce qui va suivre (le procès et tous les avatars qui accompagneront les décisions prises à cet égard) vont encore renforcer cet aspect fictionnel, ou clairement virtualiste lorsque l’ensemble commencera à être structuré de façon sérieuse. D’autres facteurs vont entrer en jeu, notamment, avec les polémiques autour du procès, les organisations internationales non-gouvernementales intéressées par les aspects juridiques liés à la question du droit international et à celle des droits de l’homme. Certains estiment que le procès Saddam pourrait être l’occasion de mettre sur la table la polémique du comportement américain vis-à-vis de ses terroristes prisonniers, voire la polémique de la légalité de la guerre elle-même. Le cas Saddam tout au long des circonstances du procès et de sa détention va également constituer, indirectement en retour, un facteur sur le terrain lui-même, selon les dispositions qui seront prises, selon l’utilisation qu’en feront les uns et les autres dans le cadre de la concurrence pour la prise de pouvoir notamment.