Les dirigeants-Système et la NSA

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Les dirigeants-Système et la NSA

Sur son nouveau site The Intercept, Glenn Greenwald publie, le 13 mars 2014 un article de commentaire, à partir de nouveaux documents du fonds Snowden qu’il publie parallèlement, sur la connaissance des dirigeants politiques des activités d’espionnage de la NSA contre eux, et des activités d'espionnage de la NSA en général. Sa conclusion ne fait guère de doute : la plupart des dirigeants politiques, notamment et particulièrement dans les pays du bloc BAO, ne sont (n’étaient) absolument pas informés de ces activités. (Nombre d’entre eux ont publiquement reconnus que les fuites du fonds Snowden ont constitué et constituent leur principale source d’information sur les activités de la NSA.) Ainsi, lorsque Merkel apprend qu’elle est personnellement sur écoutes et espionnée par la NSA, et que l’on rapporte sa réaction furieuse, il y a tout lieu de croire que cette réaction est sincère, c’est-à-dire qu’elle ignorait le fait. Qu’elle s’en soit doutée ou pas est un autre débat, de type spéculatif, qui n’a guère de poids au regard du fait lui-même, lorsque la réalité de cette surveillance est prouvée sans discussion. Ce qu’elle a fait et ce qu’elle fera de cette révélation est également un autre débat. Ici, Greenwald observe le fait brut de l’ignorance des dirigeants politiques à cet égard.

«One of the more bizarre aspects of the last nine months of Snowden revelations is how top political officials in other nations have repeatedly demonstrated, or even explicitly claimed, wholesale ignorance about their nations’ cooperation with the National Security Agency, as well as their own spying activities. This has led to widespread speculation about the authenticity of these reactions: Were these top officials truly unaware, or were they pretending to be, in order to distance themselves from surveillance operations that became highly controversial once disclosed? [...]

»A new NSA document published today by The Intercept sheds considerable light on these questions. The classified document contains an internal NSA interview with an official from the SIGINT Operations Group in NSA’s Foreign Affairs Directorate. Titled “What Are We After with Our Third Party Relationships? — And What Do They Want from Us, Generally Speaking?”, the discussion explores the NSA’s cooperative relationship with its surveillance partners. Upon being asked whether political shifts within those nations affect the NSA’s relationships, the SIGINT official explains why such changes generally have no effect: because only a handful of military officials in those countries are aware of the spying activities. Few, if any, elected leaders have any knowledge of the surveillance... [...]

»The implications for democratic accountability are clear. In an October Guardian op-ed, Huhne, the British former cabinet minister, noted that “when it comes to the secret world of GCHQ and the [NSA], the depth of my ‘privileged information’ has been dwarfed by the information provided by Edward Snowden to the Guardian.” Detailing what appears to be the systematic attempt to keep political officials in the dark, he wrote: ”The Snowden revelations put a giant question mark into the middle of our surveillance state. It is time our elected representatives insisted on some answers before destroying the values we should protect.”

»The dangers posed by a rogue national security state, operating in secret and without the knowledge of democratically elected officials, have long been understood. After serving two terms as president, Dwight D. Eisenhower famously worried in his 1961 Farewell Address about the accumulated power of the “conjunction of an immense military establishment and a large arms industry,” warning of what he called the “grave implications” of “the acquisition of unwarranted influence, whether sought or unsought, by the military-industrial complex.”[...]

»The revelations of a global system of blanket surveillance have come as a great surprise to hundreds of millions of citizens around the world whose governments were operating these systems without their knowledge. But they also came as a surprise to many high-ranking political officials in countries around the world who were previously ignorant of those programs, a fact which the NSA seems to view as quite valuable in ensuring that its surveillance activities remain immune from election outcomes and democratic debate.»

... Au reste, ces observations de Greenwald (que nous ne contesterons pas une seconde, bien au contraire) ne peuvent surprendre à la lumière d’une certaine expérience de cette sorte d’affaires. L’affaire, ou le scandale Gladio puisqu’il s’agit du strict fait de la révélation publique et largement médiatisée de l’existence des réseaux (Gladio, ou stay-behind), en est un exemple révélateur. C’est le 24 octobre 1990 que le Premier ministre italien Andreotti reconnut officiellement l’existence de Gladio, dans un discours devant le Parlement, et donna de nombreux détails sur cette organisation. A partir de là, les révélations se poursuivirent pendant plusieurs mois et touchèrent un certain nombre de pays impliqués, – notamment la Belgique, qui fut avec l’Italie le pays le plus concerné par ce scandale. Il apparut que la plupart des dirigeants ignoraient l’existence du réseau pour n’en avoir pas été informés d’une façon délibérée, parfois même tous les ministres y compris le Premier dans un gouvernement sauf le ministre de la défense, parfois même tous les ministres sans exception. Le ministre belge de la défense d’alors, Guy Cöme, avec tout son cabinet civil, apprit l’existence de Gladio en Belgique en lisant l’article sur le discours d’Andreotti. Ces situations furent largement confirmés par un excellent document de la BBC, en trois épisodes télévisuels, à partir de témoignages remarquables de protagonistes de Gladio. Nous en parlions le 20 janvier 2005 et nous sommes revenus là-dessus en détails le 9 mars 2013. Nous écrivions notamment (se reporter au texte initial pour disposer des liens de référence) :

«L’un des documents les plus intéressants et les plus révélateurs sur les réseaux Gladio fut une série documentaire de BBC Time Watch (Operation Gladio, en trois épisodes), réalisée en 1992 mais diffusée avec un significatif temps de retard (accessible sur YouTube, date de réalisation du 10 juin 1992). Le documentaires portait essentiellement sur l’activité de Gladio en Belgique et en Italie, tout en embrassant la totalité du concept. (Nous en avons notamment parlé, le 20 janvier 2005.) Il y a un moment caractéristique, qui termine la série, avec quelques derniers mots de Federico Umberto d’Amaio, présenté comme “chef de la police politique au ministère de l’intérieur italien, 1972-1974” ; petit bonhomme ricanant et sans doute cynique, qui aurait bien représenté le persiflage d’autres temps. Alors à la retraite, il possédait quelques figurines d’“automates” dont on fit grand usage de la mode, dans les salons du XVIIIème siècle, au temps du persiflage. Les thèses mécanistes de Descartes avaient leurs partisans, et l’automate pouvait aussi bien représenter le véritable sapiens, – semblait suggérer en persiflant l’ancien policier italien, présentant l’automate “Le jongleur” (en français dans sa bouche). Il évoquait les mystères, les manipulations, le double, le triple jeu, et s’il semblait laisser croire que Gladio les manipulait tous, on finissait par se demander si ceux qui prétendaient agir en toute conscience au nom de Gladio, voire en dirigeant Gladio, n’étaient pas, dans son esprit, eux-mêmes compris dans ce “tous”. Gladio prend alors dans le document une dimension mythique et tragique, soudain perçu comme une entité les manipulant “tous”, y compris cette voix persifleuse… Ces paroles concluaient la série, tandis que sonnait à nos oreilles, à côté de la musique aigre et mécanique de l’automate, le leitmotiv du document, les Agnus Dei et Hostias, solennels, terribles et énigmatiques, du Requiem Opus 5 de Berlioz, ou “Grande messe des Morts”… Alors, l’on sent qu’il est bien question d’une tragédie dépassant son époque, parce qu’elle suggère l’idée d’une perte de contrôle de son destin par l’espèce des sapiens, – ce qui est le cas de la crise d’effondrement du Système.»

Il est manifeste que cette dimension tragique que nous ressentions dans l’affaire Gladio n’apparaît guère dans la crise de la NSA, parce que le facteur humain y est beaucoup moins présent (Gladio travaillant avec du “matériel humain”, le NSA étant un univers essentiellement mécanique). Pour les faits, par contre, il y a équivalence d’ignorance des dirigeants politiques.

L’une des différences qui font de la NSA une crise durable et même infrastructurelle, au contraire de Gladio qui fut un scandale en 1990 mais redevint très vite une affaire semi-clandestine du point de vue de la communication, c’est justement la puissance aujourd’hui du système de la communication jouant dans ce cas à l’avantage des réseaux antiSystème. (Internet n’existait quasiment pas en 1990, lors des révélations d’Andreotti.) Une autre différence tient justement à cet aspect mécanique de la crise NSA, qui conduit à l’observation que l’activité de l’agence est inarrêtable au point où l’on est justifié de se demander si l’absence de contrôle (par ignorance, mais aussi par impuissance) du pouvoir politique n’est pas partagée (par simple impuissance pour ce cas) par les dirigeants de l’agence eux-mêmes. La crise NSA dure et met chaque jour en évidence la manipulation des directions politiques qu’implique l’activité de l’agence, parce que l’agence est complètement un monstre incontrôlable, une entité autonome même pour ses dirigeants nominaux, dont l’activité est systématique et sans aucune borne. Ce n’est pas le cas de Gladio qui répond à des sollicitations humaines selon les nécessités opérationnelles, et qui implique une organisation humaine spécifique pour chaque opération, là aussi nécessitant une intervention de contrôle de ses autorités clandestines.

Gladio était et reste (la chose semble toujours exister) une création du Système, mais selon des normes où les intermédiaires humains ont une importance opérationnelle évidente. Notre conviction est que, finalement, cette organisation manipule tout le monde, y compris ceux qui l’opérationnalisent, mais d’une façon plus subtile, plus subreptice que dans le cas de la NSA, — d’où la difficulté, voire l’impossibilité de créer une structure crisique du cas Gladio pour l’exposer aux exigences du système de la communication. Au contraire, la NSA fonctionne quasiment en mode automatique, et en cela elle est une création directe presque parfaite du Système. (On pourrait aisément imaginer la NSA fonctionnant sans intervention humaine, par simple programmation automatique, et l’entité NSA se programmant elle-même.) Pour cette raison d’une activité si massive dans un mode d’incontrôlabilité évident, la NSA est constamment observée par le système de la communication depuis la mise à disposition du fonds Snowden qui a ouvert la boite de Pandore, et elle est devenue une structure crisique permanente. De ce point de vue, elle ne cesse de mettre en lumière l’impuissance du pouvoir politique, sinon du pouvoir humain en général, et de mettre en évidence l’ignorance totale des activités de la NSA du pouvoir politique, qui en est arrivé à faire du fonds Snowden sa principale source d’information sur l’agence. La NSA est un facteur important de la constante démonstration de l’existence opérationnelle permanente du Système comme entité assurant l’essentiel des activités d’orientation et d’impulsion de la politique générale dans les relations internationales, essentiellement dans le chef du bloc BAO. Elle montre très concrètement comment le Système fonctionne en réalité, combien il a complètement dominé et soumis le “facteur humain”, combien il se passe de lui sinon pour les tâches annexes pour son fonctionnement. On comprend alors qu’il n’y a aucune difficulté à accepter le fait que nos ministres et autres, effectivement chargé des “tâches annexes” du fonctionnement des choses, ignoraient tout de leur surveillance par la NSA jusqu’à l’arrivée de Snowden. La crise Snowden/NSA est évidemment fondamentale en ceci qu’elle découvre la vérité d’une situation de contrôle et de surveillance jusqu’alors complètement dissimulée, et subie sans la moindre résistance, donc avec une immense facilité pour les contrôleurs et les surveillants. Ce que Snowden/NSA nous amène de nouveau, ce n’est pas la domination de la NSA, qui est évidente, qui va avec celle de la CIA, celle de Gladio, etc., mais la connaissance de la domination de la NSA.


Mis en ligne le 15 mars 2014 à 13H42