Les écrivains et la fin de la nation comme programmation

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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Les écrivains et la fin de la nation comme programmation

Le début du XXème siècle avait été marqué par une énorme et dévastatrice vague de nationalisme : cette vague donna le tsunami des deux guerres mondiales qui succédait à la guerre de 1870 et à la volonté française de récupérer l’Alsace-Lorraine. Comme je l’avais dit dans mon livre sur l’exception française, la nation n’était pas une volonté de vivre, mais un désir sacrificiel de mourir ensemble. Le nationalisme devenant, surtout l’allemand et le français, un genre littéraire qui servait à programmer les esprits en vue d’une guerre perpétuelle appuyée aussi sur le darwinisme de l’époque (seuls les plus forts survivent). Au XIXème siècle on a ainsi appris au paysan l’histoire de « son pays » (alors qu’il n’était jamais sorti de son village et ne savait que son patois) et c’est grâce à cette programmation mentale « par les philosophes » et surtout les instituteurs qu’on a pu l’envoyer se faire tuer sur tous les champs de bataille. Hitler avait toujours évoqué avec émotion son professeur d’histoire de collège dont la mission était de fabriquer à la chaîne des générations de nationalistes guerriers. Arrivé au pouvoir, il alla même le revoir avec émotion : ce professeur était un pangermaniste convaincu et on lui doit donc en partie l’invasion de la Russie ! Aujourd’hui on nous traite physiquement moins mal (Tocqueville, toujours, mais après pas mal de guerres !) mais on nous programme toujours autant : nous sommes des bipèdes non déterminés, des citoyens du monde, des immigrés qui s’ignorent ou qui se sont oubliés, et du futur robot ou transhumain. Les charniers du siècle dernier ont ainsi été la conséquence de l’histoire et de la philosophie enseignées un siècle avant. Je ne caricature évidemment rien et il se trouve que de grands esprits parfois différents ont fait les mêmes remarques, car ils avaient compris le piège. Je pense bien sûr au poète Paul Valéry et à ses Regards sur le monde actuel qui valent bien plus que ses civilisations qui sont mortelles. Valéry écrit dans sa prose impeccable :

« L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. »

Il est de notoriété publique que les tyrans et les envahisseurs sont des amateurs d’histoire. Car on trouve dans l’histoire de quoi faire un opium du peuple (qui enivre le peuple), et il est toujours facile de l’interpréter à sa manière. Par exemple depuis les débuts de la mondialisation, on a mis à la mode l’école des Annales et Braudel : il s’agissait avant tout de tout orienter vers les courants d’échange, le commerce, etc., comme dans le poème de Voltaire.

Valéry continue puissamment :

« L’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout. Que de livres furent écrits qui se nommaient : La Leçon de Ceci, Les Enseignements de Cela ! ... Rien de plus ridicule à lire après les événements qui ont suivi les événements que ces livres interprétaient dans le sens de l’avenir. »

Céline aussi comprend dès 14 que l’on se retrouve à se faire massacrer sur les routes du Nord de la France à cause de l’histoire et de la philosophie enseignées depuis la Révolution Française à l’école :

« Et vive aussi Carnot qui organise si bien les victoires ! Et vive tout le monde ! Voilà au moins des gars qui ne le laissent pas crever dans l’ignorance et le fétichisme le bon peuple ! Ils lui montrent eux les routes de la Liberté ! Ils l’émancipent ! Ça n’a pas traîné ! Que tout le monde d’abord sache lire les journaux ! »

C’est un prof d’histoire déjanté comme on dit, un nommé Princhard qui s’adresse ainsi à Bardamu, qui lui laisse un monologue pour s’exprimer. Princhard parle de la bataille de Valmy :

« Tellement nouveau que Goethe, tout Goethe qu’il était, arrivant à Valmy en reçut plein la vue. Devant ces cohortes loqueteuses et passionnées qui venaient se faire étripailler spontanément par le roi de Prusse pour la défense de l’inédite fiction patriotique… »

Mais la mode passe, et les cocus nationalistes découvrent qu’ils sont les seuls à croire encore à la fiction patriotique. C’est pour cela qu’ils sont méprisés par les médias ! Céline conclut superbement : La religion drapeautique remplaça promptement la céleste.

Nous sommes dans les temps post-drapeautiques, si j’ose dire, et aussi tragi-comiques. Malgré l’horreur des guerres, nous savons que la grande Europe et le grand Occident sont liés à l’époque de la religion drapeautique. L’Europe de Byron, Beethoven ou bien Pouchkine c’était tout de même autre chose. Le déclin a commencé à l’époque de Tolstoï qui a très bien traité le problème dans son essai sur l’art. Depuis, plus rien ou pas grand-chose. On a par exemple en Amérique les Simpson à la place de John Wayne. Une science pas très ambitieuse nous a reprogrammés pour autre chose, des laboratoires et les MIT de tous les pays, pour aimer notre lointain – en attendant le robot - à défaut de notre prochain, pour des temps sans famille, sans patrie et même sans travail. Des temps sans idéal et sans beauté (dans la laideur l’homme dégénère, écrit Nietzsche), des temps de tourisme (voyez mon voyageur éveillé).

On attendait le surhomme, nous aurons le non-homme, l’individu spirituellement inanimé mais connecté. Mais cela est le fruit d’une volonté politique, pas d’une fatalité historique. Tout cela montre en tout cas qu’il est facile, comme l’avait compris Pierre le Grand, qui prépara deux siècles et plus de grandeur russe, de programmer ou de reprogrammer à volonté l’être humain ou les sociétés, pour le meilleur comme pour le pire.

Quant au bourgeois, il fut une programmation, a dit Fukuyama.