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117612 août 2009 — Nous revenons sur l'information que nous avons développée dans notre Bloc-Notes du 11 août 2009, concernant l’opposition des Etats de l’Union à certains projets du Pentagone, essentiellement celui de prendre sous contrôle, en cas de situation d’urgence, le commandement des unités militaires (Garde Nationale) dont l’autorité relève des gouverneurs.
Cette péripétie doit être considérée à la lumière de l’affrontement entre le pouvoir central (fédéral) et les pouvoirs des Etats, qui est au cœur de la fragilité structurelle des USA. Cette fragilité est aujourd’hui mise en évidence par la tension née de la crise, qui conduit à charger les Etats de l’Union d’obligations budgétaires considérables constantes alors que leurs ressources ne cessent de se réduire. Cela conduit à des situations de quasi-faillite qui sont aujourd’hui largement connues, qui exacerbent effectivement les rapports avec le centre fédéral que les Etats continuent à subventionner par les impôts de ses citoyens sans que ce pouvoir fédéral ne les aide à mesure, en retour.
La question des projets du Pentagone est d’une autre catégorie, mais elle entre effectivement dans la même structure crisique des rapports entre les Etats et le centre. (Cette structure crisique a bien entendu touché le centre en priorité, qui s’est à la fois bureaucratisé et “privatisé” avec les rapports structurels massifs établis entre les bureaucraties et les diverses puissances privées dans différents domaines.) Ces projets du Pentagone sont de pur type bureaucratique, avec la tendance de la bureaucratie à toujours étendre ses investissements, ses pouvoirs de contrôle, etc. Ses projets de contrôle de la Garde Nationale sont à placer sur le même plan que son expansion continuelle dans un réseau de bases extérieurs (plus de 700), le résultat étant d’ailleurs, comme toujours dans le mouvement bureaucratique, un accroissement constant des charges sans avantages politiques et militaires décisifs, et même, en temps de crise, pour un résultat contraire. Le but recherché n’est d’ailleurs pas politique et militaire mais un simple mouvement automatique de renforcement de soi-même (de la bureaucratie).
Mais le projet interne aux USA de “militarisation” a un aspect particulier intéressant, c’est qu’il soulève de véritables et fortes résistances au cœur même de l’institution militaire. Il faut signaler pour cela un article très intéressant publié dans la revue de l’USAF et de la National Air University, Air & Space Power Journal (ASPJ). Une première version en langue originale (l’article date du 1er mars 2008) a été publié dans ASPJ, numéro du printemps 2008. Il semble avoir été jugé assez significatif et intéressant pour être publié à nouveau, en traduction française, dans le numéro de l’été 2009 de ASPJ en version française (nous avons déjà parlé de cette version française), sous le titre: «La descente sur la pente glissante : les opérations sur le territoire national, l’externalisation et l’érosion de la culture militaire.» (Actuellement, le contenu du numéro été 2009 de ASPJ en français n’est pas encore mis en ligne ; dans ce titre, le mot ’“externalisation”, qui définit les tâches militaires, correspond à notre idée de “privatisation”, c’est-à-dire des accords contractuels avec des entreprises privées pour des missions militaires.)
L’article est du major Bryan D. Watson, de l’USAF, qui est un juge militaire installé à la base de l’USAF de Randolph, au Texas, où il préside des cours martiales, des tribunaux militaires et des commissions administratives. Cet article est intéressant dans la mesure où il relie d’une manière intime, presque avec un rapport réciproque de cause à effet, l’extension des tâches de l’armée US sur le territoire nationale et la “privatisation” de l’armée. Watson juge très sévèrement ces deux évolutions, comme constituant une trahison de l’esprit militaire et de la “culture militaire”, nullement au profit d’un pouvoir de l’armée mais aux dépens de la spécificité des forces armées.
Notamment, l’article rassemble un nombre de précisions impressionnantes sur la “privatisation” de l’armée, sur le fait que les “contractants privés” sont aujourd’hui instruits pour intervenir dans des cas de contrôle des actions les plus avancées (comme celui du contrôle de véhicules aériens sans pilotes qui interviennent dans des conflits). Certains systèmes militaires, notamment certains véhicules, sont quasiment réservés aux “contractants civils” puisqu’aucun entraînement ni instruction de base pour leur usage n’est prévu pour des militaires.
«True, the American military historically has relied upon contractors’ services, but in Iraq and Afghanistan, the reliance became unprecedented. In Iraq we employed contractors after we fielded systems so new that the services could not develop training courses for uniformed personnel. For example, during the first combat deployment of the RQ-4A Global Hawk unmanned aerial vehicle in support of Operation Enduring Freedom, 56 contractors deployed as part of an 82-member military, civil service, and contractor “team.” Subsequently, the use of contractors in this type of role grew further, to the point that contractors began “conducting combat-type operations” that included “operat[ing] the [Global Hawk]” and even “serv[ing] as Global Hawk pilots.”»
Nous citons la conclusion de son article (en anglais). La forme du texte est distrayante parce que développée selon la forme de la “politique-fiction”; Watson se place comme s’il écrivait en 2017, constatant combien les choses ont changé, non seulement pour l’omniprésence des forces armées aux USA même, mais d’abord pour la complète dissolution de la “culture militaire” au profit (?) d’un amalgame incontrôlable, où l’on ne reconnaît plus un véritable soldat d’un “contractant” de Blackwater ou d’une autre société privée, où l’on ne sait plus qui commande quoi, qui donne des ordres à qui, etc.
«As I close, I ask you to consider the fact that our government has “long recognized that the military is, by necessity, a specialized society separate from civilian society.” (“Parker v. Levy, in Supreme Court Reporter, vol. 94 (1974), 2547”.) Consequently, other governmental officials historically have had a willingness to defer to the judgments of military decision makers.
»Well, according to some folks in our government, “a specialized society separate from civilian society” simply no longer exists. They argue that the blending of contractors and interagency workers into our domestic military structure has ended a separate culture. After all, why should military members fall into some different category when they do the same job as contractors? Today, does anything really set the military apart?
»To cite a quick example, currently in 2017 you should know about the push to expand the MEJA as a comprehensive replacement for the UCMJ. As you might recall from my earlier comments, the MEJA served as a mechanism for addressing criminal activity among civilians in support of combat operations overseas. Now, however, some people argue that civilian laws should remain the sole means of addressing criminal activity by all members of the “defense team”—that we should treat contractors, military, National Guard, and other employees equally under the law. To the uninitiated, this argument might seem compelling. However, if this effort succeeds, commanders will no longer be involved in even the most serious disciplinary issues affecting their troops. Interestingly, some analysts say that these efforts arise from the fact that few lawmakers nowadays have any military experience.
»I ask you to consider carefully a couple of final thoughts. First, think about George Washington’s famous admonition that “discipline is the soul of an army.” If that’s true—and I think it is— where does that leave us today, when we rely so heavily on contractors? Second, as you think about the proper role of a military in a democracy, I want you to consider Chief Justice Earl Warren’s observation that “the military establishment is, of course, a necessary organ of government; but the reach of its power must be carefully limited lest the delicate balance between freedom and order be upset.” Has our society somehow lost the ability to limit the military establishment’s reach? Does it matter that the definition of our “military establishment” has radically changed?
»In terms of the bottom line, we face some tough times, but I’m confident that we’ll work through them. This afternoon, I’m headed back to Washington to continue reconstituting our force, but before I go, I really want to know what you think.»
Nous sommes habitués à penser et à parler en termes européens (français) et en termes politiques, définissant le plus souvent des situations dépassées, relevant d’événements souvent intérieurs du XXème siècle (et même en-deça), avec les frustrations sans nombre qui vont avec puisque l’histoire politique n’est qu’une suite d’échecs par rapport aux utopies qui servirent de références. Ainsi, lorsque nous envisageons un tel cas de volonté d’expansion du contrôle du Pentagone sur le territoire US, nous songeons aussitôt au “pouvoir militaire”, au “pouvoir dictatorial”, – et, bien entendu, pour certains, comme un bon vieux réflexe conditionné du bon vieux temps, au “fascisme”.
La situation actuelle n’a strictement aucun rapport avec ces termes décrivant des situations complètement dépassées. Le “centre” fédéral, comme tous les pouvoirs politiques occidentalistes en général, n’a cessé de perdre sa puissance, – pour ne pas parler de la puissance régalienne inconnue aux USA (mais évidemment connue en Europe, surtout en France). Cela s’est fait au profit d’une évolution absolument déstructurante, qui est le mélange décrit plus haut pour l’armée, – bureaucratie plus “privatisation”. L’incursion de la “privatisation” (voir l’historique du “Manifeste Powell”), émanant de ce que Naomi Klein nomme le “corporate power”, suggère, à cause même de cette expression, une image trompeuse. Les entités économiques ne forment pas, dans leur rassemblement, un pouvoir cohérent. Elles répondent à des intérêts qui leur sont propres, qui sont naturellement divergents. Elles n’ont qu’une chose en commun, qui est la lutte contre le pouvoir politique par simple dynamique antagoniste; parce qu’elles sont naturellement déstructurantes, tandis que le pouvoir politique est à l’origine une proposition fondamentalement structurante (encore plus, bien sûr, s’il est régalien). Un “pouvoir” à vocation déstructurante est une contradiction en soi; il est tout sauf un pouvoir.
Le Pentagone est une entité extrêmement bureaucratisée et désormais fortement “corporatisée” (employons ce néologisme plutôt que “privatisée”, mais l’idée est la même), où le pouvoir politique est de plus en plus impuissant (c’est l’image du secrétaire à la défense Cohen en 1998: le secrétaire à la défense comme un Achab impuissant sur un Moby Dick déchaîné). Son mouvement vers le contrôle de l’intérieur du pays est donc un mouvement bureaucratisé et “corporatisé”, selon la philosophie que dénonce le major-juge Watson de l’USAF. (Watson lui oppose la “culture militaire”, – quel que soit son contenu, qui n’est pas ici le sujet, – parce qu’il s’agit bien d’une expression désignant, pour un militaire, une situation structurée avec des valeurs pérennes propres à la fonction militaire et qui sont en train de disparaître: discipline, honneur, etc.) Le but du Pentagone n’est pas le pouvoir politique sur le territoire (dictature, fascisme et ainsi de suite) mais la destruction du pouvoir politique. C’est pourquoi il s’attaque aux pouvoirs des Etats de l’Union, qu’il perçoit comme des pouvoirs politiques échappant au grand mouvement déstructurant qui est en cours, et très efficacement, à Washington, dans le cœur du “centre”.
Cette situation est intéressante parce qu’elle permet de mieux définir les enjeux en cours aux USA. L’attaque du Pentagone pourrait, à première vue, paraître structurante, quoique de mauvaise réputation, en luttant contre la tendance à la dévolution (ou à la sécession), – thèse type-“pouvoir militaire”/“fasciste”. En fait, c’est complètement le contraire. Cette attaque est déstructurante par sa nature même, en répandant le poison déstructurant qui détruit tout pouvoir politique puisqu’il est lui-même l’antithèse du pouvoir politique. On arrive ainsi au paradoxe de constater qu’aux USA, le mouvement en apparence déstructurant de la dévolution (de la sécession) serait en réalité un mouvement qui aurait pour effet de protéger, voire de renforcer les structures politiques existantes (dans les Etats de l’Union), c’est-à-dire qu’il s’agirait d’un mouvement absolument structurant. Mais nous nous y retrouvons évidemment: un mouvement de déstructuration (la dévolution) d’un ensemble dont la dynamique est devenue déstructurante, est structurant par conséquence contradictoire.
En fait, plus les USA resteront unis comme ils sont, avec un centre cherchant à se renforcer, plus le désordre s’y accentuera; et plus, bien entendu, ils seront un centre de diffusion du désordre répandu à travers le monde, comme le sont aujourd’hui toutes leurs entreprises militaires. C’est le contraire de l’hégémonie impériale triomphante et sa stabilité, – ce qui effectivement rejoint le schéma d’une phase destructrice (ouverte à la fin des années 1970, après le “Manifeste Powell”) de l’hégémonie par influence des USA, triomphante entre 1945 et 1975. Si la chose avait lieu un jour prochain, l’éclatement des USA, au profit des pouvoirs politiques des Etats de l’Union, sans doute regroupés en zones, serait un événement majeur de tentative de remise en ordre de la situation générale, une poussée structurante importante.
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