Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
1030"And you never ask questions
When God's on your side"
Bob Dylan, With God on our Side, 1963
Le choc dramatique que nous traversons n'opposent pas des civilisations mais, plutôt, un mouvement engagé au nom de Dieu, et un gouvernement qui riposte au nom d'un pays sous la protection de Dieu. Les terroristes kamikaze ont justifié leurs actes au nom du Djihad. En face, le Président Bush a proclamé que dans le conflit qui s'ouvrait, « Dieu n'est pas impartial » évoquant ainsi la notion chrétienne de rétributions divines contre les pêcheurs. Aucune des deux positions n'échappe au fanatisme et on peut légitimement se demander si ces raisonnements ne suivent pas en partie une seule et même logique tordue.
L'allocution solennelle prononcée par George W. Bush le 20 septembre 2001, annonça la riposte qu'envisageaient les États-Unis. Quelles en sont les grandes lignes ? Dans leur combat contre le terrorisme, qui n'a toujours pas été défini, et contre des adversaires, qui n'ont toujours pas été désignés non plus, les États-Unis se serviraient de « toute arme de guerre nécessaire ». L'Amérique n'est pas le seul pays concerné ; au contraire, tous les peuples de la terre ont été sommés de s'y associer. « Chaque nation a désormais une décision à prendre. Ou bien, vous êtes avec nous, ou bien vous êtes avec les terroristes. »
Ainsi, ce discours a établi la base d'une série d'interventions militaires sans en limiter le nombre ou la portée géographique. Il en est de même quant à la panoplie d'armes qui serait déployée, le Président n'ayant pas exclu un recours à l'arsenal nucléaire, chimique ou biologique. (1)
Indépendamment de l'horreur que les attentats du 11 septembre ont suscitée, les dirigeants américains ont rapidement saisi cette triste occasion pour entreprendre une croisade militaire et idéologique d'une portée tellement vaste qu'elle est comparable à la grande stratégie qui avait soutenu la Guerre froide. Nous avons peut-être été témoins de l'événement inaugural d'une nouvelle époque et d'une nouvelle grande stratégie. Il se peut même que la période désignée inlassablement “post-Guerre froide”, faute d'avoir su la définir, s'est éteinte presque avant d'avoir été ouverte.
Quelle est la nature de ce conflit armé et idéologique ? S'agit-il d'une lutte anti-terroriste ? d'une guerre ? d'une insurrection ? S'agit-il d'actes criminels ou d'actes de guerre commis en son nom ? A l'exception de la guerre civile, les guerres sont habituellement menées entre États. Le gouvernement taliban, a-t-il participé aux actes terroristes ? Al-Qa'eda n'est pas un État-Nation ; c'est un mouvement militant qui ne s'inscrit pas dans des frontières nationales, aspirant au contraire à un Royaume mondial.
Un premier constat dressé trois mois après les attentats du 11 septembre semblerait montrer que la conspiration qui a mené à ces événements a été organisée à la fois à l'étranger (notamment en Europe et aux États-Unis) et perpétrée par des personnes résidentes en Amérique, toutes en situation régulière.
Plus que sur tout ce qui a été dit et redit depuis le 11 septembre 2001, il serait davantage intéressant de se pencher sur le non-dit. Plus précisément, sur ce qui est dit à travers un vocabulaire qui évoque parfois une réalité virtuelle et parfois la réalité toute nue. Plongés dans cette phraséologie nébuleuse, protéiformes et versatile, une de nos tâches principales est de distinguer les phrases et les actes qui relèvent de véritables faits de celles qui projettent une réalité béatement désirée (whishful thinking) que l'on tente d'imposer.
Parallèle au tableau de société brossé par George Orwell, l'univers de Lewis Carrol révèle les conditions nécessaires à l'expression d'une pensée dominante :
« Humpty Dumpty : When I use a word, it means just what I choose it to mean
Alice : The question is whether you can make words mean different things.
Humpty Dumpty : The question is which is to be master. »
Lorsque le Président Reagan avait reçu à la Maison Blanche des moudjahidin alliés d'Oussama Ben Laden, il avait déclaré que ces derniers étaient « l'équivalent moral de nos Pères Fondateurs ». Au moment où Nelson Mandela s'est trouvé incarcéré en Afrique du Sud, le gouvernement américain l'a désigné comme « terroriste ». Aujourd'hui, le Président Bush a salué l'Alliance du Nord comme « nos amis ». Enfin, pendant la mise en oeuvre d'une codification d'une panoplie de lois qui ont pour effet d'écraser les libertés civiques en Amérique, le Président Bush a dédié le Ministère de la Justice à la mémoire de Robert F. Kennedy. Aucun détail n'a été négligé ; la cérémonie officielle a eu lieu le jour de l'anniversaire de naissance de Robert F. Kennedy. Le seul détail non-dit était que le legs le plus important de l'ancien ministre de la Justice sous la présidence de son frère, était sa lutte inlassable pour une meilleur justice, à la fois juridique et sociale.
L'importance du glissement sémantique n'est plus à démontrer. A l'âge nucléaire, quand les démonstrations par exemple concret étaient quasiment exclues en raison de la nature même de l'arme, les changements de doctrines régissant leur emploi étaient signalés principalement par le biais d'une modification de vocabulaire. Aujourd'hui, cette pratique va plus loin. Le glissement sémantique est aussi un outil employé à des fins hégémoniques dans la mesure où il s'ingère dans la construction d'idées et de l'opinion publique. Ainsi, la Yougoslavie a-t-elle été bombardée au nom du droit humanitaire. Lors de la campagne présidentielle de 2000, George W. Bush s'est désigné comme « the compassionate conservative », tout en étant le gouverneur du Texas qui refusa systématiquement la grâce à 152 détenus des couloirs de la mort.
Outre l'amalgame persistant (2) entre guerre, terrorisme, etc, on tente d'imposer l'idée que les arsenaux militaires déployés aujourd'hui ne sont que des instruments d'appui d'objectifs très nobles et dont l'emploi est sagement dosé. Les termes tels que les “petites” ou “mini” armes nucléaires et des doctrines de “guerre nucléaire limitée” réapparaissent dans le vocabulaire des dirigeants et dans les médias. Par ailleurs, le terme de “frappe chirurgicale”, n'est-il pas devenu un vocable courant ? Comment concilier les opérations militaires ainsi présentées, tandis que dans la réalité leurs effets réels sur des hôpitaux, des bâtiments de la Croix Rouge ou l'ambassade de Chine à Belgrade sont dévastateurs ? L'ancienne secrétaire d'État, Madeleine Albright, exprimait son regret pour les victimes civiles qui ont péri sous les bombardements en Irak, mais elle ajoutait dans la même phrase qu'il s'agissait de « dommages collatéraux » qui accompagnent toute guerre. C'est de cette manière qu'on tente de déshumaniser les victimes innocentes.
Les outils de propagande sont aujourd'hui d'un raffinement accru pour renforcer la transposition fluctuante des réalités. De même, les méthodes traditionnelles de propagande ont évolué. Lors de la Guerre du Golfe, la censure sur les opérations militaires avait été considérablement augmentée. Un nouveau pas dans ce sens accompagne le bombardement de l'Afghanistan. Le lendemain du commencement des bombardements, le Pentagone a tout simplement acheté toutes les images à haute précision prises par satellite. Est-il utile d'ajouter que la société la plus importante pour la distribution de ces images s'appelle Open Sky ...
Notre objectif n'est pas de traiter en profondeur la question de la réalité vis-à-vis de la réalité virtuelle et de l'hyper-réalité. Nous avons simplement voulu indiquer qu'il s'agissait d'une problématique essentielle. Elle est peut-être une des clefs qui facilitera éventuellement une meilleur compréhension du chaos, qui s'affirme progressivement comme un signe du temps annonciateur et symbolique de cette nouvelle ère naissante.
(titre d'une chanson irlandaise traditionnelle dont la musique a inspiré la chanson de Bob Dylan, With God on Our Side)
Si nos premières pensées vont aux victimes des attentats du 11 septembre, une deuxième victime mérite nos larmes : la démocratie. La démocratie en général, aussi bien que celle, particulière, élaborée par les délégués réunis à Philadelphie en 1787 après la Révolution américaine, ainsi appelée en Amérique, ou Guerre d'Indépendance, comme l'expression française la souligne plus justement. Les débats qui ont fait naître la Déclaration d'Indépendance, la Constitution et le Bill of Rights ont surtout porté sur la nature du gouvernement à esquisser. Le fond du débat était de parvenir à un consensus sur la portée limitée des pouvoirs à conférer au gouvernement fédéral, et ce par-delà toute considération partisane. Ainsi, les droits des individus et ceux des États figuraient au même plan que ceux du gouvernement naissant.
Les Pères Fondateurs du système américain reconnaîtraient-ils aujourd'hui leur création ? Un gouvernement « du peuple, par le peuple et pour le peuple » semble avoir vécu. La nouvelle réglementation de l'American way of life prend forme à travers une série de lois votées par les parlementaires et promulguées par des Executive Orders, qui court-circuitent à la fois le Congrès et la Constitution. Une atteinte indéniable a été portée à la démocratie, dans les objectifs autant que par les moyens employés. L'administration Bush mène une croisade à la fois contre les libertés civiques et pour la suppression de toute pensée critique face à la politique en voie d'application. On assiste à une expansion des pouvoirs du gouvernement fédéral sans précédent, accompagnée d'une suspension, sans date fixe, d'une bonne partie de la Constitution écrite.
La présidence de Bill Clinton a popularisé la théorie de zéro-morts, d'abord en tant que doctrine militaire, pour être ensuite étendue à une “tolérance zéro” à l'égard des petits délits pénaux, élargie ensuite aux comportements estimés socialement incorrects, au point où, par exemple, une adolescente de 13 ans a été non seulement menottée mais aussi arrêtée et emprisonnée pendant une nuit pour avoir mangé des frites dans une station de métro à Washington D.C. Avec les dispositifs de la nouvelle loi anti-terroriste, la “tolérance zéro” s'étendra-t-elle à toute forme de différence d'opinion avec la politique du gouvernement ?
L'encadrement de la vie quotidienne s'endurcit. Le Président Bush s'appuie sur tout l'arsenal gouvernemental pour réglementer la vie de la population en déclarant, préalablement, urbi et orbi, « Vous être avec nous ou contre nous ». Le gouvernement peut ainsi procéder, ensuite, à une codification de nouvelles lois et de décrets.
L'arme-clé de ce programme est la nouvelle loi anti-terroriste. Il faudrait souligner les conditions dans lesquelles s'est déroulée le passage du projet de loi. Il a été traité à la hâte et son vote a été précédé par très peu de délibération. Selon le député Ron Paul (républicain du Texas), aucune copie du projet n'avait été mise à la disposition de l'ensemble des parlementaires avant le vote ! Cette loi, de 243 pages, s'intitule laborieusement USA PATRIOT Act, soit : « Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism Act ». Ironie du sort, il a été présenté et voté pendant la semaine de Halloween.
Cette loi transfert de vastes pouvoirs à la seule discrétion du ministère de la Justice aux dépens des droits fondamentaux autrefois réservés aux individus. Elle confie au gouvernement fédéral de vastes et nouvelles prérogatives autorisant notamment la conduite, sans mandat, d'enquêtes, de perquisitions, de mises sur écoute, de détention de personnes soupçonnées de “terrorisme” pour une durée indéterminée et sans possibilité d'avertir leurs familles. Toutes les agences de law enforcement peuvent désormais exiger la divulgation de tous les dossiers afférents aux finances, à l'état médical et à l'éducation de tout individu sur le territoire américain. Enfin, et ce n'est pas la moindre des choses, toute communication (conversation et correspondance) entre avocat et détenu pour terrorisme pourrait être surveillée. (3)
Le terrorisme, domestique comme extérieur, n'a pas de définition claire. Selon le Patriot Act, un délit fédéral terroriste consiste en « l'intention d'influencer ou d'affecter la conduite du gouvernement par intimidation ou coercition, ou d'user de représailles envers la politique gouvernementale ». Toute précision pour distinguer un acte qui constituerait un délit criminel relevant du droit pénal, d'un acte “terroriste”, est malheureusement et étrangement absente du texte. Cette différenciation est l'apanage exclusif du gouvernement. Des dizaines de délits fédéraux et étatiques sont d'ores et déjà assimilables à un acte terroriste, selon le simple critère qu'ils sont l'expression d'une motivation politique. Toute une série d'associations, de groupes, de filiales américaines d'ONG pourraient avoir des raisons de s'estimer concernés. Les mouvements de paix, d'étudiants, d'activistes en faveur des droits de l'Homme, de Greenpeace jusqu'à ceux engagés dans la défense les droits des animaux, pourraient se retrouver étiquetés « sympathisants terroristes ». Selon l'ACLU (American Civil Liberties Union), l'acte de jeter une pierre lors d'une manifestation contre la globalisation ou de jeter une tarte aux pommes en direction du ministre de l'Agriculture pourrait sérieusement être désormais considéré comme un soutien au terrorisme.
Le parti démocrate a capitulé dans son ensemble face au programme de l'Administration. Les parlementaires étaient peu nombreux, 4 représentants et un seul sénateur, à voter contre le USA Patriot Act. Le député C. Otter (républicain de l'Idaho) estime que cette loi est « anti-constitutionnelle ». En outre, le député M. Strossen parle de cette loi comme « la soi-disant loi anti-terroriste » car, outre sa légalité qui est pour lui aussi contestable, il pense que plusieurs de ses dispositions n'ont trop peu, voire rien à voir avec la lutte anti-terroriste. Selon lui, trop de dispositions concernent « l'activité criminelle en général » ; il fait un parallèle avec la législation anti-terroriste votée en 1996, dont la plupart des mesures de surveillance autorisées ont été ensuite appliquées à la lutte anti-drogue et contre la prostitution et les sociétés de jeu. R. Feingold (démocrate du Wisconsin) a été le seul sénateur à ne pas voter le USA Patriot Act. Il a déclaré que plusieurs de ses collègues libéraux lui ont avoué qu'ils n'étaient pas favorables à cette loi non plus, mais se croyaient obliger de la voter. Ainsi, le Congrès a voté une législation d'une importance vitale, sans l'avoir vraiment examinée.
Il faut noter enfin la diminution, si ce n'est la disparition, du rôle du judicial oversight, la primauté de la justice, un concept cher au droit anglo-saxon et au coeur de la séparation des pouvoirs au sein du gouvernement américain. Toujours sans mandat, le USA Patriot Act autorise le partage d'informations entre tous les services de renseignement aux États-Unis. Sur le plan juridique, la CIA n'avait pas le droit d'oeuvrer sur le territoire américain. (4) Désormais, le feu vert se voit codifié dans le Patriot Act.
Cette loi va encore plus loin : elle autorise également le partage d'informations avec les services de renseignements étrangers. Pour certains opposants à cette disposition, il s'agit de la création d'une police d'État sécrète aux États-Unis, ainsi que d'une police internationale occulte, qui aurait sans doute pour mission d'accompagner et de protéger la mise en place de la globalisation. Le fait d'autoriser, par voie législative, la coopération entre services de renseignements paraît curieux. Faut-il en déduire qu'une telle coopération internationale, indispensable pour mener un travail effectif dans ce domaine, n'existait pas auparavant ? Le terrorisme transnational existe depuis longtemps. D'autre part, si cette coopération existe, est-ce que le vote d'une loi qui a pour bout de réglementer le comportement humain et bureaucratique va renforcer une pratique incertaine ?
C'est par le biais d'un Executive Order que le Président Bush a décidé la création de tribunaux militaires aux États-Unis pour les personnes étrangères soupçonnées de terrorisme. A ce propos, il faut noter que la juridiction de ces tribunaux ne se limite pas aux détenus présumés d'avoir un rapport avec des actes terroristes. En fait, toute personne de nationalité étrangère se trouvant sur le territoire américain, y compris les touristes en vacances scolaires à Disney World, est désormais susceptible d'être incarcérée sans pouvoir connaître les chefs d'inculpation. La garde à vue peut être à durée indéterminée et ne pas faire l'objet d'une notification à la famille. De toutes les mesures du nouvel appareil « anti-terroriste », celle-ci soulève le plus de controverse.
En résumé, la pierre angulaire du droit anglo-saxon, due process of law, se voit sapé dans ses racines. Le concept due process, qui remonte à la Magna Carta, représente, schématiquement, un certain nombre de principes de justice qui sont reconnus de façon universelle, comme le droit d'avoir un procès qui se déroule devant un jury impartial, le droit d'entendre les arguments à son encontre ainsi que le droit de présenter ses propres preuves, le droit à un avocat, etc. Aux États-Unis, ces droits ont été codifiés dans le Bill of Rights, les dix premiers amendements à la Constitution. A titre d'exemple simplement, le USA Patriot Act annule le 4ème Amendement qui protège chacun d'unreasonable search and seizure. Jusqu'au vote du USA Patriot Act, la police était obligée d'avertir la personne concernée avant de procéder à une perquisition ou à une arrestation. Le but était d'empêcher les irrégularités dans les mandats comme, par exemple, une erreur d'adresse ou de nom. Saisissons (sans mandat) l'occasion de souligner que nos affirmations n'interprètent pas le Bill of Rights ; elles reprennent modestement les débats des Pères Fondateurs dont les comptes-rendus détaillés sont toujours disponibles.
Il est important de noter que le Bill of Rights ne se réfère pas aux citoyens, mais aux « personnes ». Ainsi, le traitement à part désormais réservé aux étrangers se situe hors la loi. Par ailleurs, cette distinction nous amène à nous demander si les terroristes étrangers sont plus dangereux et coupables que ceux de nationalité américaine.
Pour certains, y compris des observateurs d'opinion libérale, des mesures exceptionnelles prises sont justifiables en période de grande crise. Ce n'est certes pas à exclure. Toutefois, cette possibilité avait déjà été envisagé dans la Constitution et les rares cas de sa mise en oeuvre respectèrent la procédure. A titre d'exemple, les médias relaient inlassablement l'insistance du ministère de la Justice à relier la situation actuelle à Pearl Harbor. Ils omettent, cependant, de rappeler que l'entrée américaine dans la Seconde Guerre mondiale avait été précédé d'une déclaration de guerre votée par le Congrès. La guerre qui a débuté en Afghanistan est basée sur une déclaration du Président américain.
Défendant la mise en place des tribunaux militaires à l'encontre des étrangers présumés terroristes, M. Ashcroft a déclaré que les terroristes ne méritaient pas de disposer de droits constitutionnels. A-t-il oublié que dans une démocratie, les droits sont conférés indistinctement aux individus, et ne sont pas distribués et appliqués en fonction de la nature de l'action incriminée ?
Enfin, pour achever ce programme (et peut-être pour achever la démocratie ?), une fois le USA Patriot Act introduit, le ministère de la Justice a évoqué le possibilité du besoin éventuel de l'officialisation de la torture au sein du dispositif policier pour accompagner les interrogations des personnes soupçonnées de terrorisme.
Si l'expression de “justice infinie” annoncée par le Président Bush pour qualifier sa guerre contre le terrorisme a dû être abandonnée presque aussitôt après avoir été énoncée — pour éviter toute confrontation avec l'Islam, ce qui explique que le mot “croisade” ait été également rapidement évacué du discours américain — l'élaboration, en revanche, du nouveau dispositif sécuritaire à Washington pourrait se prolonger à l'infini ; dans ses textes, aucune durée de temps ne figure pour délimiter la suspension des libertés civiles. Les Américains, obtiendront-ils davantage de sécurité en renonçant à des libértés ? Benjamin Franklin observait, « Si nous renonçons à nos droits fondamentaux en échange d'une plus grande sécurité, nous risquons de perdre les deux. »
Cet aggiornamento dans l'American way of life, cette suspension d'un nombre important des amendements de la Constitution et l'introduction des tribunaux militaires mériteraient de faire l'objet d'un examen méticuleux. Il en est de même pour l'impact socio-économique que la nouvelle distinction introduite, implicitement, entre Américains et immigrés, résidents, étrangers ou touristes, pourrait avoir sur une société où presque tout le monde vient d'ailleurs.
Il est trop tôt pour tenter de tirer des conclusions sur l'actualité terroriste et terrorisante du projet du gouvernement américain. Le débat est à peine ouvert, et il ne faut pas négliger les formidables ressources de créativité, d'ingénuité et de capacité à se réinventer que possèdent les Américains, sans oublier le sens profond du respect de l'individu et des libertés civiques pour la collectivité.
« Felix qui potuit rerum cognoscere causas » (Virgile) (5)
La guerre que mènent les États-Unis est centrée, sur le plan médiatique surtout, sur les opérations à l'étranger. Toutefois, à la lumière du peu de faits concrets qui arrivent à faire surface, on peut constater que les terroristes qui ont secoué l'Amérique ne se cachaient pas particulièrement en Afghanistan ou ailleurs ; au contraire, ils se trouvaient domiciliés aux États-Unis, et depuis des années pour beaucoup d'entre eux.
Le non-dit parmi les plus importants est le reniement public de toute possibilité de liens entre les réseaux terroristes étrangers et les groupes terroristes américains ; on ne voit que quelques bribes d'informations éparses qui indiquent que les connections existent et pourraient être même importantes et anciennes. L'exécution au printemps dernier de Timothy McVeigh (impliqué dans l'attentat contre un bâtiment fédéral à Oklahoma City) montre cette volonté de brouiller les pistes. Malgré l'aveu du FBI, qui a, en effet, « égaré »quelques cinquante mille pages du dossier de cet attentat, McVeigh a été rapidement enterré. Et avec lui, toute occasion d'explorer le fait qu'il n'avait pas agi seul. Pourtant, l'hypothèse qu'il y aurait un complot n'est pas à négliger. Depuis le 11 septembre 2001, on peut lire dans la presse (et plutôt la presse anglaise), des bribes d'informations parlant de liens unissant T. McVeigh et d'autres Américains avec Al-Qaeda.
Quant à l'affaire de l'anthrax, le FBI n'a que tardivement divulgué qu'une des pistes d'enquête concernait la possibilité que cet acte terroriste pouvait être d'origine américaine, mais des informations complémentaires tardent à venir.
Trois mois après les attentats, il n'y a pas de véritable interrogation qui tente de se situer au-dessus de la mêlée, aucune amorce d'une mise en question des institutions américaines qui ont manqué à leur devoir d'assurer la sécurité de la population. Le premier acte gouvernemental après les attentats fut, en revanche, d'augmenter de 40 milliards de dollars les budgets du Pentagone et de la CIA.
Un des droits bien américains, qui visiblement n'a pas été touché même si son sens premier semble perdu pour beaucoup, et qui figure dans la préambule de la Déclaration de l'Indépendance, est le droit à « la poursuite de bonheur ». Les hauts responsables incitent la population à repeupler les centres commerciaux et à consommer comme d'habitude ; consigne peu suivie, par ailleurs. Non-dit de plus, il vaut mieux dériver les difficultés économiques du pays vers des causes terroristes plutôt que de s'attarder sur les raisons réelles du sursaut du chômage outre-Atlantique.
Si les attentats du 11 septembre n'ont pas sui generis crée de profonds bouleversements économiques, — ceux-ci étaient en gestation depuis longtemps —, ils en ont eu un impact sur leur évolution. La récession aux États-Unis, niée par les hauts responsables de l'Administration Bush depuis ses débuts, a été officiellement reconnue à la fin de novembre 2001. D'importants secteurs du marché “libre”, notamment les compagnies aériennes, pétrolières, d'assurance, de tourisme et les marchés de biens de consommation en général, ont vu s'accroître leurs difficultés.
Aux États-Unis, l'un des faits les plus marquants est le retour de l'État comme gérant de l'économie mondiale. Les proclamations autour du free market et du free trade se maintiennent. Toutefois, la réalité est ailleurs. Le gouvernement fédéral distribue des subventions directes à de multiples secteurs industriels en crise. Parallèlement, l'Administration est en train d'aménager d'autres modalités, telle la baisse des taux d'intérêt et un réajustement fiscal, soit une réduction d'impôts destinée exclusivement au secteur et privé: Toute cette série de mesures favorisent les milieux les plus aisés, et elles sont désignés, à l'instar d'Humpty Dumpty, comme un ensemble de stimuli économiques. Ces mesures ne concerneraient qu'environ 10 % — estimation généreuse — de la population.
Enfin, le silence qui enveloppe les liens entre la guerre actuelle et l'un des centres d'intérêts vital des États-Unis, celui de l'approvisionnement en pétrole, est troublant. La dépendance américaine de l'or noir ne fait pas partie des « intérêts vitaux » souvent évoqués à des fins de diplomatie rhétorique ; cette matière brute est essentielle pour soutenir la surconsommation américaine d'énergie. Les liens entre les États-Unis et les zones possédant les plus grandes réserves mondiales de pétrole, sont écartés de l'actualité. (6) Il en est de même pour les liens plus particuliers qui existent, et de longue date, entre la famille Bush, la famille royale saoudienne et la famille Ben Laden. (7)
Les mouvements de gauche reflètent le même état de confusion et de fractures que la population en général. Ses forces sont plus variées aujourd'hui et plus homogènes que les mouvements des années 1960 qui sont, eux aussi, encore très présents. (8)
Depuis les années 1980, la pratique et l'approche opératoire qui régit la vie politique américaine ont subit un certain nombre de modifications importantes, notamment avec la montée de ce qui est appelé la politique des « single issues ». Comme en témoigne la prolifération de groupes, d'associations et ligues crées dans le but exprès de défendre leurs causes uniques. De plus en plus, les grands enjeux de société ou de politique internationale s'éclipsent. A leur place sont débattues des questions bien plus étroites et délimitées comme l'avortement au-delà d'un délai de 5 semaines, au-delà du 1er trimestre, ou pas d'avortement de tout, ou pas d'avortement subventionné avec des crédits publiques, etc. Le seul consensus qui semble exister en la matière est d'interdire l'avortement dans les pays à l'étranger par le biais de l'ONU. Diviser pour régner ; le milieu politique mène souvent la charge.
C'est entouré de cet arrière-plan qu'il faut situer le non-débat actuel sur le terrorisme. Ce débat examine les deux volets de l'enjeu, les opérations militaires à l'étranger et l'assaut sur la démocratie en Amérique. Néanmoins, il est assez compartimenté, pour ne pas dire éclaté et transgresse les clivages traditionnels entre droite et gauche.
En gros, la droite remet en question la stratégie militaire de l'Administration, trop faible selon eux. Les forces de gauche sont assez muettes sur ce sujet. Cette position est révélatrice d'une grande différence entre les mouvements contestataires des années 1960-1970 qui prirent pour cible la politique interventionniste et d'ingérence dans les pays étrangers. Les attentats sur le sol américain ont changé l'enjeu et aucun consensus ne semble clairement se dégager pour le moment ; l'intervention américaine n'est pas considérée comme un conflit extérieur mais est traitée en tant que représailles. Cette situation évoluera sans doute lorsque l'Administration étendra ses guerres au-delà de l'Afghanistan.
Le gouvernement américain a conçu, très tôt, une stratégie raffinée destinée à minimiser les critiques sur sa gauche. Il ne s'agit pas d'une guerre, toutes proportions gardées, mais certaines de ses opérations s'adressent particulièrement à l'opposition de gauche. Dans un esprit à la Humpty Dumpty, dès le début de la riposte militaire, l'Administration a idéologiquement bombardé la population américaine en privilégiant le côté “humanitaire” de ses actions, telle la livraison d'alimentation en même temps qu'elle larguait ses bombes à fragmentation.
Les mouvements féministes sont également bien soignés, l'accent étant mis sur la politique répressive et répréhensible du régime taliban à l'égard des femmes — comme si ce régime en avait l'exclusivité et que le problème pouvait disparaître avec les Talibans. La présidente ainsi que la vice-présidente américaines participent très activement à ce volet du programme.
Enfin, le rôle que joue le Général Powell n'est en rien proportionnel à son influence véritable sur la politique en cours. Il incarne la voix de la prudence et oeuvre à grande feu médiatique pour rassembler les coalitions et les alliances de soutien (bien que l'ONU soit ignorée). Ainsi, à travers le Département d'État, on développe l'alternative douce, jusqu'au point de susciter maintes spéculations sur une Administration profondément divisée. En face, avec le même manque de discrétion, s'affiche le secrétaire adjoint à la défense, Paul Wolfowitz, qui prône une ligne politique parmi les plus dures.
Par ailleurs, plusieurs éléments de droite et de gauche paraissent se ressembler, du moins en apparence. William Kristol (9) incite l'Amérique à jouer un rôle dans le monde à la fois « libéral et impérial » (sic). En effet, c'est précisément la question du rôle que les États-Unis devraient assumer sur la scène internationale qui va sans doute réanimer le débat à gauche.
Les Démocrates et les libéraux, surtout les élus, se gardent bien de mettre en cause un Président pour lequel la faveur du grand public varie entre 85 et 90%. Les parlementaires démocrates se disputent cordialement avec leurs collègues républicains sur quelques enjeux de politique intérieure, comme la fédéralisation de l'appareil sécuritaire dans les aéroports, les réductions d'impôts, et des mesures pour stimuler l'économie. Un grand nombre de progressistes craignent que les libéraux ne soient tentés de céder lors des débats sur la sécurité nationale face à la droite. C'est toujours l'écho d'une vieille pratique inhérente au système politique américain — voir la paralysie libérale-conservatrice autour des questions rhétoriques, telle que « Qui a perdu la Chine ? » (dans les années 1950).
Si les forces de gauche se montrent réservées à l'égard de la politique en Afghanistan, il n'en est pas de même quant à la suspension des libertés civiques. Le Président Bush échappe aux critiques les plus dures, qui visent plus directement le ministre de la Justice, John D. Ashcroft.
Le débat et les lignes de fracture, en mutation, à très grande vitesse, deviendront sans doute plus intenses et approfondies dans la phase post-Afghanistan. C'est à ce moment-là que nous verrons apparaître des divisions au sein de la gauche aussi nombreuses que les différences nées au sein de la droite pendant la phase initiale de la guerre globalisée. Mais il ne faut pas exclure la perspective de voir ces forces de gauche, tout à la fois unificatrices et tentées sans cesse par la division, créer de nouvelles alliances provisoires, pour aboutir à une sensibilisation de la population générale. Nous sommes à l'orée d'un nouveau paysage politique dont le visage est encore trop flou.
Bien avant le 11 septembre, le gouvernement américain disposait de pouvoirs fédéraux élargis dans les cas présumés de terrorisme, en raison du passage de la loi anti-terroriste de 1996. Quelles fins poursuit donc la modification de cette loi en 2001? Comment désigner le nouveau visage des États-Unis en gestation ? Cela ne relève ni du fascisme traditionnel, ni de la démocratie classique. Une source d'inspiration pourrait se trouver dans un livre publié en 1969 par Bertrand Gross, professeur à Berkeley, qui s'intitule Friendly Fascism.
Le fameux melting pot, l'un des mythes fondateurs qui a contribué à forger l'identité américain, a connu une longue et pénible marche vers l'épuisement depuis les années 1960, pour être progressivement remplacé par la notion de diversité. Cette tendance socio-économique est lourde, le comportement dit PC (politically correct), plus qu'un objet de raillerie en est le meilleur symbole. La diversité est issue du pôle extrémiste ; elle est l'anti-thèse du melting pot. Les années Clinton ont érigé la diversité multi-ethnique et multiraciale au sommet des valeurs de l'État, jusqu'au point où Bill Clinton a parcouru le pays et le monde — à commencer par l'Afrique du Sud — pour présenter des excuses collectives pour le racisme, l'esclavage, la pauvreté et tous les maux du passé. Aux États-Unis, un débat fleurit autour des “réparations” qu'il faudrait envisager pour les descendants des victimes. Et en parfait accord avec la valeur dominante qui, elle aussi, a été érigée au sommet de l'État, celle de l'argent, cela consiste à fixer le montant financier de la compensation. Et c'est ainsi que l'on pourra reléguer aux cendres de l'histoire les questions du racisme et autres aléas dérangeants du passé.
La célébration de la diversité n'est pas sans conséquence sur la formation de l'identité américaine. Le sentiment d'appartenance à un groupe ethnique et à une communauté d'origine commence à primer sur l'identité qui définit d'être américaine. Quels pourraient être alors les liens qui vont souder l'État-Nation et consolider la relation entre citoyen et État ? L'appareil sécuritaire du gouvernement central ?
Une hyper-puissance peut se doter d'une hyper-force militaire. Mais comme les événements du 11 septembre l'ont démontré, à l'époque actuelle on doit sortir du domaine du non-dit en posant la question de savoir si un État peut être en mesure de posséder un monopole effectif sur la force. Un ancien combattant de la Guerre du Golfe, distingué par la médaille américaine la plus élevée, la Purple Heart, puis devenu chômeur, a riposté aux assauts paramilitaires du Gouvernement fédéral à Waco et à Ruby Ridge avec des destructions bien plus massives, à Oklahoma City, que celles qui ont eu lieu en Texas et en Idaho ; un ou plusieurs chimistes fous ont confié aux services postaux une poignée d'enveloppes et Washington a fermé pendant une semaine. Il faudra lever un tabou pour aborder non seulement le terrorisme made in U.S.A. mais aussi ses multiples visages, allant du terrorisme du secteur privé jusqu'à celui du secteur public. Le Gouvernement ne devrait-il être tenu, à quelques rares exceptions près, à la même conduite et soumis aux mêmes sanctions que l'individu, dans le cas d'assassinats ou de scandales financiers ?
S'il existe à l'heure actuelle un « choc des civilisations », ce n'est peut-être pas celui que nous suggère Samuel Huntington. Nous pourrions nous demander si, au délà du désordre géo-économique et politique, le désordre chaotique généralisé qui préside au seuil du nouveau siècle, ne porte pas également en son sein le début de la fin, non pas de l'histoire, mais de la société telle qu'elle a été conceptualisée et vécue à Athènes et à Rome. Ces berceaux de la République avaient transformé une société qui reposait principalement sur la mythologie, en une société fondée sur la raison et la logique, mués par le postulat que tout excès de pouvoir pouvait être limité par la raison. La pensée qui en naquit s'intéressa principalement à l'humanité et à l'univers. Assiste-t-on aujourd'hui à la naissance d'une nouvelle forme de mythologie, adaptée à l'ère de la haute technologie, celle de la réalité virtuelle ?
Les objectifs de la stratégie américaine demeurent globalement nimbés de flou en même temps que certains rapprochements les rendent très précis . Les dirigeants évoquent de plus en plus le concept de “construction de nation” (nation building) pour l'Afghanistan, l'Irak et Dieu sait quels autres pays qui se retrouveraient sur la liste « terroriste » du Pentagone.
A l'étranger, on observe le début de ce processus à Kaboul : une population plus affamée qu'auparavant, une terre pilonnée, une infrastructure civile détruite et un régime renversé ; puis les États-Unis, en qualité de chasseurs de tête, s'entretiennent avec des candidats au poste de chef d'État parmi les autres seigneurs de la guerre qui sont, eux aussi, des chasseurs de tête mais au sens littéral du terme. Nation building ? Nous sommes bien loin des processus qui ont mené l'Occident, aux 17ème et 18ème siècle, à la naissance de l'État-Nation.
Aux États-Unis, un non-dit devient de plus en plus assourdissant ; le processus inverse semble se dérouler. La dé-construction d'une nation est peut-être en train de voir le jour ; en tout cas, les témoignages affluent attestant d'une certaine dé-construction de l'État, du moins tel qu'il avait été conçu et codifié par les Pères Fondateurs. Il y a peut-être un rapprochement à faire avec les élections présidentielles de novembre 2000. Il est incontestable que le Président Bush a été élu. Toutefois, il n'en est pas moins vrai que l'élection tourna en désignation.
En guise de conclusion, on observera qu'il existe plus de questions que de réponses. A voir toutes les sensibilités politiques en ébullition chaotique, nous pourrions insister sur le fait qu'il ne s'agit pas d'un choc de civilisations, mais d'une lutte de pouvoirs politiques en voie de globalisation de manière aussi ou plus intensive que le projet de mondialisation économique en cours. A travers toute la gamme des acteurs, on ne peut plus étendues, les États-Unis ne sont qu'un groupe parmi d'autres, en dépit de leur hyper-puissance. Il n'en demeure pas moins vrai cependant, véritablement et non virtuellement, que les Américains, dotés des technologies les plus avancées, ne sont pas pour autant en mesure de s'assurer une sécurité sécurisante absolue, ni une invulnérabilité impénétrable.
La “guerre” consiste en un affrontement à la fois physique et psychologique. On peut faire sauter une infrastructure ou l'on peut bombarder des chars, des bâtiments, etc. pour assurer des victoires concrètes. En revanche, chaque fois que des civils innocents sont tués, que le ciel lâche simultanément des paquets de bombes et de nourritures — les civils étant priés de faire le tri, — chaque fois qu'un bâtiment de la Croix Rougé en Afghanistan ou l'Ambassade de Chine en Yougoslavie est bombardé, les effets psychologiques ne sont pas forcement favorables à ceux qui ont tiré leurs armes.
A croire le gouvernement américaine, les attentats terroristes incombaient à deux faits : trop peu d'intervention à l'étranger, et trop de libertés civiques aux États-Unis. En conséquence, beaucoup de gens confondent nationalisme et patriotisme, ainsi que mythologie et l'histoire.
La chute du mur de Berlin, la Guerre du Golfe et la paralysie byzantine venue jeter son ombre sur le processus de paix israëlo-palestinien ont marqué la fin du 20ème siècle. Beaucoup d'encre, et malheureusement, beaucoup trop de sang, ont coulé de par le monde, pendant que les dirigeants politiques et leurs décideurs stratégiques soulevaient des interrogations sur la portée des ambitions du pays primus inter pares : multilatéraliste ? isolationniste ? unilatéraliste ? impérialisme ? hégémonie ? Un début d'éclaircissement arrive, peut-être, avec le début de l'articulation plus précise de la nouvelle grande stratégie américaine. Stratégie globalisante, dont les responsables Américains n'ont pas tardé d'établir ses liens avec l'autre mobilisation mondiale en cours, la globalisation socio-économique, celle parainée par les États-Unis et sponsorisés par la Banque Mondiale, l'OMC, etc.: M. A. Greenspan, Président du Federal Reserve a déclaré que la globalisation est « l'antithèse du terrorisme ».
La phrase de Ronald Reagan qui avait le mieux symbolisé ses deux mandats présidentiels, « l'Amérique est de retour ! », a peut-être une application plus significative aujourd'hui. L'hyper puissance qu'est devenue l'Amérique depuis 1989 a fait sa rentrée de façon brutale. On ne risque pas d'oublier le moment exact où cela s'est situé chronologiquement ; il remonte aux attentats du 11 septembre.
Personne ne s'oppose à l'idée que les États-Unis peuvent et doivent répondre aux agressions commises sur leur territoire. Le désaccord germe à propos de la nature de cette riposte. En examinant cette riposte, on arrive à voir où se situe le décalage principal entre réalité et réalité virtuelle. Selon l'Administration, les attentats ont été commis par des « adversaires de la liberté ». Il est à noter toutefois que ces terroristes n'ont pas critiqué le Bill of Rights et la Constitution ; ils se sont référés plutôt à la décadence morale de la culture américaine, thème, par ailleurs, également partagé par une bonne partie de la droite américaine. D'autre part, l'argumentaire américain ne s'est pas du tout interrogé sur les origines réelles qui expliquent l'hostilité assez transnationale contre la politique étrangère américaine, et notamment au Moyen Orient.
De l'autre côté de l'Atlantique, un reflet de l'autre côté du miroir. Les Etats-Unis ne naviguent pas seuls à travers plusieurs réalités. En réagissant aux évenéments du 11 septembre, le journal Le Monde, a titré : « Nous sommes tous des Américains ». Jusqu'alors, l'expression qui convenait traditionnellement pour transmettre la sentiment d'une collectivité dans des situations aussi graves était plutôt « Solidarité avec ... ». La représentation de solidarité proposée par Le Monde va au-delà puisqu'elle implique en son sein une appartenance qui n'est peut-être pas partagée par toute la société et ne servira qu'à diviser ses membres. Après la lecture du USA Patriot Act et la suite policière qui en découle devant nos yeux, est-ce que la rédaction de ce journal va tirer des conclusions qui s'imposent et titrer cette fois-ci, « Nous sommes tous des terroristes potentiel » ?
Nous nous permettons de rappeler une phrase du Lt. William Calley. Lors de sa défense dans le procès concernant les massacres commis par les forces américaines à Mai Lai, en 1969 au Viet-nâm, il a froidement expliqué : « Nous avons dû détruire le village pour pouvoir le sauver ».
La réponse américaine aux attentats du 11 septembre 2001 porte le même visage que celui du plus ancien roi du Latium. Le Roi Janus, ayant accueilli Saturne, chassé du ciel, pu se revêtir d'un double visage, par le privilège du dieu. L'Amérique se trouve, à nouveau, aujourd'hui, à un carrefour où passé et avenir se parent de formes multiples, à la fois hors et dans le temps linéaire, toutes les réalités devenant équivalentes et transposables. A Rome, Le Temple de Janus ne s'est trouvé fermé que lorsque la République était en paix, neuf fois en mille ans.
Janet Finkelstein — décembre 2001
(Janet Finkelstein, vivant à Paris, Américaine d'origine ayant acquis récemment la nationalité française en deuxième nationalité, chercheur au CNRS, universitaire ; Janet Finkelstein est spécialisée dans la politique américaine et les relations euro-américaines ; elle a publié divers travaux sur l'OTAN, sur la politique diplomatico-militaire ; elle a eu notamment des affectations comme collaboratrice à l'Assemblée Nationale et au cabinet du ministre de la défense.)
@NOTES = (1) Cette déclaration a été confirmée par le Conseiller auprès du Président pour la sécurité nationale au début du mois de décembre.
@NOTES = (2) pour une analyse de la définition de terroriste », cf. Timothy Garton Ash, « Is There a Good Terroriste ? », New York Review of Books, 29 novembre 2001.
@NOTES = (3) L’American Civil Liberties Union, semblable à la Ligue des Droits de l’Homme. L’ACLU fait un analyse très approfondie du contenu de cette loi, cf.
@NOTES = (4) Après plusieurs débâcles dans les années 1960 et 1970 (période durant laquelle des milliers d’Américains actifs dans la lutte pour les droits civiques des noirs, contre la guerre en Asie du Sud-Ouest et contre le rôle de la CIA dans le coup d’État au Chili, ont été la cible d’enquêtes illégales et clandestines de la CIA et du FBI), la Commission du Sénat chargée de superviser les services de renseignements avait mené une enquête approfondie et publique. A l’issue de cette enquête, le Congrès avait restreint le champ des activités d’espionnage du gouvernement
@NOTES = (5) Heureux celui qui connaît les causes premières.
@NOTES = (6) Le concept de » la guerre de ressources » à été officiellement évoquée dans des documents du Pentagone au début des années 80 ; cf. Janet Finkelstein, « Gulliver Dépêtré ; la Nouvelle Doctrine de Guerre américaine et la Sécurité de l'Europe », Cahiers d'Etudes Stratégiques, CIRPES, Paris, 1983.
@NOTES = (7) cf. Fran Shor, Wayne State University, « The War for Oil Subtext in Afghanistan », Washington Post, le 25 novembre, 2001.
@NOTES = (8) cf. James Cohen, “Que signifie 'lutter contre la guerre' aux Etats-Unis", Mouvements, no. 19, janvier 2002.
@NOTES = (9) Éditeur du Weekly Standard, ancien secrétaire général de la Vice-présidence auprès de Dan Quayle et vieux routier de la droite dure.
@NOTES = (10) cf. Philippe Grasset, « Notre Civilisation », de defensa, le 10 oct. 2001, www.dedefensa.org