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Nous avons déjà marqué tout l’intérêt que nous portons à ce rapport extraordinaire du Defense Science Board du Pentagone. Un autre aspect intéressant de ce rapport est le processus qui l’a rendu public et l’accueil qu’il a reçu. Aspect intéressant parce qu’il va nous faire avancer dans la compréhension de notre situation psychologique, également extraordinaire, dans le cœur d’une crise internationale si forte dans ses manifestations et si imprévisible dans ses effets qu’elle mérite le qualificatif de “crise de civilisation”.
Une précision sur ce rapport, lecture refaite et confrontée avec celle de certaines de nos sources. La partie critique (l'Introduction en partie, les chapitre 1 et 2 complètement) du rapport est extraordinaire parce qu’elle expose une approche complètement étrangère à celle de l’administration GW Bush, et de l’américanisme en général ; les parties 3 et 4, qui exposent les remèdes proposés, sont très différentes, parce qu’elles reviennent aux démarches habituelles de l’américanisme, aux méthodes de relations publiques, d’influence par les médias, l’agression culturelle (soft par définition), — bref, tout ce qui constitue “la boîte à outils” du virtualisme.
Ce contraste est fort intéressant. Il s’explique d’abord parce que le DSB n’avait pas pour mission de poser un jugement sur la politique US, — d’où ce déséquilibre entre la condamnation implicite extrêmement sévère des effets de cette politique et l’impossibilité de condamner de façon ouverte la cause centrale de tous ces effets qu’on condamne. (Encore ne peut-on être assuré que les auteurs du rapport auraient profité de cette liberté si on la leur avait donnée. Ils sont Américains et membres de l’establishment, et peut-être n’osent-ils pas, ne peuvent-ils pas aller jusqu’à la conclusion ultime qui est l’absolue condamnation de la politique américaniste. L’on se rend bien compte qu’une telle condamnation impliquerait évidemment une condamnation de l’américanisme lui-même.)
D’une certaine façon, l’accueil fait au document (mais aussi sa “diffusion”) répond à ce déséquilibre.
Dans un texte présentant certaines des réactions médiatiques au rapport, le Christian Science Monitor (CSM) du 29 novembre expose sa version des circonstances de la diffusion publique du rapport :
« Late on the Wednesday afternoon before the Thanksgiving holiday, the US Defense Department released a report by the Defense Science Board that is highly critical of the administration's efforts in the war on terror and in the wars in Iraq and Afghanistan.
(…)
» The Pentagon released the study after The New York Times ran a story about the report in its Wednesday editions. »
Version simple et classique, mais qui semble fausse. Nous-mêmes, nous avons recherché les réactions au rapport. Nous ne prétendons certainement pas l’avoir fait de manière exhaustive, mais suffisamment pour démentir la version du CSM.
La première trace chronologique du rapport date (pour nous, toujours, sans prétendre à l’exhaustivité) du 10 novembre 2004. Elle apparaît assez rapidement, quelques lignes, dans une nouvelle de l’édition du 10 novembre de la lettre d’information “Secrecy News”, de la Federation of American Scientist. Une seule ligne et demi d’appréciation critique, extrêmement timide et bien loin de capturer l’essence du document : « The report presents implicit criticism of the Bush Administration, albeit in homeopathic proportions. »
Le document est fourni en lien mais nous ignorons s’il l’était initialement (le 10 novembre), s’il n’a pas été rajouté. (Nous n’avons consulté le site de la FAS/“Secrecy News” qu’à la fin novembre.) Pourtant, on trouve dans la nouvelle quelques citations du rapport (« There is consensus... that U.S. public diplomacy is in crisis », etc). L’hypothèse minimale est que la FAS a bénéficié de “fuites” préalables d’un des participants à cette enquête, ou bien d’une personne ayant reçu communication du rapport. Nos appréciations très mesurées de ces premières mentions du rapport viennent du fait que le “jugement” de la FAS sur le rapport nous apparaît vraiment trop timide, — comme si, effectivement, l’auteur de la note n’avait pas lu le rapport.
Le 15 novembre apparaît une deuxième mention chronologique du rapport, plus fouillée, plus détaillée, qui alimente la thèse que, dès ce moment, le texte du rapport est effectivement disponible (sur le site de la FAS ? Mais une remarque initiale de l’auteur de ce texte semble montrer qu’il n’a pas lu la nouvelle de la FAS). Il s’agit d’un article de Matt Welch, du journal canadien National Post, sur le site US “ReasOnLine”. Le rapport est mentionné de cette façon en début d’article : « Second, though it wasn't actually reported anywhere, the Defense Department's main “independent” advisory body for research & development issues, the Defense Science Board, had its September 2004 package of recommendations for combating America's abysmal image abroad made public. » (Welch présente ce rapport dans le cadre d’un article sur l’antiaméricanisme provoqué par la politique américaine. Il soutient tous les constats détaillés dans le rapport du DSB.)
Ensuite, à partir du 23 novembre et d'un article du New York Times, repris le 25 par le International Herald Tribune (accès payant), et également à partir d’une dépêche Associated Press du 23 novembre, on note quelques réactions dans la presse (par exemple, NBC reprenant la dépêche AP). On note aussi, on l’a déjà signalé, une mention du rapport chez un éditorialiste fameux, Thomas Friedman.
Enfin, une dernière indication en date sur le processus de diffusion du rapport a été donnée par Sidney Blumenthal, le 2 décembre dans sa chronique du Guardian. Blumenthal accrédite la thèse, dont on a vu qu’elle est très douteuse, d’une mise en ligne dans la dernière décade de novembre, « on Thanksgiving eve ». Par ailleurs, le même Blumenthal met bien en évidence le caractère presque clandestin de la diffusion du rapport.
« … [T]he report of the defence science board taskforce on strategic communication — the product of a Pentagon advisory panel — delivered in September. Its 102 pages were not made public in the presidential campaign, but, barely noticed by the US press, silently slipped on to a Pentagon website on Thanksgiving eve. »
Cette rapide description du destin initial du rapport est présentée pour mettre en évidence trois choses :
• Il n’y a pas eu censure contre ce rapport et, à l’inverse, il n’y a pas eu “fuite” du contenu du rapport. Non, il y a eu une diffusion discrète qui s’est faite selon le processus normal de diffusion des documents officiels, mais d’une façon totalement neutre, sans chercher, ni à le mettre en évidence, ni à le cacher. On retrouve l’impression que nous avons nous-mêmes ressentie et dont nous avons fait part à nos lecteurs (notre “F&C” sur le sujet), d’une certaine “gêne” et d’une prudence réelle dans le chef de ceux qui ont mis ce document en accès public, — comme si le document brûlait mais comme s’il fallait bien le montrer… (Comme s’il fallait tout de même sacrifier à cette intrusion de la réalité ?)
• Les réactions des médias ont été complètement erratiques. C’est-à-dire qu’il n’y a pas eu d’exploitation sensationnelle ni de rejet général du rapport, malgré son caractère évidemment sensationnel ; l’impression qu’on a est qu’il n’y a eu aucune “réaction collective”, comme c’est le cas en général (une information apparaît, les médias réagissent quasiment à l’unisson). Il y a eu des réactions éparses, la plupart observant une sorte de neutralité apeurée ou bien circonspecte. On décrit le contenu du rapport mais on ne fait aucune appréciation particulière. Les réactions d’appréciation ont été le fait d’adversaires notoires du système (Lobe, Blumenthal) ou d’adversaires occasionnels (Friedman devenu, sans doute temporairement comme on le connaît, un critique acerbe de la politique US en Irak alors qu’il l’avait initialement approuvée). D’une façon générale, nous dirions que ces réactions ont été du type : “il n’y a pas de consigne accompagnant le document ! Personne ne nous dit dans quel sens réagir, mais c’est pourtant un document officiel… Que faire ? Parlons-en un petit peu ou bien passons” . C’est une réaction de surprise et d’impuissance, de panique, d’incompréhension et de prudence évidemment, devant une pratique (diffusion d’un document explosif sans consigne du pouvoir) qui rompt avec l’habituelle situation à laquelle les médias sont confrontés, et situation pour laquelle la plupart d’entre eux n’ont guère d’attitude prête puisque la seule qu’ils s’autorisent désormais est celle d’une complète révérence devant les positions officielles.
• En Europe, silence quasiment complet (là aussi, à notre connaissance) à la sortie du document. Le seul bon (excellent) article qu’on peut encore classer dans la catégorie des “réactions” (c’est-à-dire, articles déclenchés directement par la diffusion du document) est celui d’un Américain publié dans un journal européen (The Guardian) : celui de Blumenthal justement. Cela en dit long sur notre capacité d’attention, sur notre capacité de réaction, sur notre capacité de critique devant la réalité du monde et cette puissance déchaînée qui nous fait si peur et nous scandalise (à mots couverts), sur notre peur absolument panique de cette réalité, sur la puissance de notre conformisme devant une information officielle qui contredit tout le credo officiel sur la situation du monde.
Le cas de Blumenthal est un cas assez remarquable puisque ce commentateur, rompant avec son habitude de faire des textes personnels et construits, consacre l’essentiel de sa chronique à des extraits du rapport (comme Lobe, d’une certaine façon).
Nous devons sans aucun doute attribuer cette rupture des habitudes des commentateurs à la singularité de ce travail, encore plus lorsqu’on sait qu’il nous vient du Pentagone. Dans le chef de Blumenthal, c’est sans aucun doute un tribut rendu à la qualité du rapport du DSB. Deux extraits de son article (début et fin) situent bien l’estime où Blumenthal tient le rapport. (En passant, notons ce que Blumenthal nous dit de la réception faite au rapport à la Maison Blanche : aucune surprise, tous ces gens ont dû réprimer un cri d’horreur devant cette scandaleuse intrusion de la réalité et de la liberté dans leur entreprise quotidienne) :
« Who wrote this — a pop sociologist, obscure blogger or anti-war playwright? “Muslims see Americans as strangely narcissistic — namely, that the war is all about us. As the Muslims see it, everything about the war is — for Americans — really no more than an extension of American domestic politics and its great game. This perception is ... heightened by election-year atmospherics, but none the less sustains their impression that when Americans talk to Muslims, they are talking to themselves.”
» Actually, this is the conclusion of the report of the defence science board taskforce on strategic communication — the product of a Pentagon advisory panel — delivered in September…
(…)
» …Almost three months ago, the board delivered its report to the White House. But, a source told me, it has received no word back. The report has been ignored by those to whom its recommendations are directed.
» For the Bush administration, expert analysis is extraneous, as it is making clear to national security professionals in its partisan scapegoating of the CIA. Experts can only be expert in telling the White House what it wants to hear. Expertise is valued not for the evidence it offers for correction, but for propaganda and validation. But no one, not in the White House, Congress or the dwindling coalition of the willing, can claim the catastrophe has not been foretold by the best and most objective minds commissioned by the Pentagon — perhaps for the last time. »
Résumons (interprétons) :
• Il n’y a pas de vraie censure, au sens policier du mot.
• La liberté de l’esprit peut encore être pratiquée pour qui sait y faire et qui y tient.
• Même au cœur de la citadelle du pouvoir (le Pentagone) on est parfois, encore, intéressé par la réalité.
…Mais le conformisme est si fort qu’il confine à la panique dès qu’une possibilité existe de lever un coin du voile (baptisé “virtualisme”) sur cette réalité. La réalisation de la thèse de La Boétie (son “Discours de la servitude volontaire”, de 1552) va au-delà de ce que le jeune philosophe imaginait puisque, aujourd’hui, les plus touchées sont les élites, spécialement les élites de la communication et de l’information.
Tout cela n’a rien pour nous rendre très optimistes, mais rien pour nous surprendre non plus…