Les étrennes du Pentagone : vrai ou faux cadeau ?

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Les étrennes du Pentagone : vrai ou faux cadeau ?

Le processus budgétaire américain annuel est entré dans sa dernière phase. Le projet de budget FY2003 va être envoyé au Congrès le 4 février prochain. Les débats commenceront alors pour arriver à une finalisation du budget à la fin de l'été. D'ores et déjà, des hypothèses circulent. La question budgétaire est importante, notamment, et essentiellement pour ce qui nous occupe, pour le Pentagone. Depuis le 11 septembre 2001, on s'interroge àla fois sur l'évolution du budget militaire et sur les orientations des programmes en fonction des nouveaux conflits qui sont apparus, et avec à l'esprit que l'un des buts de cette administration est, depuis le début, de mener à bien une réforme de structure importante.

Depuis quelques jours, les premiers échos sur ce budget ont été publiés dans la presse. Ils annoncent en gros une augmentation importante, autour de $20 milliards, sur un budget qui a été déjà reçu des augmentations supplémentaires en cours d'année et qui se situe aujourd'hui à $327 milliards. On devrait atteindre pour FY2002 une proposition budgétaire autour de $350 milliards, laquelle ne tient pas compte des dépenses des conflits en cours qui sont décomptées hors-budget, selon un processus de centralisation entre plusieurs services qui risque d'apporter bien des déboires (les processus de centralisation à partir de plusieurs services/agences/ministères sont souvent l'occasion de dérives bureaucratiques incontrôlables, de gaspillages, etc).

La marche vers le désordre bureaucratique et une comptabilité hors de contrôle

[Actuellement le coût des opérations anti-terroristes depuis le 11 septembre 2001 atteint le chiffre déjà considérable de $70 milliards. Il s'agit du type de budget typique promis à échapper à tout contrôle, dans la mesure où une part non-négligeable du budget est covert, voire même black, avec des programmes secrets, des actions secrètes, des locations de services à des agences fonctionnant hors-contrôle comptable comme la NSA, etc. Cette tendance est également renforcée (toujours depuis le 11 septembre 2001) avec le processus de classification lancé à grande vitesse. Des dizaines de programmes, de procédures, d'études, etc, sont classifiés chaque semaine et entrent dans des domaines qu'il est très difficile de contrôler, à différents niveaux dont le niveau comptable. Cette tendance va se répercuter sur le coût des opérations. Le caractère très difficilement définissable de la guerre contre le terrorisme, le fait qu'elle se déroule sur le territoire américain autant qu'à l'extérieur, qu'elle renvoie à des départements aussi différents que la justice et la défense, à des agences aussi différentes que la CIA, le FBI, l'ATF, accentue encore la perte de contrôle. Le service centralisateur de la lutte contre le terrorisme créé à la Maison-Blanche interfère sur les autres procédures bureaucratiques des structures en place (départements et agences), ajoutant au désordre. Aujourd'hui, on est sur la voie d'un imbroglio bureaucratique où 1) le budget de la défense lui-même va affecter un volume grandissant à des programmes et des procédures black par définition incontrôlables ; où 2) les questions et les programmes de défense vont largement dépasser les compétences et les pouvoirs du Pentagone, avec des financements hors-budget du Pentagone ; où 3) la concurrence des agences et des départements va conduire à des redondances considérables ... C'est dire que le budget de la défense FY2002 d'autour de $350 milliards ne représente évidemment qu'un chiffre partiel des réelles dépenses qu'on peut définir comme des dépenses de défense dans le cadre de la nouvelle Guerre contre la Terreur. Compte tenu de tout ce que nous avons décrit autour et en-dehors de la stricte autorité du Pentagone, on pourrait avancer des hypothèses modérées allant de $420 à $450 milliards, sans compter les dépenses opérationnelles elles-mêmes pour 2002, impossibles àcomptabiliser par avance, et qu'il serait raisonnable de situer entre $50 et $100 milliards, — tout cela constituant le véritable total des dépenses de défense. Cette dérive pourrait conduire à des surprises extrêmement désagréables au niveau général du budget fédéral.]

Les questions budgétaires risquent de ramener la guerre de l'extérieur vers les champs de bataille intérieurs de la bureaucratie

Pour s'en tenir au budget du Pentagone stricto sensu, le volume annoncé proche des $350 milliards avec une augmentation de $20 milliards peut sembler important. Cette vision optimiste est présentée dans un article du New York Times du 7 janvier. Effectivement, les $350 milliards approchent les sommes des gros budgets du DoD du temps de la Guerre Froide et l'accélération de l'augmentation pourrait faire croire qu'on ressuscite l'époque Reagan d'augmentation busdgétaire. Il s'agit là d'une présentation plutôt rapide et qui s'en tient à la comptabilité d'apparence.

La réalité serait bien plus mitigée que cela parce qu'elle doit prendre en compte nombre de facteurs négatifs. Elle est mieux exposée dans un article du 8 janvier de USA Today, donnant une vision beaucoup plus mesurée des perspectives. D'abord, il y a le constat qu'on n'a rien tranché sur l'essentiel, qui est l'orientation réformiste qu'aurait voulu donner Rumsfeld. Rien n'étant tranché, il est probable qu'on poursuivra d'une part l'évolution des structures conventionnelles et dépassées de la Guerre froide et qu'on tentera parallèlement de développer des structures nouvelles, de type réformiste. Cela implique des coûts importants. D'autre part, il y a la réalité que nous partons d'une situation extrêmement dégradée, qui exige, pour le seul maintien des capacités actuelles, des sommes considérables. (Pour avoir une idée de cette situation, il faut se reporter au fameux “débat des 4% du PNB” tel qu'il eut lieu à l'automne 2000, que nous évoquions en détails sur ce site, dans une analyse en date du 7 juillet 2001.)

Ce budget de $350 milliards et cette augmentation de $20 milliards, — certes, si tous ces chiffres se confirment, — constituent une recette pour de grandes difficultés, voire un désastre bureaucratiques. Ces mesures, ou plutôt l'“esprit” de ces mesures en même temps que l'air du temps semblent annoncer que le temps des restrictions est finie : tout le monde, tous les services, tous les programmes vont vouloir leur part, chacun avec les soutiens qu'il faut au Pentagone. Des programmes comme le convertible Bell V-22, comme la pièce d'artillerie Crusader, jugés morts et enterrés il y a un an, retrouvent aujourd'hui de la vigueur et des partisans. L'addition de ces exigences diverses nous conduirait bien au-delà des $350 milliards, mais plutôt quelque part entre $400 et $450 milliards. Une somme bien évidemment impensable, malgré les affirmations de la Maison-Blanche selon lesquelles l'économie (la discipline budgétaire) devra le céder à la priorité de la sécurité nationale. Ces orientations font apprécier comme fondée l'analyse selon laquelle les tensions extérieures vont avoir tendance à se convertir en tensions bureaucratiques intérieures, au travers des exigences des uns et des autres, qui se référeront pourtant aux impératifs de la situation extérieure.

Un commentaire de Rumsfeld sur l'augmentation du budget

Ci-dessous, voici un extrait d'une interview de Donald Rumsfeld diffusée sur le réseau C-SPAN, le 8 janvier. L'extrait concerne une question du présentateur sur le budget de la défense et l'augmentation annoncée. C'est l'un des seuls commentaires de Rumsfeld sur l'information diffusée par la presse. Ce qui nous paraît remarquable dans cet extrait, c'est l'approche choisie par Rumsfeld, qui est une approche défensive, qui ne correspond pas du tout à l'atmosphère guerrière de ces dernières semaines/derniers mois à Washington. Dans son interprétation, Rumsfeld réduit l'augmentation à une quantité quasiment négligeable. Sur la fin de sa réponse, sans s'exprimer directement sur le sujet, il parle du budget comme s'il s'agissait d'un budget de temps de paix alors qu'on nous dit partout que l'Amérique est en guerre.(Ces deux phrases, pour illustrer cette dernière remarque : « [The budget]is a very small fraction of the gross national product of the United States of America. And what we find is, if we underspend, we weaken the deterrent, and a conflict occurs, then we have to increase a great deal, and it's too late, and we have to do it wastefully. »)

C-SPAN, 8 janvier 2002

(...)

Brod: Twenty billion dollars is what's being reported as what additional you're going to be asking the president and Congress for. Is that correct?

Rumsfeld: I have a practice of not saying what I'm recommending to the president, and allowing the president to decide what he wants to decide and make that recommendation to Congress, which he will on February 4 I believe is the date when the president submits his budget.

I will, however, say this about the speculation that's been in the press. On the defense budget, $10 billion is roughly what inflation would amount to. So, if it were to be something like $20 billion, it would be roughly $10 billion would cover the cost of inflation, and another $10 billion, which is a relatively small percentage increase on the defense budget.

The thing that's important for all of us to remember is that throughout our history, the United States has had a tendency that at the end of a conflict, we would bring the defense budget down. Today, it's at one of the lowest levels as a percentage of our gross national product, or a percentage of the federal budget that it's been in my lifetime.

When I came to Washington, it was roughly 10 percent of the gross national product of the United States during the Eisenhower and Kennedy administrations. It then moved down to about 5 percent of the gross national product in the United States. Today, it's less than 3 percent. It is a very small fraction of the gross national product of the United States of America. And what we find is, if we underspend, we weaken the deterrent, and a conflict occurs, then we have to increase a great deal, and it's too late, and we have to do it wastefully.

The wise thing to do is to find an appropriate level of expenditure, spend it in peacetime and wartime to see that this country is capable of contributing to peace and stability in the world, rather than risking war, risking conflict, risking lives, and wasting money.