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27 août 2007 — Où en est la guerre? Quelle guerre? Drôle de guerre… Drôle de question. Et les Russes? Ah ça, on sait… Mais sait-on vraiment? Drôle de Russes… L’attitude des Russes permet à nos experts de nous suggérer beaucoup de réponses étonnantes sur ce que sont devenues la guerre et la puissance militaire, et leur psychologie (celle de nos experts, pas des Russes).
Depuis six mois (discours de Poutine à Munich) le “vilain méchant ours” est ressuscité. La pensée occidentale, revue anglo-saxonne, fonctionne par clichés qui doivent avoir les nuances exquises d’un flash aveuglant. Depuis février, Poutine est sur la liste noire et, avec lui, toute la Russie sauf quelques “justes” dûment répertoriés (l'auteur de l'article du journazl Trud-7 ci-dessous mentionné). Résurrection de la Guerre froide garantie, en affirmant pourtant que tout l’Ouest prie pour qu’il n’en soit pas ainsi. Les effarements vertueux de la presse anglo-saxonne, — suivie de la française sur l’air de “on ne comprend pas mais ça doit être intelligent puisque c’est anglo-saxon…”, — devant la mauvaise humeur des Russes lorsqu’on leur fiche quelques bases d’anti-missiles sous le nez ont quelque chose d’exaltant pour l’exploration de la pensée. La pratique de l’hypocrisie organisé comme un automatisme est un des grands conforts de l’esprit de notre temps historique. Encore faut-il comprendre en insistant par le détail que cette hypocrisie n’est pas un vice de caractère mais, répétons le mot, un automatisme de la psychologie. Elle n’encombre pas l’âme de remords inutiles.
Certes tout cela, et puis l’on s’est avisé ces derniers temps que le Russe semblait prendre la chose au sérieux. On s’est alarmé, avec un mélange un peu surréaliste d’inquiétude pour la puissance russe et de dérision pour la faiblesse russe, à la fois de l’intention russe d’aligner des bombardiers démodés et de l’ambition russe de relancer une industrie aéronautique de première dimension. On laisse l’intention aux Russes mais l’ambition semble réservée aux Anglo-Saxons.
Voilà maintenant un thème nouveau : pas de panique. Tout ça, la puissance russe, l’armée russe, l’armement russe, c’est du Potemkine, — du nom de l’amant terrible et magnifique de Catherine II, dont l’Histoire et la légende rapportent qu’il faisait monter des faux-villages opulents et prospères sur le passage de l’impératrice pour lui faire croire à l’excellent état du pays. Certains ont contesté ces pratiques de Potemkine (c’était le cas de Vladimir Volkof) mais la réputation est restée et le nom est dans la légende jusqu’à devenir d’usage général.
Sur le néo-“potemkinisme”, voici un texte paru dans le
«…And yet defence experts were yesterday dismissive of Russian strength, branding its air force a “Potemkin village”. Since the collapse of the Soviet Union, Russia has been forced to slash defence spending, leaving an ill-equipped conscript army to fight in Chechnya. The army's tanks are old; Russia's ships and submarines have seen better days; the navy's much-vaunted sea-launched Bulava missile still doesn't seem to work, despite a decade of development.
»“In terms of military threat they are a joke,” Robert Hewson, the editor of Jane's Air-Launched Weapons, said, assessing the array of Sukhoi and MiG fighters on display at the airshow, held at the former Soviet Zhukovsky air base. “Everything is a relic from the Soviet era. The level of technology you see in the UK, Sweden and the US is much higher.
»“The Russians are very good at radar. They understand missiles and aerodynamic design. They are terrific engineers. But since the end of the cold war their military has got worse.”
»The Russian tabloid Trud-7 came to the same conclusion on Thursday, describing the state of Russia's armed forces as “lamentable”. Pronouncements that Russia had got back its old Soviet military glory were mere “armour rattling” it said.
»The state of Russia's air force is indicative. It has gone an entire decade without a single new plane. Its military aviation industry fared better than its civilian manufacturers, mainly due to large orders from China and India. Until recently the air force could not afford its own products. Its bombers were almost all built decades ago, although it has 60 to 80 Tu-90 “Bear bombers” built in the 90s.
»Few experts believe the Bears could ever penetrate British defences. “[The Bear bomber] can carry a load of cruise missiles. But it sticks out like a sore thumb on the radar. It's slow and cumbersome,” Douglas Barrie, of Aviation Week, said. “What has been portrayed as a return to strategic operations is really sabre-rattling of the most laughable cold war kind. Before Russia returns to Soviet military levels you are looking at a decade-plus of sustained, high-level military investment.”»
Pour être encore plus rassurants, les deux journalistes du Guardian nous assurent que les généraux américains sont tout à fait à l’aise, avec un argument courant mais de plus en plus surréaliste, avec le gaspillage élevé au rang d'un des des beaux-arts comme garantie étrange de la puissance : «The US appears relaxed about this newfound Russian machismo. After all, Washington's defence budget is at least 20 times bigger than Moscow's.»
En effet, un tel texte nous en dit plus sur la perception de l’expertise occidentale et sur l’expertise occidentale elle-même, que sur la Russie et sa puissance éventuelle. Il devient impossible de se référer aux experts occidentaux pour prendre une mesure des puissances existantes et de ce que devient l’activité de la guerre, notamment en fonction des armements choisis et disponibles. Prendre le contre pied systématique de ce qu’ils affirment n’est pas une assurance de justesse de jugement mais c’est une bonne base de départ pour la réflexion.
Toutes les références des experts occidentaux (anglo-saxons) sont non seulement faussées mais risibles et ridicules. Elles sont une mesure assez effrayante du carton-pâte et de l’état-Potemkine de la puissance militaire anglo-saxonne et de la voie faussée où s’est engagée cette puissance militaire.
• Les experts cités, en général anglo-saxons (US et britanniques), se réfèrent pour décrire la puissance à deux nations en guerre (USA et UK) qui sont en train de mettre en place une toute nouvelle conception du désastre militaire. La piètre performance russe dans la guerre de Tchétchénie tient de l’exploit quand on la compare à ce que font les Britanniques et les Américains en Irak. La campagne occidentale en Afghanistan (USA en tête, puis OTAN-UK) est une autre démonstration de l’inefficacité extraordinaire à laquelle est parvenue la puissance anglo-saxonne, au formidable rapport qui a été établi entre le coût, les prétentions, le désordre et l’inefficacité. Dans ce cadre, la remarque «After all, Washington's defence budget is at least 20 times bigger than Moscow's» est particulièrement effrayante, ou bien révélatrice c’est selon.
• Il y a une incapacité de logique interne chez les experts à concilier leurs jugements pré-conditionnés et les constats qu’ils posent (et chez les journalistes, impuissance à les retranscrire autrement que comme des robots incapables d’un jugement critique). On constate cela lorsqu’on entend un expert nous dire d’une part : «In terms of military threat [the Russians] are a joke. Everything is a relic from the Soviet era. The level of technology you see in the UK, Sweden and the US is much higher» ; puis qu’on l’entend poursuivre aussitôt, pour expliciter son jugement : «The Russians are very good at radar. They understand missiles and aerodynamic design. They are terrific engineers. But since the end of the cold war their military has got worse.»
• La référence universelle des experts à la puissance de l’armée rouge pour juger (défavorablement) de la puissance russe actuelle est une plaisanterie d’ignorant, — ou bien une tentative inconsciente de justifier le budget du Pentagone. L’URSS s’est écroulée notamment sous le poids d’une énorme quincaillerie militaire bureaucratisée, lourde, affreusement inefficace, cliquetante et rouillée, spécialisée dans le gaspillage et la redondance — ressemblant étrangement dans son esprit au monstre que se révèle être l’armée US. (Voir la similitude des exploits des deux en Afghanistan.) Constater que la puissance militaire russe n’a plus rien à voir avec la puissance soviétique devrait inquiéter plus que rassurer ceux qui disent cela pour nous rassurer, et les pousser à investiguer plus avant.
• La déconnexion entre ces jugements dont la fausseté est un phénomène de système plus que de pensée et les jugements politiques qui sont régulièrement réactivés (sur la nouvelle “menace russe”, la “nouvelle Guerre froide”, etc.) est un fait politique majeur. Il conduit à une politique de confrontation particulièrement infondée, absurde et inefficace. C’est aujourd’hui au nom de l’importance de la “puissance russe” que la Commission européenne ou la Pologne, pour prendre quelques acteurs européens de qualité, déterminent leur politique vis-à-vis de la Russie. Les uns et les autres partagent par ailleurs avec zèle ces jugements des experts sur le caractère Potemkine de cette puissance.
… Et ainsi de suite. Plus l’Occident s’enfonce dans le désastre universel que sème sa prétendue puissance militaire partout où elle intervient, plus ceux qui sont censés évaluer cette puissance félicitent cet Occident du bon état et du bon usage de sa puissance. Les jugements qu’ils donnent sur la puissance des autres est à la mesure de cette vanité pathologique qui paraît absolument substantielle à leur psychologie. A la fois erronés, trompeurs et provocants ; dito de leur évaluation de la “puissance russe”.
Il y a chez eux une effrayante impuissance à seulement imaginer que la forme de puissance développée par l’Ouest soit profondément erronée et faussaire comme le montrent les résultats obtenus, et, notamment, par rapport à ce qu’est devenu ce phénomène qu’est la guerre. La guerre et la capacité de l’emporter continuent à être mesurées en fonction des données, déjà trompeuses lorsqu’elles furent établies, qui furent utilisées durant la Guerre froide. L’establishment militaire occidental est totalement impuissant à concevoir qu’il existe aujourd’hui une forme de conflit qui n’a aucun rapport direct avec le poids, — poids de la quincaillerie, poids des budgets militaires, poids de la tyrannie de la technologie, poids de la pensée pré-conditionnée, poids du confomisme…
La psychologie des experts militaires et stratèges occidentaux est un phénomène spécifique qui a été formé à l’école américaniste et développée au long de la “narrative” type Alice au Pays des Merveilles que fut l’histoire de l’évaluation de la puissance militaire pendant la Guerre froide. Dire que cette manufacture a été orientée par les intérêts du complexe militaro-industriel va de soi mais mesure mal la profondeur structurelle de la pathologie. Les jugements sont systématiquement faux parce qu’ils sont formés par une psychologie ainsi déformée. Les experts vivent dans un monde-Potemkine qu’ils décrivent sans espoir de jamais le confronter avec la réalité, car sans l’idée de le faire jamais, car sans l’imagination de faire l’hypothèse que la réalité existe. La puissance militaire occidentale, née d’une psychologie malade, est elle-même prisonnière pour son orientation de cette psychologie, et la politique occidentale par conséquent puisque cette politique est entièrement dépendante de la puissance militaire occidentale.
Tout cela ne nous dit pas ce que vaut aujourd’hui la puissance militaire russe. Mais cela nous invite à nous pencher sur le problème, non pas comme s’il était résolu mais comme s’il se posait en termes absolument nouveaux. Répétons-nous: consultez les experts et prenez comme base d’investigation le contraire de ce qu’ils disent.
[On rapprochera évidemment cette réflexion de celle publiée le 18 août à propos des experts-stratèges US. Les experts qui sont explorrés ici sont plutôt les experts de la chose militaire détaillée dans sa quicaillerie révélatrice, le très chic domaine de la “high tech”. Même panier, même salade, on est de la même famille.]
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