Les faits sont têtus, même pour la Commission Européenne

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Les faits sont têtus, même pour la Commission Européenne


22 mars 2008 — Ce fut la nième tempête financière à Wall Street, et sa violence a encore plus alimenté une “psychologie de situation” nouvelle, dans laquelle s’est insinuée la terrible image de la Grande Dépression. On a vu leur désarroi, celui des croyants dans le système, soudain désemparés («A Goldman Sachs trader in New York said: “Everyone is in a total state of shock, aghast at what is happening. No one wants to talk, let alone deal; we're just standing by waiting. Everyone is nervous about what is going to emerge when trading starts tomorrow.”»)

Quelles conclusions, quelles leçons tirer de cette aventure, – dont on sait bien qu’elle n’est qu’un épisode d’une aventure plus vaste, effrayante, dont nul ne voit le terme? Citons trois extraits.

• Le premier conclut un commentaire de John Authers, du Financial Times, du 14 mars, sous le titre de «Imposing order on chaos» Nous nous permettons de souligner (en gras) les passages qui nous intéressent.

«Many of the usual rules do not apply. The Fed meets next week, and is expected to cut its target Fed funds rate from 3 per cent to 2.25 or even 2 per cent. This would be the biggest proportionate cut it has ever made. In the past, markets have sold off to dare the Federal Reserve to cut rates.

»Now almost nobody is talking about it. That is because interest rates, on their own, are not greatly relevant to sorting out the credit crisis. It is the availability of credit, not its price, that is the problem. Thus it is not lower rates that will end this crisis but hard money, from anyone who is prepared to make good the losses that institutions have suffered. It is hard to see who, other than a government, will do that.

»This is not an encouraging narrative, and it may or may not have a happy ending. But it fits the facts.»

• Le second, également, conclut un commentaire également britannique: Irwin Stelzer, le 18 mars dans The Times, sous le titre d’“un week-end en enfer” («A weekend from hell – and things aren't likely to get any easier»). Dans ce cas également, l’extrait qui nous intéresse concerne la conclusion de l’article, – avec, là aussi, notre intervention sur les passages qui nous intéressent.

«But the cumulative effect of Mr Bernanke’s tossing the kitchen sink at the problem, the moves yet to be made by the congress and the White House, the fiscal stimulus that will put about $150 billion into consumers’ pockets this summer, and continued healthy earnings in most segments of the economy just might trigger a turnaround.

»While we wait, Americans have stopped sneering at Britain for nationalising Northern Rock. After all, the Fed needs White House and Treasury approval for taking $30 billion of Bear Stearns’s liabilities on to its own balance sheet because in the end taxpayers are now on the hook. If it looks like nationalisation, and feels like nationalisation, it is nationalisation. And there is more to come.»

• Dans le Washington Post du 18 mars, E. J. Dionne, Jr., ironise sur l’incroyable reprise de Bear Stearns par JP Morgan, à un prix défiant toute concurrence, appuyé sur une ligne de crédit de $30 milliards de la Fédéral Reserve, laquelle agit par conséquent comme un vulgaire Sarkozy, interventionniste comme ministre des Finances en 2004, sauvant Alstom de la gloutonnerie de Siemens. Cela se nomme “interventionnisme” et, dans ce cas, la “Fed” joue le rôle de l’Etat-providence.

«The Wall Street titans have turned into a bunch of welfare clients. They are desperate to be bailed out by government from their own incompetence, and from the deregulatory regime for which they lobbied so hard. They have lost ''confidence'' in each other, you see, because none of these oh-so-wise captains of the universe have any idea what kinds of devalued securities sit in one another's portfolios.»

La caractéristique essentielle de ces trois articles est bien qu’ils constatent, chacun à leur façon, que seul le pouvoir politique, c’est-à-dire les gouvernements, directement ou par l’intermédiaire de leurs faux-nez monétaires, seuls les gouvernements peuvent faire quelque chose. “Les faits sont têtus et ils sont bien là”, nous dit en substance Authers, à sa propre désolation de commentateur patenté du Financial Times. L’événement le plus remarquable actuellement est que ce sentiment ne cesse de s’affirmer: seul le pouvoir politique peut faire quelque chose pour lutter contre la crise. Le bienfait de la crise est qu’elle est monstrueuse, – elle bouleverse l’équilibre du monde et des puissances alors qu’elle ne touche pas (encore…) la substance des choses, – et qu’elle démontre que le monstre s’appelle: “marché” (dito, le marché libre, qui s’autorégule lui-même puisqu’il est assisté obligeamment par “la main invisible” d’Adam Smith et du Seigneur travaillant de concert). William Pfaff l’écrit fort bien le 18 mars, lorsqu’il constate après avoir examiné l’architecture de cet édifice en cours d’écroulement accéléré : «The collapse of this house of cards is a crisis of speculation, not of the real economy, and an appalling demonstration of market inefficiency.»

Comment mettre de l’ordre dans ce chaos («Imposing order on chaos») créé par “la consternante inefficacité du marché”? Réponse: la puissance politique, c’est-à-dire la puissance publique, – nous sommes en 1933 et non en 1929. C’est là que nous en venons à l’Europe…

Ici comme ailleurs, pas de “Plan B”

Les Français gémissent sous le poids des sottises d’un président “bling-bling” qui s’est coulé lui-même en six mois d’extravagances dérisoires et qui entreprend de remonter la pente flanqué d’une superbe épouse, ex-top model reconvertie avec élégance en présidente stricte qui a pour mission de rehausser le prestige de la chose (dito, la présidence). N’étant pas une parvenue comme Sarko, Carla, qu’on pourrait voir se transformer en “tante Carla” comme réplique postmoderne de “tante Yvonne”, pourrait éventuellement faire l’affaire.

Quoi qu’il en soit, les commentateurs parisiens ricanent désormais des ambitions sarkozystes d’une importante présidence française de l’UE. Ils ont tort parce qu’ils oublient que le spécifique désarroi français n’est que l’expression de l’“exception française” d’un désarroi qui touche tout le système. L’épisode “bling-bling” n’a nullement diminué l’angoisse considérable qui habite les dirigeants des institutions europénnes à l’idée d’une présidence française. (Voir l’article de l’International Herald Tribune du 19 mars: «EU anxiety as Sarkozy prepares to take helm», qui n’effleure que la surface de cette anxiété.)

Cette crainte de la France des institutions européennes n’est pas une simple expérience psychologique. Elle est basée sur le fait que les Français, – Sarkozy ou pas, qu’importe, – ont le don pour annoncer et proposer des choses que personne n’aime mais qui répondent aux nécessités des temps en s’appuyant sur les leçons de l’Histoire. Là où Sarkozy fait peur, c’est qu’il met la même goujaterie, le même culot grossier pour réclamer ces choses qu’il en met (mettait) à l’Elysée pour paraître “bling-bling”. La réaction des institutions européennes, c’est aussi de tenter de désamorcer ces poussées françaises, parfois en allant au-devant d’elles. La remarque vaut d’autant que les événements y pressent parfois. Aujourd’hui, les événements y pressent, sans aucun doute, et ils concernent un élément très important.

Nous parlons ici de la crise financière et de l’«appalling demonstration of market inefficiency»… Des sources au secrétariat général de l'UE rapportent que la Commission Européenne a observé que les Français ne pouvaient pas ne pas préparer quelque chose sur le sujet (la crise, la fragilité du système, la vulnérabilité de l’Europe, l’insuffisance du marché, etc.) en même temps qu’elle réalisait que l’étourdissante puissance de la crise imposait que l’on fît quelque chose. Les arcanes bureaucratiques de la Commission se sont notamment intéressées au travail de la mission “L’Europe dans la Mondialisation”, confiée par la ministre française de l’économie Lagarde à une équipe de chercheurs présidée par Laurent Cohen-Tanugi, précisent nos sources. La mission a rendu son premier “rapport d’étape” en janvier 2008 et prépare la version définitive de son second. La Commission a lu le premier et a eu communication du second. On y trouve l’esquisse de cette “stratégie européenne pour la mondialisation” qui est le titre de la mission, laquelle stratégie fait la part belle au retour de l’interventionnisme.

«Il s’agit sans aucun doute d’une mise en cause de la stratégie de Lisbonne, nous dit une source diplomatique française qui suit l’évolution du dossier. C’est une remise en cause de la globalisation telle qu’on la percevait, une mise en cause du libre-échange et une plaidoirie pour le retour de la politique dans la conduite et la régulation de l’économie. En un mot, c’est le constat que l’économie de marché est morte.» Cette perception du dossier Cohen-Tanugi n’est pas rejetée par la Commission, précise la source. Confrontée aux nécessités de cette époque de crise, la Commission est au contraire conduite à en tenir compte d’une façon assez appuyée.

Il nous semble très probable que la Commission puisera dans le dossier Cohen-Tanugi quelque sérieuse inspiration pour publier un document prenant acte de la situation et évoquant une réorientation des grands principes de sa stratégie économique, estime cette même source diplomatique. On peut déjà en deviner les grands thèmes, qui pourraient constituer une évolution importante de l’orientation de la Commission. On serait sur la voie d’être un peu plus politico-économique, un peu moins libre-échangiste, on prendrait ses distances d’une globalisation qui prend eaux de toutes parts. Plutôt qu’une “communication”, qui est un document assez rigide et venu d’un nombre réduit de sources, la Commission devrait publier un “livre vert”, qui prend en général en compte une plus grande diversité de sources.

Il faut mettre en parallèle cette évolution avec les divers commentaires cités en tête de cette analyse. On se trouve dans un territoire désormais connu par son incertitude. Les positions idéologiques rigides mises en place depuis la fin de la Guerre froide sont soumises aux formidables pressions d’événements qui ne sont plus contrôlés par un pouvoir politique tout aussi formidablement affaibli par ces mêmes positions idéologiques. Ainsi libérés, les événements dictent leur loi. Les coups de boutoir d’une crise dont on a du mal à identifier la substance et qui agit par renaissances successives, accroissant d’autant l’instabilité psychologique des gardiens des positions idéologiques, sont en train de miner ces positions idéologiques.

Au reste, cela ne signifie rien d’autre que la retraite, sinon la déroute du système. Ce qu’il en sortira, c’est une autre affaire. Il est acquis depuis longtemps, depuis l’institution de la modernité comme fin des fins des choses, que le système n’a pas de “Plan B”. Il fut toujours incongru d’envisager qu’il pût ne pas avoir raison.