Les folies de Sir Bob

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Les folies de Sir Bob

Avec le considérable Bono, de U-2, et même avant lui, Bob Geldof est certainement l’une des personnalités fondatrices du showbiz humanitaire, dans sa branche la plus féconde et la plus acclamée née de la musique populaire dont les racines remontent au rock and roll et éventuellement au protest song des années 1960. Tout cela a bien entendu été recyclée-Système (démarche bien plus efficace que la récupération à gros sabots), en une bonne œuvre caritative aux dimensions globalisantes, créant son propre circuit humanitaire, accumulant les événements de communication et la circulation de sommes considérables à mesure. Il s’agit à la fois d’un énorme business, d’une “bonne cause” type-Système, d’un événement médiatique constant, d’un énorme avatar du système de la communication, d’une prodigieuse illustration de l’implication totale du showbiz dans la cause du Système, etc. C’est dire si l’on baigne, sinon se noyer, dans une constante ambiguïté d’apparence. La cause devrait être entendue, et même la messe dite.

Voilà le cadre où évolue Bob Geldof, opérationnel depuis 1984 avec sa création du Band Aid, et donc Geldof effectivement père spirituel de l’activité du showbiz humanitaire qui a pris avec un succès considérable du point de vue du Système le relais du régime protest-song triomphant dans les années 1960, en le dissolvant dans la logique-Système ; cela se fit, par ailleurs et fort souvent, avec des habiletés qui ont considérablement renforcé les moyens et les fortunes de ceux qu’on pourrait presque nommer “les opérateurs”, selon le terme économique. (Tous les deux, Bono et Geldof, ont été anoblis par Sa Très Gracieuse Majesté, et tous les deux ont été proposés pour le Prix Nobel de la Paix. Impeccables références-Système.) Geldof a donné des signes constants d’équilibre bien pensé dans la gestion de ses activités “du cœur”, plutôt que des signes de déséquilibre excentrique. C’est avec tout cela à l’esprit qu’il faut considérer sa très récente mésaventure pour pouvoir en tirer mieux des enseignements intéressants.

C’est le Daily Telegraph de Londres qui publie un compte-rendu de l’“aventure” en question, le 3 octobre 2013. C’était lors du sommet-2013 de Johannesburg du One Young World (surnommée le “Davos de la jeunesse” par CNN) ; il s'agit d’une de ces manifestations d’une de ces organisations, nécessairement globalisantes, parties prenantes de l’apparat du Système qui tient à manifester la toute-puissance de sa branche humanitaire pour pouvoir mieux écarter par déflection les doutes fondamentaux mais souvent latents sur son véritable dessein. Geldof parlait devant 8 000 délégués de 190 pays.

«“The world can decide in a fit of madness to kill itself,” announced Bob Geldof [...] “We're in a very fraught time,” he added. “There will be a mass extinction event. That could happen on your watch. The signs are that it will happen and soon. [...] “My generation has failed more than others. You cannot let your generation fail. The next war will not be a World War 1 or a World War 2, it will be the end.” Attendees shouted and blew on thousands of vuvuzelas as Sir Bob added: “We may not get to 2030. We need to address the problem of climate change urgently. What are you going to do about it? Get serious. Some of the nations that arrived here so proudly will not be there to meet us.”

»However, the singer tried to inject a note of positivism into his gloomy predictions. “Just because you may not believe that progress is possible, that should not prevent you from trying for it,” he said. “The alternative is finality.” “We need to be more human. Less Irish. Less Cameroonian. Less Chinese. Less Russian. More human.” However, Sir Bob then disappeared down a philosophical route that baffled most of the audience, many of whom do not count English as a first language. “The ordinary trouble of ordinary days doesn't seem to matter much,” he sighed. “We are in the great existential age of our humanity. We somehow feel we've missed something's that’s greater than ourselves and we don't know what it is or how to find it.”»

Geldof parlait donc, dans son discours apocalyptique, notamment de la crise climatique. Le compte-rendu du Telegraph ne soulève aucune objection, bien que ce quotidien ait été longtemps un des porte-drapeaux des “climate-deniers”, ou “climatosceptiques”. Le Telegraph a récemment nuancé cette position, à mesure d’ailleurs que la polémique perdait de son intensité ; il a notamment accueilli le rapport de l’IPCC de la fin septembre avec une attention critique mais nullement sceptique, discutant plus des orientations et des modalités que de la réalité du phénomène (voir, par exemple le 27 septembre 2013). Dans tous les cas, ce qui apparaît comme une rareté, c’est de voir The Independent, quotidien notablement attentif à la crise climatique, reprendre, le 7 octobre 2013 l’information du Telegraph, en citant son concurrent, concernant ce propos alarmiste de Geldof qu'il juge concentré sur la crise climatique...

«Bob Geldof has claimed that the Earth as we know it could end by 2030 thanks to the ravages of climate change. The campaigner and former Boomtown Rats singer said the human race could soon be extinct at the One Young World summit in Johannesburg. “The world can decide in a fit of madness to kill itself,” he said, according to the Telegraph. “Sometimes progress may not be possible.” “We're in a very fraught time,” he continued, warning the 8,000 international delegates: “There will be a mass extinction event. That could happen on your watch. The signs are that it will happen and soon.”»

Bien entendu, notre propos ne concerne pas la question du réchauffement climatique, débattue dans des termes scientifiques soulignés d’accusations diverses, mais plutôt, comme point de départ et comme ligne conductrice de l’esprit du discours de Geldof, la crise de l’environnement dans sa globalité, qui ne peut être jaugée dans toute sa puissance catastrophique selon les seuls termes scientifiques tant sa perception civilisationnelle est évidente. Ce qui nous importe est ce que nous dit cet événement du discours, et non son contenu, – d’ailleurs, Geldof parle aussi de la possibilité d’un conflit, élargissant largement son propos à un concept assimilant toutes les crises, ce que nous désignons comme “la crise d’effondrement du Système”.

Ce qu’il faut voir, c’est le statut de Geldof, ses habitudes, ses obligations et la soumission opulente et confortable au Système dont témoigne toute la deuxième partie de sa carrière. La consigne pour cette sorte d’employés du Système, c’est la mobilisation permanent en faveur des bonnes causes qui renvoient au répertoire des “idiots utiles” (parfois, pas si idiots que ça) du Système ; c’est-à-dire, mobilisation pour des geignements sur le présent, pour le catéchisme humanitaire, mais appuyés sur une perspective nécessaire de mieux-être, nécessairement dans le cadre du Système puisque le Système tient ses structures générales globalisées. Ce qui tranche donc dans ce discours de Geldof, comme dans diverses interventions de personnalités annexes du Système par les temps présents, c’est bien entendu la tonalité catastrophique dominante, qui semble échapper à toute possibilité de réaction du Système, voire même être implicitement présentée comme une conséquence de l’évolution du Système, – c’est-à-dire, on le comprend, quelque chose qui se rapproche du sacrilège dans l’esprit de la chose, par rapport au Système. Il n’est pas non plus question, pour notre propos, de faire de l’événement une assise philosophique spécifique pour notre commentaire, mais plutôt de mettre en évidence un cas de plus montrant le déchaînement de la psychologie sous la pression des événements selon la perception que nous en donne le système de la communication.

La situation de Geldof, emporté d’une façon risquée pour son statut social par sa psychologie touchée et exacerbée par le système de la communication, renvoie aux constats de notre texte du 28 septembre 2013 : «Comme toujours dans notre époque, dans le cas des “événements” des relations internationales et de la situation générale de l’infrastructure critique du point de vue des interventions humaines, ce qui compte n’est plus l’événement parce qu’il n’y a plus d’événement à proprement parler qui soit réellement maîtrisé par la composante humaine, mais la communication entourant l’apparence de l’événement ou une narrative d’événements envisagés, construits comme autant de projets jamais réalisés. L’on comprend bien, on le sait depuis longtemps et la chose ne cesse de se renforcer, que la communication semble effectivement quelque chose qui recèle et produit avec une puissance et un systématisme considérables le caractère central de l’incontrôlabilité. [...] La conséquence est que cette incontrôlabilité a contribué à ouvrir les vannes à une psychologie déchaînée qui agit de son propre chef, d’une façon toujours inattendue, et qu’elle continue à entretenir cette dynamique dans un sens maximaliste...

»Notre idée centrale devient alors que ce déchaînement de la psychologie est la principale cause de ce qui doit être perçu dans le chef d’événements hors de notre contrôle comme une accélération de l’Histoire, et dans le sens où ce déchaînement agit involontairement comme un accélérateur des événements qui vont ensuite développer eux-mêmes des situations favorables à la “dynamique de dislocation accélérée” du Système...»

Il faut noter que ce texte F&C cité ici renvoie également à un autre F&C du 16 septembre 2013, où le constat était dressé de l’extraordinaire accélération, entre 2006 et 2013, du risque que représente la crise de l’environnement, cette crise étant considérée désormais comme ayant atteint un stade eschatologique hors de contrôle, et certainement irréversible. On observera que cette hypothèse de l'irréversibilité est le thème même du discours de Geldof (adouci par une concession d'optimisme à l'intention de la future génération, qu'on se permettra de juger de pure forme) ; par conséquent, on en conclura la similitude des développements psychologiques à cet égard. On prend en compte l’hypothèse que les sources citées (Geldof et d'autres), qui viennent de milieux et de préoccupations différentes, qui ne sont en aucune façon la source exclusive de l’évolution dont elles rendent compte mais à la fois des sources parmi d’autres et elles-mêmes des réceptacles d’autres échos événementiels et de commentaires, représentent effectivement des composants d’un miroir de communication d’une évolution psychologique remarquable dans le sens de l’“accélération de l’Histoire”, de la dramatisation de la crise générale, etc. La conclusion secondaire mais non moins importante, sinon plus importante, est que le Système semble ne plus parvenir à exercer la pression nécessaire pour écarter ces débordements systématiques, et la cause en est certainement, de plus en plus, la “trahison” systématique du système de la communication avec sa dimension de Janus.


Mis en ligne le 8 octobre 2013 à 18H18