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22 octobre 2006 — Les militaires britanniques sont mécontents et plus rien ne semble désormais devoir les arrêter de le proclamer publiquement. Après l’intervention du Général Sir Richard Dannatt, l’actuel chef d’état-major (CEM), c’est un ancien CEM, le Field Marshal Sir Peter Inge, qui intervient à son tour. La chose confirme qu’il n’y a plus aujourd’hui aucune discipline politique et institutionnelle au Royaume-Uni. Le pouvoir politique est à la dérive et les militaires, qui sentent pour leur compte l’urgence de la situation, ne semblent plus rien connaître de la signification de ce qu’on nomme “devoir de réserve”.
Si les circonstances de l’intervention de Dannatt restent plus sensationnelles et au-delà de ce que l’intervention de Inge nous dit de la situation politique chaotique au Royaume-Uni, le fond de l’intervention de Inge est par contre d’un intérêt inédit. Ce que dit Inge est à la fois plus significatif et plus important que ce qu’a dit Dannatt avant lui. Les déclarations de Inge vont au cœur du problème stratégique affectant l’Occident aujourd’hui et dont les autorités politiques et l’establishment européen ne veulent pas débattre.
Ses remarques se résument à quelques questions et constats, qu’on peut résumer sous cette forme:
• “Que faisons-nous en Afghanistan (et en Irak) ?”, “Quelle est notre stratégie ?”
• “Si nous ne répondons pas à ces questions, nous risquons de connaître une défaite en Afghanistan (et en Irak)”.
• “Mais sommes-nous encore capables de penser stratégiquement ? Tout montre que non.”
L’ Observer rapporte aujourd’hui les circonstances et la substance de cette intervention.
«Field Marshal Sir Peter Inge, the former head of Britain's armed forces, has broken ranks to launch an attack on the current military operations in Iraq and Afghanistan, warning that British forces risk defeat in Afghanistan.
»In one of the strongest interventions in the conduct of the War on Terror, Inge also charged a lack of any “clear strategy” guiding British operations in Afghanistan and Iraq.
(…)
»Inge's intervention, coming amid growing speculation about Britain's exit strategy from Iraq, is the first criticism of operations by a former head of the British army. His comments, made at a meeting of European experts on Tuesday and published here for the first time, reflect the growing dismay among senior military officers and civil servants involved in defence and foreign affairs, that in the critical areas of Afghanistan and Iraq Britain lacked clear foreign and defence policies separate from the US.
»“I don't believe we have a clear strategy in either Afghanistan or Iraq. I sense we've lost the ability to think strategically. Deep down inside me, I worry that the British army could risk operational failure if we're not careful in Afghanistan. We need to recognise the test that I think they could face there,” he told the debate held by Open Europe, an independent think tank campaigning for EU reform.
»Inge added that Whitehall had surrendered its ability to think strategically and that despite the immense pressures on the army, defence received neither the research nor funding it required.
»“I sense that Whitehall has lost the knack of putting together inter-departmental thinking about strategy. It talks about how we're going to do in Afghanistan, it doesn't really talk about strategy.”»
Nous écartons ici les réponses circonstancielles aux questions implicites que pose Inge. Il n’est pas assuré que nous ferions les mêmes réponses que lui, dans tous les cas précisément. Pour l’instant, et d’après ce que nous savons de cette intervention, Inge s’en est sagement tenu à ce que nous jugeons essentiel : cette incapacité où se trouvent désormais les Occidentaux, particulièrement les Européens, à “penser stratégiquement”.
Les questions que Inge se pose pour son pays, d’autres pays européens peuvent se les poser. Les Français peuvent se les poser concernant leur présence en Afghanistan, qui n’est pas loin d’être en complète contradiction avec l’esprit de la politique française, comme est en contradiction une certaine acceptation de facto (sans approbation) des Français pour la soi-disant “stratégie” américaniste [“guerre contre la terreur”]. La “stratégie” américaniste, qui est “non-stratégie” stricto sensu, n’a aucun sens au regard de cette même conception française de ce que devrait être une stratégie raisonnable et intelligente dans cette crise du terrorisme. (D’ailleurs, les Français sentent cela puisqu’ils ont refusé tout engagement autre que celui qu’ils ont à Kaboul, qu’ils disent ou laissent dire qu’ils n’aiment guère être sous commandement américaniste dans le sens où cela signifie une approbation de la soi-disant stratégie US, qu’on dit ou laisse dire qu’il est de plus en plus question d’un examen de la cohérence et de la nécessité d’une participation française à ce conflit.
Ces phrases de Inge sont importantes :
«I sense we've lost the ability to think strategically.»… «I sense that Whitehall [le ministère de la défense britannique] has lost the knack of putting together inter-departmental thinking about strategy. It talks about how we're going to do in Afghanistan, it doesn't really talk about strategy.»
Il est question en effet de l’état d’auto-censure et d’impuissance de la réflexion auquel sont arrivés les dirigeants européens lorsqu’il est question d’une pensée stratégique. La cause en est évidente, et purement circonstancielle. Le résultat de cette pensée aurait tant de chance, jusqu’à être entendu d’avance, de se placer en complète contradiction avec celle des USA qu’il y aurait quasi-certitude d’une rupture avec les USA. Les remarques de Inge, conduites à leur terme, conduisent à la rupture politique et stratégique avec les USA.
Nous ignorons si Inge mesure cette implication, et là n’est pas l’important. (Dans ce cas, Inge revient au problème militaire, signifiant par là paradoxalement qu’il respecte tout de même, à sa façon, son “devoir de réserve” : la seule conclusion qu’il tire est la possibilité très sérieuse d’une défaite militaire en Afghanistan.) Il importe au contraire de constater qu’en soulevant un problème de méthodologie de l’intelligence qui se manifeste sous la forme de l’enchaînement volontaire de la pensée stratégique, Inge ouvre la voie au constat que cet enchaînement volontaire a été verrouillé pour empêcher que ne s’affiche au grand jour la conclusion d’une pensée stratégique conséquente conduite à son terme : la condamnation de la “stratégie” américanise et la rupture avec les USA.
Nous sommes dans une situation intellectuelle dramatique où une circonstance conjoncturelle (la crainte de réfléchir parce que cette réflexion conduit à une rupture avec les USA) s’avère largement maîtresse du mal structurel (fermeture de l’esprit à toute pensée stratégique, refus de la pensée stratégique) existant par la seule filiation. La description chronologique montre que nous nous sommes d’abord trouvés enchaînés à la politique américaniste par réflexe et selon le cheminement habituel de notre structure mentale d’allégeance. Pour ne pas être confrontés à cette situation si contraire à nos principes théoriques de liberté et d’indépendance, nous nous sommes ensuite aveuglés sur la stratégie, adoptant la méthode US qui implique le refus de la pensée stratégique par le monolithisme de la pensée et le sacrifice de la réflexion sur la fin à la dynamique suscitée par les moyens (militaires).
Aujourd’hui, le fondement et la substance de l’Europe sont tout entiers prisonniers d’une simple circonstance stratégique et politique : le refus de penser les liens de l’Europe avec les USA. Cette circonstance, cette conjoncture sont devenues le nœud même de l’intelligence européenne. L’intelligence est totalement emprisonnée, déformée et même difformée par la consigne de circonstance de rejeter toute spéculation sur les liens avec les USA.
Tout le reste, dont le fonctionnement même de notre intelligence, dépend d’une circonstance politique qui ne devrait pas être en soi substantiellement fondamentale. Cette circonstance l’est pourtant, conclusion de tout ce que nous venons d’exposer. Nous vivons dans un état schizophrénique, avec une pensée difforme parce que monstrueusement déformée par les contraintes et les interdits que nous lui imposons. C’est la vraie et seule tragédie politique de l’Europe. Entendre pérorer, à côté de cela, sur les nécessités des “réformes” et sur les vertus de la concurrence et du marché libre est à la fois risible et dérisoire. Tranchez cette tragédie politique de l’Europe comme on tranche le nœud gordien, libérez l’intelligence stratégique et politique de ses chaînes et vous aurez une situation révolutionnaire pour la pensée européenne, ouverte sur l’originalité et la capacité d’innovation que nous avons perdues depuis un demi-siècle au moins, — et complètement, d’une manière horriblement scandaleuse, depuis le 11 septembre 2001.
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