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66812 mai 2008 – Nous revenons sur un texte de Gareth Porter du 7 mai, notamment sur ATimes.com. Porter s’attache à certains aspects du récent livre (War and Decision, publié en avril 2008) de Douglas Feith, un des anciens neocons en poste au Pentagone jusqu’en 2005. Depuis la publication du livre, Porter a eu l’occasion de parler avec Feith et de clarifier un point laissé dans le vague dans son livre.
Douglas Feith parle d’un mémorandum très important de Donald Rumsfeld pour le président Bush, le 30 septembre 2001, où Rumsfeld propose d’attaquer plusieurs pays soupçonnés de soutenir le terrorisme. Récemment, le général Wesley Clark, ancien commandant en chef suprême en Europe (OTAN), avait parlé de ce point précis, et nous nous en étions fait l’écho le 5 mars 2007. (Il s’agissait de sept pays, pas moins, que Rumsfeld proposait d’attaquer; selon Clark, et en omettant l’Afghanistan dont l’attaque était d’ores et déjà annoncée : «Well, starting with Iraq, then Syria and Lebanon, then Libya, then Somalia and Sudan, and back to Iran…») Rencontrant Feith, Porter l’interrogea sur les pays mentionnés dans le mémo de Rumsfeld, que Feith ne détaille pas dans son livre pour “raisons de sécurité nationale” ; Feith avança à nouveau cet argument pour éviter de répondre, puis répondit finalement. «When this writer [Porter] asked Feith after a recent public appearance which countries' names were deleted from the documents, he cited security reasons for the deletion. But when he was asked which of the six regimes on the Clark list were included in the Rumsfeld paper, he replied, “All of them.”»
Feith apporte donc une confirmation sérieuse de la vastitude des projets US au lendemain de 9/11, – mais plutôt, des projets de Rumsfeld et du Pentagone. C’est là le point intéressant où nous voulons en venir. Cette idée d’invasion d’un certain nombre de pays était d’abord une idée de Rumsfeld et elle ne fut pas approuvée par GW Bush: «Bush had not approved the explicit aim of regime change in Iran, Syria and four other countries proposed by Rumsfeld. Thus Rumsfeld adopted the aggressive military plan targeting multiple regimes in the Middle East for regime change even though it was not White House policy.»
Autre point, également très intéressant, que rapporte Douglas Feith: l’enthousiasme des chefs militaires pour ces projets.
«The Rumsfeld plan represented a Pentagon consensus that included the uniformed military leadership, according to Feith's account. He writes that the process of drafting the paper involved consultations with the outgoing chairman of the Joint Chiefs of Staff, General Henry Shelton, and the incoming chairman, General Richard Myers.
»Myers helped revise the initial draft, Feith writes, and General John P Abizaid, who was then director of the Joint Staff, enthusiastically endorsed it in draft form. “This is an exceptionally important memo,” wrote Abizaid, ''which gives clear strategic vision.'' In a message quoted by Feith, Abizaid recommended to Myers that “you support this approach”.
»After the invasion and occupation of Iraq in 2003, Abizaid was promoted to become chief of United States Central Command (CENTCOM), with military responsibility for the entire Middle East.
»Neither Myers nor Abizaid, both of whom are now retired from the military, responded to e-mails asking for their comments on Feith's account of their role in the process of producing the Rumsfeld strategy.»
D’autres éléments apportés par Porther corroborent cette vision, qui fait des chefs militaires les partisans enthousiastes d’attaques militaires classiques contre des pays, et au contraire des adversaires de la lutte anti-terroriste contre un adversaire jugé par avance insaisissable dans ces conditions. Les militaires ne voulaient pas d’une guerre dont les conditions leur seraient imposées, selon des méthodes et d’un type que l’armée US a toujours détestés; par contre, ils voulaient avec enthousiasme lancer “leur” guerre, selon les méthodes bien connues, et qui correspondraient mieux au statut d’une “superpuissance”. L’hubris n’était pas une exclusivité des neocons allumés par des projets idéologiques radicaux. Porter écrit encore :
«The military leadership's strong preference for focusing on states as enemies rather than on the threat from al-Qaeda after September 11 continued a pattern of behavior going back to the Bill Clinton administration (1993-2001).
»After the bombing of two US embassies in East Africa by al-Qaeda operatives, State Department counter-terrorism official Michael Sheehan proposed supporting the anti-Taliban Northern Alliance in Afghanistan against bin Laden's sponsor, the Taliban regime. However, senior US military leaders “refused to consider it”, according to a 2004 account by Richard H Shultz, Junior, a military specialist at Tufts University.
»A senior officer on the Joint Staff told State Department counter-terrorism director Sheehan he had heard terrorist strikes characterized more than once by colleagues as a “small price to pay for being a superpower”.»
Ces diverses considérations, liées à d’autres constats déjà faits, notamment concernant le rôle et le poids de Rumsfeld dans l’administration GW Bush, autant que ce qu’on sait des habitudes des militaires, permet de faire au moins trois remarques rétrospectives intéressantes sur la situation à Washington en 2001, et éventuellement sur les conséquences jusqu’à aujourd’hui.
• Le poids de Rumsfeld fut absolument considérable pour ce point précis de la politique de sécurité des USA aussitôt après 9/11. Cela confirme bien des évaluations indirectes qu’on a pu faire concernant cette personnalité hors du commun, et l’homme qui a montré le plus clairement, avant 9/11, qu’il était prêt à une attaque de type-9/11, qu’il l’accueillerait même avec une certaine satisfaction. S’il y a un homme dont le rôle est, là aussi, dans cette affaire, absolument central, c’est bien celui de Rumsfeld. Dans le cas qui nous occupe, nous avons confirmation de ce poids et de ce rôle lorsqu’il nous est dit que Rumsfeld présenta un plan d’attaque “de 7 pays” à Bush, que le plan ne fut pas approuvé, mais que Rumsfeld agit finalement comme si ce plan avait été approuvé en ordonnant une politique militaire de harcèlement des pays impliqués, comme si l’on préparait des attaques contre eux.
• Loin d’avoir contre lui la hiérarchie militaire, Rumsfeld l’eut à ses côtés, d’une façon pressante qui, sans doute, l’influença lui-même plus qu’il n’aurait voulu, dans le sens de guerres conventionnelles de haut niveau (dans ce cas, le modèle de l’attaque contre l’Afghanistan initial représentait plus l’idée de Rumsfeld que le modèle de l’attaque contre l’Irak). Les désaccords entre Rumsfeld et la hiérarchie militaire portèrent sur la question des moyens, nullement sur le projet stratégique. Le grand cas que l’on fit des faibles effectifs engagés contre l’Irak, dont le choix fut notamment l’objet de fortes critiques du général Shinseki en 2002, illustre cette position de l’armée; comme l’observe le journaliste et auteur Andrew Cockburn, il n’est pas du tout certain que la situation de la guerre et de l’occupation en aurait été changé d’une façon bénéfique. (Andrew Cockburn, Dans Caligula au Pentagone : «Il n’y a aucune raison de penser que si les effectifs d’occupation avaient compté les centaines de milliers d’hommes éliminés par Rumsfeld, l’attitude de cette dernière aurait été différente. Leur présence aurait sans doute autant accéléré que prévenu l’insurrection.») Cette recherche de conflits conventionnels de haut niveau (contre des Etats constitués) et cette pression (des forces armées dans ce sens) furent la cause centrale de la catastrophe générale qu’est devenue la “Long War” contre le terrorisme à partir du 11 septembre 2001.
• La troisième remarque va de soi. L’attribution aux seuls néo-conservateurs vociférants de la responsabilité des diverses catastrophes depuis 9/11, à commencer par l’irakienne, est pour le moins exagérée. Les neocons ont exprimé en termes publicitaires et idéologiques un projet qui, au début, comblait d’aise les militaires; leur rôle a été important mais nullement fondamental, et encore moins exclusif bien entendu. Par contre, les conditions de la catastrophe se révélant, les neocons furent d’utiles bouc-émissaires pour les militaires qui se faisaient de plus en plus critiques de guerres qu’ils avaient pourtant favorisées. A ce stade, les militaires s’en sont lavés les mains et ont pu se couler dans leur rôle de critique d’une administration jugée irresponsable; et l’on peut désormais entendre un général Abizaid ou un général Sanchez, une fois la retraite venue, faire in fine, à propos des projets contre l’Iran ou de la catastrophe irakienne, le procès en règle de ces aventures.
Ces précisions éclairent un peu mieux la substance et le sens des événements depuis 9/11. L’énorme offensive hégémonique US ne fut pas le résultat d’une machination de petits groupes extrémistes, mais le résultat d’une attitude générale de l’establishment militaro-politique, c’est-à-dire du complexe militaro-industriel. La responsabilité de la catastrophe qui s’en est suivie doit être répartie à mesure.
C’est toute une conception militariste de la domination directe du monde, dont l’instrument avait précédé l’élaboration intellectuelle en étant construit durant la Deuxième Guerre mondiale et durant la Guerre froide, et dont l’élaboration intellectuelle se fit durant les années 1990, qui fut mise en branle le 11 septembre 2001 et qui connut l’échec le plus retentissant qu’on puisse imaginer, – échec à mesure de la puissance déployée et des ambitions manifestées. Cela confirme un peu plus encore que la période depuis 9./11 n’est pas accidentelle mais qu’elle est consubstantielle à la dynamique du complexe militaro-industrielle.
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