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8 août 2008 — Il y a une transformation de substance. Depuis leur (re)création, à la fin du XIXème siècle, à partir de la référence antique, les Jeux Olympiques ont connu bien des vicissitudes, avec des interférences de la politique, de l’éthique, de la corruption, du business, de la culture et ainsi de suite. Mais les JO restaient d’abord un événement sportif, au sens le plus large et, espérait-on, du moins dans des moments rares mais bien réels, au sens le plus profond du terme. Avec les Jeux Olympiques de Pékin de 2008, après une préparation intense dans ce sens lors des Jeux précédents, la chose a basculé et la substance a changé. Ces JO sont d’abord un événement non-sportif (difficile à qualifier exactement, tribut de la confusion de notre époque).
Dans les jours qui viennent, on tentera de se convaincre du contraire, – à l’occasion de telle ou telle performance, – dans la brume, ou le brouillard, ou la pollution cela dépend… A ce moment retentiront à nouveau les trompettes de la renommée, – ou ressemblent-elles aux cornes de brume du crépuscule? Les trompettes, celle de l’universalité, des idéaux de Coubertin et du sport, de la vertu du genre humain piloté par sa vigie occidentale ainsi de suite (bis). Grand bien leur fasse.
L’événement, en vérité, est cette transformation de substance. Les sportifs ont joué un rôle accessoire dans la préparation des Jeux, sinon pour débattre à propos du port du masque à gaz (pardon, – “masque à pollution”?) ou du port du badge en faveur de la vertu du monde durant le défilé d’ouverture, s’ils signaient telle pétition sur les droits de l’homme, s’ils marcheraient ou pas au pas de l’humanitarisme occidental et manipulé durant ce même défilé et entre les records du monde… Et ainsi de suite (re-bis) mais rien de spécifiquement sportif. Les sportifs ont été totalement intégrés dans le vaste courant moralo-humanitaire qui a embrassé les Jeux avant qu’ils n’aient lieu; ils parlent conforme, pensent conforme et font leur révérence.( Certains croiront que c’est encore de la gymnastique, – discipline olympique, certes.)
Il nous est arrivé, à nous chroniqueur(s) chenu(s), de suivre en spectateurs plus ou moins lointains des JO vraiment “politisés”, c’est-à-dire des Jeux Olympiques, événements sportifs dans lesquels un fait politique fondamental faisait irruption. Parmi ceux dont nous fûmes les contemporains, les plus frappants à cet égard, les plus sensationnels au sens de la sensation pure, – bien plus que les éclats terroristes de Munich ou les affaires de boycott de Los Angeles et de Moscou, – furent certainement ceux de Mexico en 1968. La politique y fit son entrée d’une façon absolument tonitruante, extraordinaire, presque linéaire et artistique dans le dépouillement, absolument incontestable dans son symbolisme, complètement consciente de ce qu’elle faisait. Carlos et Smith, les deux Noirs américains, premier et troisième du 200 mètres le 16 octobre 1968, levant leur poings gantés de noir, têtes baissées, lors de la remise des médailles sur le podium: c’était effectivement toute la furieuse révolte noire qui embrasait les USA, qui faisait irruption dans le stade. C’était un vrai événement politique, une agression délibérée, justifiée du point de vue de leurs auteurs, à l’occasion de (certains dirent “contre”) l’événement sportif, pour s’en servir comme d’une plate-forme d’influence pour éclairer une crise pressante et formidable, contre un système qu’on pouvait croire étranger à l’événement sportif. Les rebelles le payèrent car le système ne fait pas de cadeau. Ils furent hués par le stade, exclus de l’équipe olympique US et bannis du village olympique. Rentrés aux USA, Carlos et Smith, et quelques autres, n’eurent pas la vie facile; le système leur fit payer à sa façon leur “trahison” ostentatoire en un lieu si symbolique, et pour un cas si prestigieux. Leur acte, quoi qu’on pense de la cause et de la façon de la défendre, était un acte d’audace et de courage. Aujourd’hui, on peut pétitionner contre la Chine, rouler des mécaniques d’indignation pour les droits de l’homme, rouler des yeux de fureur citoyenne pour le Tibet; on est à l’ombre de la bonne conscience du système et le CIO et le président de la République parlent aussitôt, des larmes dans la voix et sous la surveillance de Reporteurs sans Frontière et de la CIA, d’un devoir moral ainsi rempli. Les pétitionnaires sont moralement félicités et assurés, bientôt, d’une sinécure. Ils deviendront présentateurs à la TV ou emblème et porte-drapeau d’une marque de produits sportifs, ou d’un déodorant bon chic bon genre.
Ces JO mémorables de Mexico restaient complètement un événement sportif. Chacun jouait son jeu et tirait son épingle du jeu, à ses risques et périls, et Ralph Boston, noir et US également, réussissait à sauter 8,90m en longueur. Aujourd’hui, rien de semblable. Toute cette substance a disparu, y compris la substance de l’agression politique contre l’événement sportif ou grâce à l’événement sportif, – ce qui confirmerait que la substance de l’événement sportif n’existe plus. A Pékin, la chose est absolument avérée. Avant d’exister, le soi disant événement sportif était un événement médiatico-humanitaire, ou un événement moralo-conformiste, ou un événement économico-globalisé, tout cela avec les bénédictions universelles diverses; en bout de course, et comme accessoirement, il devient “événement sportif” mais l’on sent bien que chaque foulée, chaque saut, chaque lancer est chargé, en plus, de toute la puissance du conformisme moral et humaniste du système, tandis que nous comptons les sous des retombées économiques. Ainsi, aujourd’hui, accouche-t-on de l’“événement sportif”, – sans substance, sans audace et sans risque, – dans les normes du système. On se paye le luxe d’être “rebelle” en parlant des droits de l’homme, sans risque, avec suffisance et bonne conscience, interviewé par CNN, avec déjà un bon contrat publicitaire tout chaud qui vous attend, – on avait les “rebelles sans cause”, on a les “rebelles sans risque”, – on a les rebelles qu’on peut.
…Car les JO de Pékin ne sont plus un événement sportif mais ils ne sont pas non plus un événement politique. Ils sont d’abord un événement conformiste, où tout est arrangé, planifié, manipulé selon l’automatisme subversif du système. On y trouve les habituels compères (l’ONG qui va bien, avec soutien as usual de la CIA), le soutien logistique d’usage (les médias “officiels”, la classe médiatique, les intellectuels, les politiciens qui suivent puisque c’est désormais la consigne de suivre), pour une cause dont chacun, s’il est bien informé, doit savoir qu’elle a d’abord un but déstructurant, qu’elle a fondamentalement, derrière ses motifs affichés de moralisation, une finalité automatique de désordre. En un sens qui ne fait aucun doute, elle répond à la pensée “neocon” ou hyper-libérale, médiatique et virtualiste, occidentaliste et américaniste, qui est enchaînée aux moyens plus qu’à la fin, qui avance l’idée, qui est celle de l’achèvement du nihilisme du “dernier homme” de Nietzsche, qu’en créant le désordre on fera surgir la vertu (la “créative destruction” de Schumpeter pour l’économie, aujourd’hui fondement conscient ou inconscient de la politique occidentale américanisée, – la philosophie de la civilisation réduite aux acquêts de l’économie déstructurante). On espère que le désordre ainsi créé nous donnera une sorte de “Campagne des Cent-Fleurs” à-la-Mao, débouchant évidemment sur la floraison de la démocratie qui n’attend que cela.
C’est-à-dire que le fond de l’affaire est qu’il s’agit moins de la Chine que de nous-mêmes. On peut dire beaucoup de choses, faire de nombreuses critiques diverses et variées sur la situation chinoise, mais là n’est pas vraiment le propos de cette gigantesque et grotesque affaire. La démarche du système, “notre” démarche sommes-nous obligés d’écrire par simple automatisme de situation sans que personne n’ait de doute sur notre position, est bien d’aller chercher en Chine la confirmation que nous avons raison malgré tout. Il y a notre agitation, notre précipitation, notre excitation, notre unanimité exacerbée, notre jubilation inquiète, il y a l’automatisation (la “sloganisation”, horrible néologisme?) de notre pensée, et ce sont tous les signes de la pathologie postmoderniste qui nous accompagne désormais dans notre périple. Dans la “diabolisation” de la Chine et dans notre évidente jouissance à introduire le virus du désordre dans une masse aussi formidable, au nom d’une conscience occidentaliste soudainement redevenue bonne et vertueuse après les diverses et nombreuses saloperies qu’elle a récemment cautionnées sans broncher, après celles qui ont précédé depuis que nous imposons au monde notre rythme et notre façon d’être, dans tout cela il y a évidemment les signes de notre pathologie. Peu nous chaut que les divers travers que nous dénonçons en Chine, – l’hyper-industrialisation, le développement anarchique, l’inégalité, le fric répandu n’importe comment, l’urbanisation sauvage, la pollution effrénée, même les situations policières qu’on retrouve en bien plus sophistiqué et efficace dans notre conformisme concentrationnaire, – peu nous importe que tout cela soit la conséquence inéluctable du système que nous avons imposé à la Chine par la simple pesanteur des choses. (Après tout, “parti unique” pour “parti unique”, – celui de la Chine est-il plus détestable que celui qui règne aux USA, avec l’aile démocrate et l’aile républicaine, ou que le cas européen où tous les référendums négatifs du monde n’empêchent pas notre “parti unique” transnational de nous imposer un traité?)
L’essentiel, l’essence même de notre Projet, est que l’étiquette soit différente; l’essentiel est que notre étiquette de “démocratie” écrite en lettres fleuries, posée sur nos systèmes délabrés et barbares, nous permet de dénoncer dans la Chine, sans engager notre responsabilité, tous les travers que nous produisons nous-mêmes, dont nous sommes la source centrale, la matrice incontestable. Pendant un instant fiévreux, dans notre univers parallèle et virtualiste, nous pouvons rêver fiévreusement que notre morale nous dispense de la responsabilité de tout cela que nous avons fabriqué. Les JO de Pékin manipulés par nous, de bout en bout, comme mécaniquement, sont une tentative désespérée de thérapie psychiatrique pour un malade incurable, – le système occidentaliste et américaniste, le postmodernisme aux abois.
Pauvres robots de notre pensée barbare. Ce que nous dénonçons en Chine, c’est nous-mêmes, c’est la Chine que nous leur avons imposée. Encore un effort de notre armada moralo-humanitaire et ils seront, les Chinois, complètement comme nous-mêmes. Ainsi pourrons-nous sombrer ensemble, satisfaits, dansant la carmagnole sur le pont des premières classes du Titanic globalisé. (Pas de chance : le global warming n’aura pas fait fondre cet iceberg-là.)
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