Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
1087La déclaration faites hier par l’ambassadeur russe à l’OTAN, Dmitri Rogozine, à la chaîne de TV Vesti 24, sortent tout à fait de l’ordinaire des déclarations d’habitude extraordinaires de Rogozine, et de l’ordinaire des déclarations publiques russes sur la présence de l’OTAN et des USA en Afghanistan. L’agence Novosti en mentionne rapidement quelques extraits, ce 6 juillet 2011, résumant l’intervention de Rogozine par le constat qu’un retrait occidental de l’Afghanistan «ferait peser une menace sur la sécurité de l'Asie centrale».
D’une façon générale et se plaçant du point de vue russe, Rogozine affirme qu’un tel retrait «serait un grand problème, un défi majeur pour Moscou». Il explique, parlant probablement des autres pays d’Asie Centrale de l’ancienne URSS : «[La Russie cherche actuellement] à fournir à ses alliés les moyens nécessaires pour faire face à la menace extrémiste grandissante.»
Les principaux aspects de l’intervention de Rogozine sont présentés de cette façon par Novosti :
«“La coalition occidentale bloque les forces extrémistes non seulement de l'Afghanistan, mais aussi de toute la région”, a souligné M. Rogozine, précisant qu'il s'agissait de ceux que l'on appelle “chiens de guerre”. En cas de départ de l'Otan, ces derniers perdront tout intérêt pour l'Afghanistan et s'attaqueront aux autres pays d'Asie centrale.
»“Je pense que les Etats-Unis trouveront le moyen de conserver un contingent limité dans la région sous prétexte d'y maintenir la stabilité”, a estimé le représentant de la Russie auprès de l'Otan.»
Ces déclarations sont bien dans le style de Rogozine, d’une forme qui s’encombre peu de retenue diplomatique. Par contre, elles contrastent fortement avec le sens habituel de ses interventions, très critiques de l’OTAN et de l’Ouest, et d’une façon percutante et fort justifiée, et doivent être par conséquent plutôt classées dans la rubrique “louvoiements”, renvoyant à la caractérisation de la politique russe par les mots d’“inertie” et de “louvoiements”, proposés par le politilogue Loukianov (voir notre Bloc-Notes du 5 juillet 2011) : «Des louvoiements à la limite de l’incohérence [qui sont] appelés à minimiser le danger émanant d'un environnement extérieur turbulent et incompréhensible.»
D’une façon générale, l’analyse générale de la Russie de la situation en Afghanistan est dominée par le fait d’une appréciation critique de l’intervention occidentale en Afghanistan, et par la recherche stratégique de la suppression des points d’appui militaire US dans ce pays, par le biais de bases militaires notamment, après le prochain désengagement US. Cette politique est confirmée, sinon renforcée et amplifiée d’une façon extrêmement précise, par ce qui est apparu lors du sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), à Astana à la mi-juin. L’OCS y a clairement affirmé qu’elle estimait que la question de l’instabilité de l’Afghanistan devait redevenir une question régionale, et s’insérer dans un système régional de sécurité, où l’OTAN et les USA n’ont pas leur place, où l’OCS a par contre une place particulièrement importante. Le président kazakh, qui présidait ce sommet y a même affirmé qu’à son avis, l’OCS assurerait l’essentiel de la sécurité et de l’équilibre en Afghanistan, dès 2014. On voit combien les déclarations de Rogozine rompent nettement avec cette ligne, et combien on peut effectivement les faire entrer dans cette rubrique des louvoiements, “à la limite de l’incohérence” selon Loukianov, notamment suscités par l’influence des effets d’un “environnement extérieur turbulent et incompréhensible”…
On peut avancer deux explications pour expliquer ces déclarations de Rogozine. Elles sont de l’ordre de la spéculation et correspondent effectivement à une politique élaborée en fonction des “turbulences extérieures”, élaborée hâtivement, ponctuellement, sous la pression d’événements extérieurs dont la turbulence tend à déstabiliser la fermeté des analyses russes.
• D’une part, il y a dans l’analyse de la situation par la Russie une réelle crainte, et peut-être une crainte obsessionnelle, qui rejoint un peu celle des USA et du bloc américanistes-occidentalistes par moment, d’une vaste entreprise de déstabilisation par des forces extrémistes et terroristes. L’assertion selon laquelle les forces otaniennes et US “fixent” les soi-disant “chiens de guerre” en Afghanistan est à la fois discutable et contestable, et relève d’analyses théoriques qu’on trouve fort en vogue dans les services de renseignement et autres service d’évaluation stratégique des grands pays ; l’essentiel dans la méthodologie de ces analyses, gouvernées par une approche rationnelle, est de tenter de mettre dans l’ordre dans une situation qui n’est que désordre. Ces “chiens de guerre”, si “chiens de guerre” il y a, sont par nature des groupes souples et adaptables, habiles à passer d’un théâtre à l’autre selon leurs intérêts et leur évolution tactique, et tenus par aucune considération structurelle de défense d’une souveraineté ou d’une légitimité quelconque ; l’on ne voit pas pourquoi ils accepteraient d’être “fixés” en Afghanistan, là où se trouvent les forces adverses les plus importantes. Par contre, cette “fixation” est mieux explicable s’il s’agit d’une réaction afghane, – “chiens de guerre” ou pas, – qui se réalise contre une présence étrangère sur le sol de l’Afghanistan. Il est manifeste qu’il existe dans ces “analyses théoriques” citées plus haut une obsession pour une représentation organisationnelle et très élaborée des groupes extrémistes et théoriques, qui rencontre l’obsession des dirigeants politiques pour tenter de trouver une représentation structurée de la situation, même si cette représentation implique un très grand danger.
• Certains pourraient ajouter une explication plus machiavélique, en distinguant dans les déclarations de Rogozine le souhait russe de voir l’OTAN et, surtout, les USA, perdurer dans un engagement très coûteux et paralysant, qui est aussi a contrario mais selon la même logique de l’analyse développée, une façon de “fixer” les forces américanistes-occidentalistes dans un bourbier qui les affaiblit. Cette explication peut venir en ajout, mais elle n’est certainement ni fondatrice, ni centrale à l’analyse russe ; tout juste la jugerait-on du type “cerise sur le gâteau”, si l’on peut parler de cerise et de gâteau dans cette piteuse situation.
…Ce qui nous conduit à une autre interprétation, qui fera moins place à la déclaration Rogozine comme éventuelle illustration d’une politique, ou d’un soi-disant “tournant” politique, qu’à la déclaration Rogozine effectivement comme illustration d’une politique russe souvent marquée par l’inconsistance et le désarroi pour la période. Dans ce cas, il s’agit d’une confirmation que les Russes, devant les inconnues, les agitations extraordinaires, le désordre et l’incontrôlabilité de la situation, rencontrent plus qu’à leur tour des moments de flottement et d’incertitude les conduisant à lancer leurs analyses dans telle ou telle autre direction, ces moments qui marquent sans aucun doute le désarroi dont ils sont aujourd’hui victimes. D’une certaine façon, on observerait qu’il s’agit là d’un fait inévitable et intangible, la situation générale étant effectivement, objectivement, comme les Russes la ressentent dans ce cas, une situation “turbulente” et surtout “incompréhensible”, et la politique à développer pour y répondre étant elle-même complètement incertaine et indéfinissable.
Si l’on peut comprendre ces réactions de “louvoiements”, on n’en est pas moins conduits à les juger assez peu glorieuses ni constructives. Il est difficile de souscrire à l’analyse implicite de Rogozine, que l’aventure OTAN-USA est, en Afghanistan, un facteur de stabilisation, alors qu’elle en est complètement le contraire. Qu’il existe un problème d’instabilité en Asie centrale, c’est une évidence, comme il existe partout d’ailleurs, – et bien plus qu’un problème, il s’agit d’une situation générale d’instabilité et de désordre dans le monde, qui est due à la crise générale du Système. Ces constats doivent tout de même conduire à observer que les forces du bloc BAO interviennent dans ce cas comme partie intégrante du Système, agissant dans le sens du Système, par conséquent déstructurantes, porteuses de désordre et accroissant le désordre. Rogozine a souvent, et justement, accusé l’OTAN d’être cela ; ses déclarations actuelles situent bien le peu d’intérêt ou de signification profonde des louvoiements de la direction russe, effectivement conformes aux “turbulences extérieures” qu’ils prétendent atténuer, et donc prisonniers d’elles. Quoi que puissent prétendre épisodiquement les Russes et Rogozine, il reste que la seule voie structurante actuelle, capable disons de tenter de contenir le désordre et les soubresauts des “turbulences extérieures”, sans pouvoir espérer les supprimer puisqu’il s’agit là d’un processus inéluctable (effondrement du Système), se trouve au sein de l’OCS telle qu’elle se renforce, comme l’a montré le sommet de la mi-juin.
L’époque est celle d’une tempête extraordinaire et les acteurs, complètement privés de réels pouvoirs d’influence, plutôt transformés en fétus de paille dans ces “turbulences”, doivent faire comme les marins dans cette occurrence, – et l’on parle de la marine à voile, la plus sûre à cet égard. Ils doivent se mettre “à la cape” pour limiter les dégâts… Se mettre “à la cape”, en Afghanistan pour les prochaines années, c’est plus favoriser le départ du bloc BAO et renforcer le rôle de l’OCS, qu’attribuer étrangement aux forces US une vertu structurante et apaisante qu’elles n’ont évidemment jamais eue.
Mis en ligne le 7 juillet 2011 à 05H26