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10862 mai 2007 — Un article du critique d’art du Guardian Jonathan Jones, du 1er mai, représente une ode à l’art américain, c’est-à-dire à l’art moderne ; donc, une ode à l’Amérique, toutes choses considérées par ailleurs (y compris celles de Bush & compagnie). Surtout, il constitue une remarquable percée au coeur de l’appréciation américaniste d’une partie de la gauche progressiste européenne. On comprend parfaitement, à la lecture de l’article, combien, pour cette sorte d’esprit, et dans un enchaînement presque mécanique :
• L’“art moderne” est l’art d’aujourd’hui par essence, quelque chose où le qualificatif (“moderne”) est tellement “presque aussi important” que le substantif, qu’il fait se demander s’il n’est pas, après tout, plus important.
• On est très vite convaincu de la validité de cette hypothèse lorsqu’il apparaît que le rapport entre l’“art moderne”, le “modernisme” et l’Amérique est, dans l’esprit de l’auteur, absolument évident :
« If you reject America and all its works you have to be suspicious of modernism. Conversely, to be modern is to be a little bit American.»
• Du coup, on comprend la sacralité de l’exercice imposé : “art moderne” égale modernisme égale Amérique, dans le sens qui vous importe. Par chance, GW Bush et tout ce qui l’accompagne, comme on l’a dit plus haut, n’est qu’un accident de passage ; on pourrait même faire l’hypothèse paradoxale que cette décennie épouvantable de la politique extérieure US recèle en vérité son contraire. Parlant de ce qu’il juge être l’affirmation unique de l’Amérique comme seule nation productrice de l’“art moderne”, le critique poursuit :
«Here's a paradox. Ten years ago, this story seemed to be ending. Yet here we are, deep into the worst decade in modern US history, and its art looks great. It would be absurd to think the grandeur of US art is a credit to George Bush. But he can't stop it, and hatred of him shouldn't blind us to it. What has happened is that certain artists have emerged as masters in the same league as those great names of the 50s. Brice Marden and Richard Serra were born in 1938 and 1939 respectively, and were contemporaries at Yale. Their abstract art is as strong as anything in the American heritage.»
Certainement, toute la logique et la perception du critique et de la thèse qu’il défend au nom de la gauche progressiste universelle, qu’on retrouverait aisément néo-libérale et néo-conservatrice, se trouvent dans ce passage :
«American art is great today because it's true to its past and proud of its history — proud of its Americanness. Does this mean anything, politically? To get close to the truth we need to look at our own prejudices. If you reject America and all its works you have to be suspicious of modernism. Conversely, to be modern is to be a little bit American. It doesn't do to take the course that always tempts the left: to choose to imagine that all really great American culture is critical of America. Bob Dylan once shocked European fans out of that fantasy by unfurling a giant stars and stripes. Obviously American art could only be American. Philip Roth may have won some new readers by producing a novel, The Plot Against America, that seemed to warn of American fascism, but get deeper into his oeuvre and you'll soon find how little he enjoyed living in Britain and how much he despises Jane Austen. Even radical US artists and writers are American, and believe their own culture has value. They're right.»
Partons d’un détail de cette citation. L’auteur parle de l’artiste moderne américain, c’est-à-dire l’artiste américain tout court (le qualificatif, on l’a vu, va tellement de soi qu’il impose le substantif). D’ailleurs, s’écartant du seul “art moderne”, il cite Bob Dylan puis Philip Roth, successivement un chanteur et un écrivain, — et, ce dernier (Roth), pas précisément du type “artiste moderne” comme les divers peintres dont il parle. A propos de Philip Roth, donc, il note :
«Philip Roth may have won some new readers by producing a novel, The Plot Against America, that seemed to warn of American fascism, but get deeper into his oeuvre and you'll soon find how little he enjoyed living in Britain and how much he despises Jane Austen.»
La question qui se pose est alors : Jane Austen est-elle encore un écrivain américain ? Et Edith Wharton, qui choisit de vivre et de mourir à Paris ? Et Dos Passos, Fitgzerald, Hemingway, lorsqu’ils étaient à Paris ? Et les écrivains et musiciens noirs dans les années 1940, les victimes du maccarthysme dans les années 1950, tous s’expatriant à Paris ? Et Henry Miller, qui dit puiser toute son inspiration de son Paris (Clichy) des années trente et réserva The Air-Conditionned Nightmare à l’Amérique ? Et Johnny Deep, qui vit en Provence avec une femme française et ne veut plus entendre parler de vivre en Amérique, est-il encore digne du qualificatif “américain” ? Et ainsi de suite.
Les réponses, toutes les réponses sont négatives, certes. Ces artistes sont un-american et, de cette façon ils ne sont pas modernes et, de cette façon, ils ne sont pas vraiment artistes… Il s’agit d’une sorte de “marché intellectuel”, de contrat si vous voulez, comme on en passe entre grands groupes adeptes de la globalisation. Tout cela ne peut être qu’américaniste sinon vous êtes exclus de l’art, de la notion d’art moderne. La clef de l’un va dans la serrure de l’autre et vice-versa.
«It's hard to be anti-American if you like modern art... […] To admire contemporary art is to admire America; anyone who believes differently is kidding themselves.»
Il s’agit du totalitarisme de la pensée moderniste et, dans elle, celui, particulièrement redoutable, du critique de l’art moderne. L’art moderne, ou “art américain”, ne doit pas être mis en cause dans son fondement (par exemple, en s’interrogeant : cette chiotte souillée mais exposée à New York à la Kent Gallery est-elle une œuvre d’art?). Elle est moderne et cela suffit. C’est une démarche idéologique. Le critique de l’art moderne est, par conséquent, le gardien du dogme autant que le gardien du camp de concentration moderniste. Il est toute vigilance, intransigeance et ainsi de suite.
De même, la CIA faisait-elle une démarche idéologique en soutenant, dans les années 1950, les poètes et les peintres avant-gardistes, les créateurs de ce que le critique d’art nomme l’“art moderne”. Il suffit de lire l’évocation magistrale de Frances Stonor Saunders (Who Paid the Piper ?, à propos duquel on trouve des réflexions sur ce site). Et tout cela n’est pas sans vertus cachées…
«On trouve parmi eux des hommes cultivés, des esthètes, à l'image de l'incroyable James Jesus Angleton, ami de Ezra Pound et de T.S. Eliot dans sa jeunesse, devenu chef des contre-espions à l'intérieur de la CIA, qui échafaude d'incroyables complots soviétiques et qui, à côté, vient en aide à des poètes et à des écrivains, sur fonds secrets. “Il était l'image parfaite de l'espion-poète, l'inspirateur de tant de mythes romantiques à propos de la CIA perçue comme une extension de la tradition littéraire libérale américaine.” (Saunders.)»
Il y a beaucoup de passion dans cette plaidoirie du critique Jonathan Jones. Cette passion, qui est nécessairement subjective, prétend s’employer sur des valeurs objectives. En gros, comme on l’a signalé plus haut, “‘art moderne’ égale modernisme égale Amérique, dans le sens qui vous importe”. L’artiste américain est nécessairement moderne et américaniste. Il dispose d’une vertu exemplaire. Tout s’équivaut : n’est “art moderne” qu’américain, et n’est moderniste qu’américain, — dans tous les cas “a little bit American”. C’est une condition sine qua non et cela s’appelle du chantage, — qu’il soit intellectuel ne fait qu’ajouter à la saloperie. Les pro-américanistes en sont là et la messe est dite. Quant à nous, à tout prendre, nous préférons James Jesus Angleton au critique d’art moderne, — car le flic des deux n’est pas celui qu’on pense.