Les missiles du colonel

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Depuis la guerre en Afghanistan des années 1980, celle que perdit l’URSS, la catégorie des missiles sol-air portables a acquis une fameuse réputation. L’évaluation générale de ce conflit accorde une place énorme au rôle de ces missiles livrés par les USA (par la CIA) aux rebelles et résistants islamistes, ou moudjahiddines (dont faisait partie ben Laden), – au temps où les USA mettaient en place toute l’infrastructure islamiste qui, quelques années plus tard, allait se déchaîner contre eux. On parle ici de l’efficacité meurtrière de ces armes contre les hélicoptères et avions d’appui rapproché soviétiques, qui constituaient la principale dimension d’intervention des Soviétiques contre la résistance. Il s’agissait de missiles US Stinger, qui commencèrent à être livrés en 1984-1985. L’efficacité de ces armes tenait au fait de leur maniabilité, de l’absence de logistique et de structures technologiques pour leur emploi, donc d'une “opérationnalité” assez rustique. Elle a été présentée, cette efficacité, comme quasiment instantanée et nécessitant un très petit nombre d’engins, parce qu’elle engendra très rapidement un effet direct (près d’une centaine d’hélicoptères et d’avions d’appui rapproché soviétiques détruits, mais aussi quelques transports), et un effet indirect beaucoup plus puissant (paralysie et suppression des tactiques efficaces d’appui feu des Soviétiques, par crainte des pertes). Le 26 février 1987, le général Larry Welch, chef d’état-major de l’USAF, déclarait devant une sous-commission du Congrès qu’«un certain nombre de [missiles sol-air portables] Stinger, entre 150 et 300, ont absolument balayé les forces aériennes soviétiques du ciel afghan».

Aujourd’hui, c’est la Libye qui est au centre des préoccupations à cet égard. Un article paru hier 7 septembre 2011 sur le site de CNN.News donne des détails inédits et des précisions intéressantes sur le trafic qui s’est établi autour de l’arsenal libyen, disséminé dans de très nombreux sites en général sans protection ni contrôle, et qui contient, ou contenait, autour de 20.000 missiles sol-air portables d’origine russe. Une équipe de CNN a enquêté sur place, en coopération avec Human Right Watch, et a constaté la disparition de nombreux missiles. Il s’agit de missiles russes SA-7, d’une vieille génération, et SA-24 Grinch, ou Igla-S, beaucoup plus récents et modernes, sans aucun doute de capacités supérieures au Stinger utilisé en Afghanistan dans les années 1980.

«A CNN team and Human Rights Watch found dozens of empty crates marked with packing lists and inventory numbers that identified the items as Igla-S surface-to-air missiles. The list for one box, for example, written in English and Russian, said it had contained two missiles, with inventory number “Missile 9M342,” and a power source, inventory number “Article 9B238.” […]

»Peter Bouckaert, Human Rights Watch emergencies director, told CNN he has seen the same pattern in armories looted elsewhere in Libya, noting that “in every city we arrive, the first thing to disappear are the surface-to-air missiles.” He said such missiles can fetch many thousands of dollars on the black market. “We are talking about some 20,000 surface-to-air missiles in all of Libya, and I've seen cars packed with them.” he said. “They could turn all of North Africa into a no-fly zone.”»

La nouvelle rappelle que cette préoccupation des armements récupérés en Libye, essentiellement pour leur disposition par des groupes terroristes, est largement partagée par divers officiels US et européens. Elle a été réaffirmée publiquement le 6 septembre, au cours d’une conférence qu’il a donnée, par John Brennan, conseiller du président US pour le contreterrorisme et en principe coordinateur central de toutes les actions antiterroristes US. Brennan a cité à deux reprises cette questions des missiles sol-air portables en Libye, observant que les actuelles “autorités” libyennes (le CNT) n’avaient aucun contrôle sur les sites contenant ces armements. CNN.News rappelle quelques autres interventions.

«Gen. Carter Ham, chief of U.S. Africa Command, has said he's concerned about the proliferation of weapons, most notably the shoulder-fired surface-to-air missiles. He said there were about 20,000 in Libya when the international operation began earlier this year and many of them have not been accounted for. “That's going to be a concern for some period of time,” he said in April.

»Gilles de Kerchove, the European Union counterterrorism coordinator, raised concerns Monday about the possibility that al Qaeda in the Islamic Maghreb, based in North Africa, could gain access to small arms, machine guns and surface-to-air missiles. […]

»The governments of neighboring Niger and Chad have both said that weapons from Libya are already being smuggled into their countries, and they are destined for al Qaeda. They include detonators and a plastic explosive called Semtex. Chad's president said they include SA-7 missiles…»

Il est vrai que, depuis la guerre en Afghanistan des années 1980, la gloire des missiles sol-air portables (les Stinger US, dans ce cas) est assurée ; jamais la réputation d’un armement moderne adapté aux conditions de guérilla n’a été aussi grande, et certainement avec d’excellentes raisons tant fut déterminante l’efficacité de ces armes en Afghanistan. Les Russes en ont eux-mêmes témoigné depuis, considérant effectivement le Stinger comme un des facteurs principaux de leur défaite.

Depuis ce conflit, le missile sol-air portable est un des principaux sujets de préoccupation des experts et agents de sécurité de pays impliqués dans des guerres d’une sorte relevant de la guérilla d’une façon ou d’une autre. D’autre part, les leçons de l’Afghanistan-1980 ont été évidemment tirées par la bureaucratie militaire et les industries d’armement et de très nombreuses et efficaces contre-mesures ont été mises en place. Cela explique en partie que, depuis l’Afghanistan-1980, les mêmes missiles n’ont plus guère joué de rôle dans les très nombreux conflits hybrides, type-guérilla, qui ont proliféré, et encore plus depuis 9/11. (Il restait de nombreux Stinger disponibles chez les islamistes après l’Afghanistan, au point que la CIA lança un programme de récupération de ces missiles par rachat qui lui coûta près d’un $milliard.)

Mais la réputation de l’Afghanistan-1980 est restée très grande, et elle a même décuplé dans ces milieux vivant dans un état de paranoïa permanent. Lorsque, très récemment, un CH-47 Chinook transportant un contingent d’une grosse vingtaines de SEAL des forces spéciales US a été abattu en Afghanistan, la paranoïa a réapparu. Bien que le CH-47 ait été abattu, selon la plus extrême probabilité, par un coup heureux d’une roquette tirée par un antique RPG7, les hypothèses autour de l’emploi des missiles sol-air portables ont ressurgi et ont été largement développées au sein de la bureaucratie militaire, avec de nouvelles interrogations sur de nouvelles formes de prévention. Il s’agit de l’autre paranoïa, complémentaire de la première, sous la forme d’une attention extraordinaire portée à la protection des forces amies selon la doctrine du “zéro-mort”, attention effectivement de type paranoïaque. (Cela conduit à des dispositifs de protection aberrants par leur contre-effets indirects, souvent paralysants, voire paradoxalement dangereux dans les conditions opérationnelles, et entravant souvent gravement, d’une façon générale, l’efficacité des opérations.)

La première chose qui est à prévoir de cette “alerte” à la disparition des missiles sol-air portables libyens est moins la possibilité de résultats opérationnels immédiats et catastrophiques, que l’aggravation exponentielle de la perception existante d’ores et déjà de la possibilité de tels événements. Le résultat sera, est d’ores et déjà, le développement de tout un dispositif supplémentaire de protection, de restriction, etc., qui va encore plus gravement handicaper l’activité des forces du bloc BAO. De même, ce qui est perçu comme une grave menace va être mis, si ce n’est déjà fait, au débit des autorités qui ne parviennent pas à empêcher les récupérations et les vols de missiles sur les territoires qu'elles devraient contrôler, par des groupes clandestins de tendance terroriste. C’est le cas vis-à-vis du CNT libyen, et aussi des soupçons américanistes-occidentaux à l’encontre de certains groupes et tendances islamistes au sein des rebelles libyens. L’effet de cette affaire est d’abord de communication, mais il est considérable dans un domaine (affectant la psychologie) qui pèse d’un poids monstrueux dans la détermination des politiques et des opérations militaires. Là-dessus, si, effectivement, un action de transport ou un hélicoptère était abattu avec un de ces missiles, on peut imaginer la profondeur et la vigueur dont se nourrirait encore plus cette paranoïa. Pour ces seules mais impératives raisons, la nouvelle, – éventuellement la narrative si la chose est exagérée mais qu'importe, – de la récupération de ces missiles vers des groupes clandestins terroristes est une fameuse défaite (psychologique, c’est l’essentiel) pour les forces de sécurité du bloc BAO.


Mis en ligne le 8 septembre 2011 à 08H06