Les mots magiques de la propagande

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Les mots magiques de la propagande

Dans son ouvrage «Propagandes» paru en 1962, Jacques Ellul observait qu’il y avait peu de différences entre la propagande des dites «démocraties» et celle des dites «dictatures» (1) : mêmes méthodes, pratiques et objectifs. La seule grande distinction qu’il établissait était que dans les démocraties parlementaires, la propagande à visée intérieure était tenue par quelques grands groupes médiatiques et non par l’État directement ! Ces conglomérats médiatiques s’alignaient par ailleurs sur les directives gouvernementales pour les questions de politique extérieure, au nom de l’intérêt général de la nation. Cette analyse ne semble pas avoir 53 ans, tant les mass media of communication, hors internet, ne parlent que d’une seule voix dans certains domaines. Par contre, l’explication donnée d’un alignement par «intérêt national» est surannée, car celui-ci n’existe plus en pratique et sa capacité mobilisatrice est devenue faible.

Dans ce livre, Ellul insiste sur le fait que la propagande n’est pas un mensonge (sinon ce serait de la désinformation), mais une information qui provoque chez le propagandé une action et non une réflexion. Elle s’appuie sur des mots vidés de leur sens qui produisent des réactions affectives. D’où l’expression «mots magiques», en référence aux formules des anciens mages zoroastriens détournées de leur contexte par des personnes voulant les utiliser à des fins opérationnelles.

Il rappelle quelques faits intéressants, comme l’impossibilité pour un État moderne de subsister sans propagande ; que ce sont des démocraties parlementaires (France, États-Unis,…) qui l’ont créée (les plus démocrates d’entre nous peuvent la considérer comme leur golem) ; ou bien la difficulté de lutter contre elle, sans en faire soi-même, tant ces techniques sont efficaces. Pour lutter contre la propagation de la manipulation des concepts, nous allons redonner un peu de complexité à certains « mots magiques ».

Lors d’un précédent article, nous avons relevé l’inadéquation de l’usage du terme « terrorisme », par rapport à son sens étymologique, en montrant que techniquement seuls les média sont terroristes ! De nombreux autres concepts renvoient à des images simplistes qui nient leurs sens véritables : Liberté, Égalité, Progrès, Humanisme, Sharî’a, Crise, etc. Ils génèrent des sentiments, bons ou mauvais, qui provoquent une position défensive ou une fermeture d’esprit vis-à-vis de ceux qui osent les discuter.

• La Liberté et l’Égalité ont de multiples sens religieux, politiques et juridiques qui poussent à des discussions sans fin, notamment sur leurs limites ou leur possible antinomie (la liberté pousserait à la loi du plus fort, donc à l’inégalité ; ou pour rendre les individus véritablement égaux, il faudrait les empêcher d’avoir des libertés,…).

• Le Progrès, l’absolu du XIXème siècle, a été porté par le positivisme, mais ce dernier s’est essoufflé, d’où l’utilisation actuelle du terme « Changement » aussi vague dans son objectif qu’insipide dans son contenu. Le moyen (Changement) remplace la finalité (Progrès), comme la Tactique tend à se substituer à la Stratégie...

• L’Humanisme s’oppose au Déisme (ou croyance en un Dieu). Il est absurde que des croyants s’en revendiquent, car il place l’Homme et non Dieu au centre de l’univers.

• La (sic) Sharî’a, qu’on peut traduire par «interprétation philosophique de la Loi divine » ne peut être précédée par l’article défini “la”, puisqu’il n’existe aucune unicité d’interprétation et que cela fait fi des milliers de conflits juridico-religieux de l’islam (chaque juriste ayant sa propre sharî’a !).

On voit que l’entreprise d’«abolition du sens des mots», selon la formule de Léon Bloy, se poursuit. Est-ce un hasard que ceux qui luttent contre cette «abolition» mettent en avant des convictions religieuses et/ou une volonté de réagir face aux abus du modernisme (donc qualifiés par le mot magique à usage souvent péjoratif de «réactionnaires»)?

Cela nous amène au terme «crise» souvent employé à mauvais escient. Krisis en grec signifie «décision à prendre lors d’une période où les enjeux sont importants». Lorsque «crise» est employé par les politiques ou leurs soutiens mainstream, il signifie surtout une période où l’économie est au plus bas. Mais loin d’entraîner des décisions, la magie de ce mot appelle à la passivité populaire, car cette catastrophe pourrait se propager. Priez pour qu’elle ne vous touche pas et laissez-nous gérer, disent-ils en substance! Cette crise réelle ou supposée de l’économie nous terrifie et nous empêche d’agir. Lorsqu’ils évoquent une «crise de l’autorité», il s’agit d’un appel à respecter et suivre leurs injonctions. Cela explique l’omniprésence de ce terme chez les pseudo-gouvernements et surtout la volonté que la crise (dans son sens moderne) soit perpétuelle! En effet, il ne faut pas être expert dans l’étude des marchés, ni en psychologie pour savoir que la confiance est un des moteurs de l’humain et que la relance économique, si elle est vraiment nécessaire, se produira plus facilement s’il n’y a pas de crainte du futur. L’objectif de l’emploi de ce mot est ici de maintenir les individus dans un état léthargique pour les rendre incapables de révolte. Cette propagande pousse donc à l’inaction.

Par contre, lorsque des dissidents emploient ce mot magique, ils invoquent le besoin de décisions individuelles ou collectives pour retourner à un monde plus sain: celui d’une grandeur spirituelle, morale, etc. Le terme «crise» pousse ici à agir contre l’autorité temporelle pour limiter ou mettre fin au désordre de ce monde. Ainsi, il retrouve son sens étymologique, puisque la prise d’une bonne décision permettra de se sortir de cette épreuve crisique.

Ismaël Malamati

Note

(1) Selon les terminologies de la Guerre froide. Aujourd’hui on emploierait l’expression de «régime autoritaire», à croire que les autres gouvernants n’aiment pas et ne favorisent pas leur propre autorité! Le régime autoritaire désigne peut-être en fait un gouvernement qui assume cette volonté d’autorité...