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6048 août 2003 — L’excellent chroniqueur Jim Lobe (de Inter Press Services et atimes.com notamment) s’est fait une spécialité d’analyser les structures, l’évolution, le mode de fonctionnement des milieux néo-conservateurs. Il le montre encore une fois avec deux textes qu’il publie coup sur coup (par ailleurs, nous reprenons pour notre compte, avec les réserves d’usage, la publication de ces deux textes) :
• Un texte sur l’influence des neocons au Pentagone, sous le titre : « How neo-cons influence the Pentagon ... » Une analyse impeccable et implacable, pleine de très intéressantes précisions, sur la structure d’influence des néo-conservateurs.
• Un texte sur l’incroyable Jim Bolton, sorte d’ayatollah imposé par les néo-conservateurs au coeur du département d’État, notamment pour marquer Colin Powell. Bolton est une pièce rattachée aux néo-conservateurs, puisqu’il vient de l’entourage de l’archi/hyper-droitiste Jess Helms, sénateur jusqu’en 2002, hyper-radical de la droite dure, également corrompu notoire de l’industrie du tabac de la Caroline. Titre du texte de Lobe : « Hawk nests in the State Department »
D’autre part, Lobe s’est trouvé un complice (une complice), l’ancienne lieutenant-colonel de l’USAF Karen Kwiatkowski, qui a quitté le service actif en avril dernier après trois années passées au Pentagone, où elle a terminé en travaillant avec David Feith, au coeur du “nid” néo-conservateur au Pentagone. Kwiatkowski va devenir une commentatrice à suivre des avatars des néo-conservateurs, avec une sorte d’aura de “défecteur” (comme il y avait des “défecteurs” passant de l’URSS à l’Ouest in illo tempore). (Voir notamment, pour mieux connaître Kwiatkowski, un de ses récents textes sur le site Lew Rockwell au titre également très marqué : « Occupied America. ». Kwiatkowski n’est d’ailleurs pas politiquement neutre, simplement outrée du comportement des néo-conservateurs. Elle a des conceptions très marquées, de type libertarien, favorables à un gouvernement minimal et au libre-échange intégral, ce qui la place en opposition aux néo-conservateurs et à l’administration GW, qui sont complètement favorables à un gouvernement important, à l’interventionnisme du gouvernement, et donc hostiles au vrai libre-échange.)
Ce que nous montrent encore mieux les textes de Jim Lobe, c’est la capacité exceptionnelle des néo-conservateurs à établir une puissance d’influence sans précédent (pour un groupe de si faible importance), grâce aux réseaux, aux amitiés, aux positions stratégiques, etc. Cela nous conforte dans le jugement que nous avons sur l’émergence de ce mouvement, que nous jugeons beaucoup plus marqué par ses capacités d’influence, d’affairisme jusqu’à la corruption, que par son aspect idéologique, — jusqu’au point où nous nous demandons si ce n’est pas le système qui a investi les néo-conservateurs plus que le contraire, comme on le juge d’habitude. L’idée est que l’heure d’une politique radicale serait venue pour le système après 9/11 et les néo-conservateurs faisaient alors fort bien l’affaire, — bref, les néo-conservateurs paradoxalement comme “idiots utiles”.
Ci-dessous, pour étayer cette thèse, nous publions le texte Analyse déjà publié dans notre Lettre d’Analyse de defensa, Volume 18, n°18 du 25 juin 2003.
Le principal phénomène politique dans le Washington de G.W. Bush, c'est le phénomène de l'influence du groupe des néo-conservateurs. Voici notre tentative d'explication: qui sont-ils et que veulent-ils.
Qui n'a pas écrit son article “de fond” sur les néo-conservateurs américains ? Nous, et nous rectifions cela aussitôt. Parlons donc des néo-conservateurs américains. (neoconservatives en langue états-unienne, neocons en abrégé et sans intention de nuire.)
Nous allons tenter de définir ce mouvement, son importance, sa place dans la détermination de la politique américaine, la structure de son action. Les personnalités neocons sont connues : Kristoll, Kagan, Perle, Ledeen, Max Boot, l'ancien directeur de la CIA James Woolsey, etc ; Wolfowitz et Feith au Pentagone (Rumsfeld en est proche mais n'en est pas), Libby comme adjoint du vice-président Cheney, John Bolton au département d'État, etc.
Le mouvement est d'une extraordinaire habileté dans le maniement et l'investissement des médias, avec un ensemble de moyens et de réseaux d'influence d'une remarquable efficacité. L'hebdomadaire Weekly Standard est la publication par excellence des neocons, ce qui implique que le “magnat de la presse” australo-américain Rupert Murdoch soutient à 100% le mouvement (Murdoch a soutenu à fond la guerre contre l'Irak) ; National Review en est proche, ainsi que le New York Post, le Wall Street Journal, la chaîne TV d'info Fox News (Murdoch également) et ainsi de suite. L'Institut AEI (American Enterprise Institute) est le think tank des néo-conservateurs, et Benador Associates (Eleanor Benador) est le cabinet de relations publiques qui fait la promotion de tout ce beau monde. Depuis dix ans au moins, en tant que groupe constitué, les neocons poursuivent leurs entreprises diverses, tendant toutes à un renforcement maximaliste et une utilisation sans frein de la puissance américaine. Les neocons sont très proches de la droite israélienne Likoud, avec des liens organiques chez certains d'entre eux (Richard Perle possède des parts du Jerusalem Post et fait partie du conseil d'administration).
(On trouvera sur notre site dedefensa.org un ensemble de textes d'information et d'analyse sur l'histoire et l'activité du groupe néo-conservateur. Voir notamment notre rubrique ''Notes de Lecture'', 2 octobre 2002.)
Poursuivons par un paradoxe qui doit inspirer notre analyse de bout en bout parce qu'il va au coeur du mystère d'un pouvoir (l'américain) en même temps qu'il éclaire une époque mystérieuse (la nôtre). D'une part, les neocons sont présentés comme extraordinairement, intensément idéologisés ; d'autre part, ils triomphent dans une époque qui se caractérise elle-même, soit par l'absence de bataille d'idéologies, soit par la négation de l'idéologie, soit par la fin des idéologies. Cela nous conduit à quelques questions :
• Les neocons ont-ils vraiment une idéologie, et une nouvelle idéologie ?
• Les neocons croient-ils à l'idéologie ?
• Est-ce grâce à l'idéologie que les neocons ont triomphé ?
... Car, bien sûr, ils ont triomphé à Washington, et c'est par là que nous devons commencer. Le triomphe d'influence des néo-conservateurs, — influence directe (avec des gens comme Wolfowitz, Faith, Libby, Bolton) et indirecte (autour de l'administration), — est un phénomène politique qui a peu de précédent à Washington. A première vue, on croirait que les neocons possèdent tout ce qui, selon les habitudes traditionnelles de la vie politicienne de Washington, ne fait pas le succès politique, et même le contrecarre. Ils n'ont aucune base politique sérieuse selon les normes américaines (aucun élu chez les neocons), ils sont évidemment extrémistes par rapport au courant “mainstream” habituel au monde politique, ils sont souvent très intellectuels, peut-être même suspects d'intellectualisme, dans tous les cas dans leurs origines. Par contre, ils ont toutes les “vertus” modernistes qui font le succès politique aujourd'hui : les contacts et la technique de manipulation des réseaux d'influence, médiatiques et autres, le maniement du mensonge dans un but de reconstruction de la réalité (sans cynisme, avec conviction), la capacité d'idéologiser des matières qui ne le sont pas naturellement (par exemple, il existe une idéologisation des missiles antimissiles). Notre première remarque à ce point est que le succès des neocons à Washington est plus la marque du succès du postmodernisme par rapport (par opposition) à la conception traditionaliste (désormais archaïque) de faire de la politique, — même si, évidemment, on retrouve chez l'un ou l'autre politicien traditionaliste telle ou telle marque postmoderniste qu'on trouve chez les néo-conservateurs.
L'un des signes les plus évidents de. la capacité postmoderniste des neocons à “reconstruire la réalité” et à manier le mensonge comme un instrument de marketing politique, — leur capacité virtualiste si l'on veut, cette marque indubitable du postmodernisme, — on le trouve dans le nom qui les désigne. Les néo-conservateurs (littéralement “nouveaux conservateurs”) ont accepté ou suscité une étiquette qui est une complète tromperie. On connaît bien aujourd'hui leur origine idéologique, directe ou indirecte, qui est marquée par la doctrine d'extrême-gauche trotskiste, et, encore plus, par l'état d'esprit qui préside à cette doctrine. (Ce constat général n'est pas si étonnant qu'il y paraît. Il y a toujours eu une étrange proximité, ou une proximité révélatrice, entre “l'état d'esprit” américaniste et l'état d'esprit trotskiste, marqué notamment par un réel succès de ce mouvement aux Etats-Unis de la fin des années 1920 (départ d'URSS de Trotski) à la fin des années 1940. Trotski lui-même avait une certaine proximité avec les Américains, allant jusqu'à confier sa sécurité à des groupes de gardes du corps venus du trotskisme américain lorsqu'il vivait à Mexico.)
L'état d'esprit dont on parle est caractérisé, dans sa traduction idéologique, par le concept trotskiste de “révolution permanente”. Ce concept est très proche dans sa perception structurelle, de celui de l’hyper-libéralisme qui se réalise dans la globalisation, notamment avec l'idée de “destruction créatrice”. Dans les deux cas, il s'agit d'une poussée systématiquement déstructurante, une attaque contre les structures en place, une destruction de l'ordre existant pour que s'installe un “nouvel ordre” que cette sorte de pensée prévoit conforme à sa propre conception des choses. Les neocons développent cette approche, c'est aujourd'hui connu (leur volonté d'attaquer l'Irak s'appuie sur l'idée qu'en brisant les structures du régime de Saddam Hussein, ils font place nette pour l'installation de la bureaucratie). Diverses remarques de GW Bush ont montré combien cet esprit simple était sensible à l'idée très radicale de faire tabula rasa, de détruire l'ordre existant pour que s'installe, sous l'oeil vigilant du Seigneur, l'ordre nouveau évidemment américaniste.
On voit donc que la seule caractéristique idéologique sérieuse des neocons est une caractéristique de forme, pas de fond. Cette caractéristique permet une extraordinaire prolifération d'utilisation, ce qui est caractéristique des concepts soi-disant “idéologiques” actuels. C'est une caractéristique appuyée sur le mensonge utilisé comme outil de montage (la manipulation mensongère la plus flagrante des neocons est bien dans le fait de se désigner et de se faire désigner comme des conservateurs : l'état d'esprit déstructurant d'origine progressiste qui les définit est sans doute la seule caractéristique dont on peut dire qu'elle est totalement antinomique du conservatisme réel, qui est une conception nécessairement appuyée sur la tradition, c'est-à-dire sur l'existence de structures enracinées) ; c'est une caractéristique qui s'affirme comme celle du mouvement créateur sous toutes ses formes, c'est-à-dire qui peut aisément passer pour progressiste et révolutionnaire aussi bien que pour messianique, dans l'instrumentation de la politique proposée ; c'est une caractéristique qui propose tout cela comme un habillage virtualiste, ce qui permet de charger de manipulations et d'intérêts divers les actions entreprises au nom de cette caractéristique (une guerre aussi évidemment d'inspiration neocon que la guerre contre l'Irak peut être présentée avec autant de bonheur comme révolutionnaire, comme économique [pétrole], comme anti-terroriste, comme impérialiste, comme morale, etc.).
Dans ce tableau des néo-conservateurs, ceux-ci apparaissent comme complètement postmodernes, puisqu'ils ne sont tenus par aucune obligation de vraisemblance, de cohésion, de logique, de responsabilité.
On est conduit à conclure de la description de I’“idéologie” des neocons autant que des activités de ses principaux acteurs qu'elle fournit une apparence d'idéologie n'entraînant aucune contrainte particulière. C'est évidemment le cas d'une idéologie privilégiant la forme sur le fond : il s'agit de se sentir idéologisé, c'est-à-dire de croire sa pensée tenue à un cadre rassurant par son apparente fermeté, comme une plante à un tuteur. A partir de là, on comprend que le champ est libre pour la pensée. Les neocons ne sont tenus à rien de fondamentalement contraignant, et ce qu'il y a de trotskiste en eux s'est habilement débarrassé des lourdes contraintes des préceptes révolutionnaires. Les neocons peuvent donc vagabonder, et c'est la recette de leur succès.
La principale vertu des neocons a été une vertu de publiciste. Il y a eu une incontestable réussite dans la façon de saisir l'opportunité de l'attaque du 11 septembre 2001, pour en faire le véritable flambeau d'une “croisade” américaniste, avec en filigrane cette affirmation radicale : puisque nous ne pouvons réellement espérer nous garantir contre cette sorte d'attaque, nous allons américaniser le monde jusque dans ses tréfonds pour que tous les citoyens du monde se sentent également concernés dans cette mission de se défendre contre cette sorte d'attaque, voire, plus encore, se sentent inspirés jusqu'à faire en sorte, par leur comportement et leur organisation sociale, qu'une telle idée d'une telle attaque ne germe plus jamais dans leurs rangs.
On a souvent évoqué l'idée de quelque chose qui s'apparente à un “coup d'État” dans la façon des néo-conservateurs de s'installer aux points stratégiques de la machine de sécurité nationale américaniste, et d'inspirer irrésistiblement son orientation, avec en appui décisif une exceptionnelle capacité d'utiliser des réseaux de communication. Mais la description suffit à répondre à l'hypothèse et à constater qu'il n'est nul besoin de “coup d'État”, là où il n'y a pas d'État mais des groupes d'intérêts représentés par des bureaucraties, — et qui tient les bureaucraties tient l'ensemble. Nombre des individualités néo-conservatrices ont une immense expérience et une pratique redoutable des affrontements bureaucratiques (Richard Perle est l'exemple qui vient à l'esprit, notamment son histoire au sein de l'administration Reagan où il l'emporta haut la main contre son ennemi juré, Richard Burt, du département d'État [voir notre rubrique Contexte, Vol18, n°03], et aussi sur ce site). Ce qui caractérise les néo-conservateurs, quelles que soient leurs origines, n'est ni leur expérience révolutionnaire, ni leur expérience de comploteur, mais leur expérience bureaucratique.
On a ainsi une approche générale qui nous explique que les néo-conservateurs ont pris, sans coup férir, quelques citadelles et quelques points d'appui essentiels pour établir la position de force où on les voit aujourd'hui. Ils n'ont pas “conquis” l'establishment au sens d'un coup de force ni ne l'ont investi de quelque façon “illégale” que ce soit par rapport aux règles générales (quoique non-écrites) de cet establishment. D'ailleurs, leur expérience, leur notoriété, -leur position au sein de l'appareil américaniste, nous confirment sans le moindre doute que nous n'avons pas affaire à des imposteurs, à des agresseurs du dehors. Les néo-conservateurs sont actifs en tant que tels depuis la fin des années 1970, ils étaient au pouvoir dans les administrations Reagan et Bush-I, ils se sont tenus prêts durant les années-Clinton. Tout juste pourrait-on accepter l'hypothèse que leur intervention et leur installation au centre du pouvoir ont surpris l'establishment, peut-être même cela l'a-t-il terrifié, peut-être encore certains milieux importants de cet establishment se lamentent-ils de cette position occupée aujourd'hui par les néo-conservateurs et de la politique que cela conduit à suivre. La question se pose alors de savoir si les critiques des néo-conservateurs ont raison, par rapport aux intérêts et à l'orientation générale, aujourd'hui, de la machine américaniste. C'est-à-dire que la question est désormais ouverte de savoir si l'investissement des néo-conservateurs est plus critiquable que les arguments que les adversaires des néo-conservateurs avancent contre eux. C'est en venir à un débat désormais connu : les néo-conservateurs ont-ils vraiment imposé une rupture de la politique de sécurité nationale ?
L'affirmation de la puissance américaine ne date pas du 11 septembre 2001. L'expression de “hyperpuissance” (Hubert Védrines), qui symbolise bien l'état de cette politique, est apparue en 1998. Depuis 1995-1996, depuis l'intervention américaine dans le processus des Balkans (accords de Dayton), depuis l'affirmation nationaliste à l'occasion des Jeux Olympiques d'Atlanta, depuis la réélection de Clinton dans ce climat d'affirmation de puissance, depuis l'élargissement de l'OTAN imposé aux alliés, etc, la politique extérieure américaine est devenue celle de l'affirmation générale de sa puissance. Sous Clinton, on parlait déjà de “néo-wilsonisme” (le Kosovo en fut la démonstration), et si l'on parle aujourd'hui d'un “néo-wilsonisme” agressif soutenu par une doctrine stratégique d'attaque préemptive, l'attaque de septembre 2001 justifie largement cette évolution très logique.
Dans ce cas, dans cette appréciation hypothétique de la puissance américaine, les néo-conservateurs ne sont plus vraiment une surprise et ils ne sont pas si déplacés. Ils mettent en cohérence idéologique, ils idéologisent effectivement une tendance de la machinerie américaniste à développer une politique radicale de pan-expansionnisme. (C'est-à-dire, une politique expansionniste qui porte sur tous les domaines, jusqu'à vouloir imposer aux espaces investis par l'expansionnisme un modèle à la fois économique, social, culturel, politique, etc, qui reflète le système de l'américanisme ; d'ailleurs, la globalisation lancée par Clinton est déjà une poussée pan-expansionniste. [Sur le “pan-expansionnisme” américain, voir notre rubrique Analyse, VoI18, n°02]) L'extraordinaire succès des néo-conservateurs devient un épisode naturel dans la logique de l'évolution de la politique américaine, toujours dans le même sens expansionniste, depuis 1989-91 et la fin de l'Union Soviétique.
Cette hypothèse sur l'émergence des néo-conservateurs nous conduit irrésistiblement à une autre question, pour savoir qui se sert de qui dans cette partie. Le destin de Richard Perle est intéressant à observer à cette lumière.
Il faut savoir d'abord que, selon des sources concomitantes, qui confirment une situation qu'on peut constater depuis plusieurs semaines, Richard Perle semble être entré dans une sorte de disgrâce ou, à tout le moins, dans une période de purgatoire. Jusqu'à la mi-mars, Perle était partout. C'était le manipulateur, l'éminence grise, plus que jamais le Prince of Darkness, à la fois déchargé de toute réserve qu'impose un poste officiel, pourtant à la tête du tout-puissant Defense Policy Board (DPB) qu'on avait découvert à l'été 2002 comme étant une sorte d'organisme secret inspirant la politique extérieure et de sécurité des États-Unis. Puis il y eut ce vilain article (non, excellent, mais terrible pour Perle) de Seymour Hersh, le 8 mars dans The New Yorker (voir aussi sur notre site). Voilà que le Prince of Darkness y apparaissait comme un vulgaire combinard, tentant de monnayer auprès de personnages louches mais à la tête de puissantes affaires sa position privilégiée. Il y eut quelques échanges, protestations, soi-disant contre-attaques de Perle, mais, parallèlement, après sa démission de la présidence du DPB, sa disparition progressive du front des nouvelles du jour : plus d'éditos, de commentaires, d'interviews sinon de façon épisodique. Aujourd'hui, dit une source, il apparaît que « Richard Perle a été sacrifié mis sur le côté pour un temps. On veut qu'il se fasse plus discrets. On n'aime pas les casseroles qu'on lui a découvertes. »
C'est une déception pour ceux qui voyaient en Perle une sorte de sombre ascète du radicalisme patriotard, un moine de l'extrémisme américaniste, bref pour ceux qui, adversaires ou partisans de sa politique, conservaient une image romantique de lui. En fait, nous découvrons que Perle, et avec lui les néo-conservateurs, sont tous parfaitement intégrés au système, jusqu'à en épouser les pires travers. A côté de leur activisme politique, de leur engagement idéologique, ils sont affairistes, adeptes des relations publiques aussi bien pour leurs buts politiques que pour leurs intérêts personnels, dans la plus pure tradition américaniste. On ajoutera enfin la durée : les néo-conservateurs sont actifs en tant que tels depuis 1973 (guerre du Yom Kippour) et ils ont été au coeur de toutes les actions bureaucratiques importantes depuis cette époque.
D'où la question : qui a investi l'autre ? Les neocons ont-ils réussi à investir la machine américaniste ou est-ce la machine américaniste qui s'est emparée, leur tour étant venu, de ces neocons dont on pourrait découvrir un jour qu'ils ont joué le rôle d’“idiots utiles”. Ce n'est pas nouveau : la chose s'est produite avec Joseph McCarthy, en 1951-54 (McCarthy ne représentait aucune tendance particulière sinon un intérêt pour une publicité politique. Par contre, il est manifeste que son action fut instrumentée par l'État de sécurité nationale mis en place par Truman. McCarthy dura jusqu'à ce qu'il commit l'erreur de s'attaquer à un pilier de la puissance qu'il représentait sans le savoir : l'U.S. Army. Il fut alors prestement éliminé, de façon radicale, isolé au Congrès, complètement marginalisé, jusqu'à sombrer dans l'alcoolisme et jusqu'à son suicide en 1956.)
Nos lecteurs comprennent que nous privilégions évidemment la deuxième option, nous appuyant notamment sur le fait que ces néo-conservateurs sont si parfaitement intégrés dans les rouages de la machinerie américaniste, et si habiles à en utiliser les mécanismes, qu'ils n'ont nul besoin de l'investir de quelque façon que ce soit, c'est-à-dire de façon “illégale”. Par contre, s'ils apparaissent au premier plan comme ils le font aujourd'hui, c'est qu'ils correspondent à un besoin de cette machine américaniste. C'est là un point central de notre argumentation : loin de constituer un “accident”, une poussée brutalement radicale, voire une sorte d'attaque révolutionnaire au coeur du système, les néo-conservateurs apparaissent sur la scène washingtonienne avec une certaine logique.
D'abord, ils ne sont pas l'illustration d'une brutale rupture avec ce qui a précédé (le clintonisme). Ils ne sont pas loin d'être des “clintoniens sans Clinton” un peu radicalisés (et le 11 septembre 2001 justifie cela). Outre leur legs trotskiste, ils sont souvent d'origine libérale et démocrate, de la tendance du sénateur Jackson (Perle fut l'adjoint du sénateur Scoop Jackson dans les années 1969-76 et il n'a jamais abandonné son affiliation de démocrate, par fidélité à Jackson). Ils ont soutenu l'attaque contre le Kosovo, qui pourrait figurer en toute justice comme la première guerre préventive de notre temps historique, une guerre sans soutien de l'ONU et une attaque contre la souveraineté nationale.
Ce qu'apportent les néo-conservateurs, comme on peut le mesurer aujourd'hui, plus de 18 mois après leur apparition sur le devant de la scène politicienne et Washington, c'est une “rationalisation” pratique et, somme toute, efficace, de l'irrésistible tendance de la machine américaniste au pan-expansionnisme. L'idée générale qu'on perçoit, qu'on devine dans tous les cas implicite, est que rien ne vaut à cet égard un habillage idéologique comme celui que nous offrent les néo-conservateurs, avec les références intellectuelles pompeuses qui vont avec (Trotski, Leo Strauss, etc). Le raisonnement derrière cette sorte de dynamique est qu'elle conduit aux regroupements, qu'elle force les uns et les autres à se prononcer, à prendre position, et que, en général et tenant compte de la puissance que montre le système en action, elle devrait conduire également au renforcement de la pénétration et de l'influence du système dans les cercles dirigeants. (Si ce n'est pas le cas, c'est qu'alors il faudra envisager qu'il existe un sérieux problème dans cette évolution politique, idéologique et militaire du système. Mais c'est, justement, un autre problème.)
“Idiots utiles” ? Eh bien, oui, après tout. L'intérêt des néo-conservateurs pour le système est que leur présence et leur activisme donnent une dimension idéologique, presque une réputation acceptable, à la politique irrésistiblement pan-expansionniste de la machine. Ils sont la feuille de vigne idéologique de l'Amérique pan-expansionniste.
Il a fallu du temps pour finalement en arriver à bien mesurer ce que représentent ces néo-conservateurs, qui n'ont, finalement, absolument rien de conservateurs, et qui ne sont nullement à l'extrême-droite dans la classification politique, comme on s'entendait à les classer initialement. Aujourd'hui apparaissent certains avantages à leur présence, après les avoir identifiés pour ce qu'ils sont réellement et avoir mesuré exactement ce qu'est leur politique.
Les néo-conservateurs présentent l'avantage de mettre tout le monde, dans les diverses familles idéologiques, devant ses responsabilités.
• La gauche doit savoir qu'une partie importante d'elle-même est fondamentalement belliciste, expansionniste, et qu'elle est comme cela au nom de la mise en question des identités, — c'est-à-dire contre 1’“autre” si sa différence ne correspond pas au dogme idéologique, et cette attitude pouvant conduire à des comportements qu'un esprit à peine pointilleux pourrait qualifier de “racistes”. Cette attitude est évidemment le fait de la partie libérale de la gauche.
• La droite doit savoir que l'adhésion à l'américanisme qui est développé à Washington signifie l'adhésion à une doctrine dont certaines de ses racines sont clairement à l'extrême-gauche, dont l'action est clairement déstructurante et met en péril les identités, les traditions, les forces historiquement établies et dont la justification s'est bâtie tout au long des avatars de l'histoire. C'est-à-dire que l'américanisme est aujourd'hui l'ennemi de tout ce qui est réellement conservateur, dans le sens traditionaliste et identitaire du terme.
Avec leurs outrances et leurs extravagances, les néo-conservateurs mettent au jour, comme par une démonstration par l'absurde, tout ce que notre époque a de contradictoire et de dissimulé.