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5 Décembre 2005 — Il faut s’arrêter aujourd’hui à un seul texte, l’éditorial du Daily Telegraph du jour.
L’éditorial du Daily Telegraph nous montre que l’idéologie néo-conservatrice est fermement installée parmi nous (si l’on admet que le Royaume-Uni est “parmi nous”, Européens). Il nous montre que, poussée aux extrêmes où la dialectique politique triomphante nous conduit, particulièrement dans le monde transatlantique, la plaisanterie n’est plus tout à fait une plaisanterie. Cette phrase énigmatique signifie bien ceci : lorsque cet éditorial nous propose le titre de « Regime change is needed in Europe » (et l’on sait ce que signifie “Regime change” dans le langage à peine codé de ces gens), — la plaisanterie n’est plus tout à fait une plaisanterie, et l’image vaut son pesant d’hypothèses qui vous laissent pantois.
On va s’arrêter à quelques détails du texte que nous allons tenter d’analyser rapidement. Il faut avoir à l’esprit que cette analyse, pour être bien comprise, nous conduit beaucoup plus dans le domaine de la psychologie que dans celui de l’argument politique, voire même de l’affirmation idéologique.
• Le texte commente le voyage de Condi Rice en Europe et développe son commentaire sur tous les sujets de discorde entre les Etats-Unis et l’Europe, — sauf celui pour lequel la secrétaire d’État se déplace en Europe (les activités de la CIA en Europe, prisons et vols clandestins, bref ce qu’on ose parfois désigner comme le “CIA’s Gulag”). Méthodologiquement, c’est ce qu’on nomme un contre-pied, et il est parfait ; tactiquement, c’est ce qu’on nomme une manœuvre habile d’évitement. Nous ne saurons donc pas ce que pensent les “neocons” britanniques des pratiques de la CIA. (Mais nous devinons.)
• Il s’agit d’un déchaînement selon deux lignes : la trahison de l’Occident et la trahison de la démocratie (tout cela par l’UE), sur cinq sujets essentiellement : Cuba, Irak, Iran, Chine, les décisions “supranationales” type-Kyoto.
• Le réquisitoire est implacable. On ne s’arrête pas aux détails. On y parle pêle-mêle, pour désigner les fossoyeurs de la démocratie, les bureaucrates de l’UE et des États-membres de l’UE (« Its leaders [the european leaders] believe to this day that states are better run by experts than by populist politicians and, just as they apply that belief to their own institutions, so they extend it to other continents »). Il y a un étonnant amalgame entre les institutions européennes et les États-membres, comme si les seconds étaient dirigés par des experts nommés par les premières.
• Les sophismes abondent. Ainsi est-il écrit que, « when it comes to international bodies, the US is almost alone in taking the view that elected politicians are more legitimate than global technocrats and human-rights lawyers »; sophisme étonnant, comme si les votes à l’ONU et ailleurs portaient sur le mode de désignation des dirigeants de ces organisations par rapport au mode en vigueur dans les États et non sur les motions proposées, d’ailleurs rédigées par les pays-membres, tous dirigés par les “elected politicians” dont le Daily Telegraph a l’air si friand. De même lorsqu’il est fait appel aux mânes de Jefferson, que les européens haïssent parce qu’ils sont centralisateurs, et que les Américains adorent parce qu’ils pratiquent la décentralisation : décentralisé, le gouvernement fédéral de fer voulu par Lincoln et qui liquida le Sud qui voulait faire sécession? Une telle affirmation est grotesque.
• Les textes eux-mêmes sont convoqués: « Indeed, the distinction between the two unions [USA & EU] can be inferred from the opening words of their founding charters: the American Constitution begins “We, the people“; the Treaty of Rome begins “His Majesty the King of the Belgians”. » On ne trouve pas de démarche plus sophistique: quelle tromperie de comparer des pommes avec des poires, un traité (le Traité de Rome) avec une Constitution (US), comme si un traité était une charte fondatrice ; une tromperie détestable, — une escroquerie intellectuelle de bas étage ou une inculture politique assez grossière. Dommage que ces gens ne fassent pas la comparaison entre ce qui est comparable, entre la Constitution US de 1788 (qui commence effectivement par « We, the people ») et la Constitution de la première République française de 1791 (qui commence par « Au nom du peuple français »). Même si l’on n’apprécie pas la Révolution française, on constate une certaine mesure pour l’esprit de la chose, dans une Constitution française qui ne prétend que représenter (« au nom de … » signifie qu’on est révocable en théorie) ; et, par contre, on constate une bien grande arrogance voire une duplicité suspecte dans la prétention des constituants américains et de leurs successeurs parlementaires (dont fait par exemple partie un
• Finalement, la critique que l’éditorial pourrait adresser à GW Bush est de ne pas faire subir à l’Europe le traitement qu’on fait subir à d’autres parties du monde, parce que l’Europe est le seul bastion restant de l’anti-démocratisme : « There is only one part of the world where America does not extend its principles: the EU itself. Everywhere else, this administration has moved beyond the Cold War tendency to do business with local strongmen (“he may be a son-of-a-bitch, but he's our son-of-a-bitch”). George Bush has grasped that undemocratic states tend to export their problems, which makes them objectively inimical to Western interests, however notionally pro-Western their leaders.
» But, when it comes to Europe, he is happy to indulge the elites even as they take more power from their peoples. Previous American presidents did not even mention the EU in their speeches, (“our European allies” was the preferred phrase). Mr Bush is the first holder of his office to have visited the European Commission. His ambassador to the EU went so far as explicitly to endorse the proposed Euro-constitution. Miss Rice herself has spoken of European integration in the warmest terms. »
• Les causes de cette fatale erreur: la bureaucratie du département d’État qui est trop indulgence pour l’UE, qui devrait lui appliquer le traitement qu’elle applique à Chavez par exemple. D’autre part, le malheureux Tony Blair, à qui l’on reconnaît certes qu’il a soutenu la guerre en Irak mais qui en a “profité” pour protéger l’UE des coups justifiés des USA (« How are we to explain this contradiction? It doubtless owes something to Tony Blair, who has called in his Iraq debt by securing the President's support for the EU. »)
On peut poursuivre cette revue de détails. On comprend que ce n’est guère utile. Ce qui est remarquable dans ce texte exemplaire est la débauche de moyens de détournement, de tromperie, et complètement sophistiques en général, pour des sujets finalement très dérisoires. Le cas cubain est d’une importance complètement accessoire ; le cas irakien, dans la situation présente, est complètement perverti ; le cas iranien est si contestable qu’aujourd’hui, USA et UE marchent main dans la main ; le cas chinois repose principalement sur l’affaire de l’embargo dont on sait qu’elle est, dans son contenu, également dérisoires ; quant aux “organismes internationaux”, on a vu sur quelle tromperie repose la critique.
Ainsi, l’aspect remarquable de cet éditorial est moins le fossé existant entre l’argumentation et la réalité (chose habituelle qui ne mérite plus guère de motif de s’exclamer) que le fossé entre la vigueur et l’extrémité apocalyptique de l’invective et la petitesse des causes choisies. On retrouve d’ailleurs cette même démarche autour du conflit en Irak, chaque jour examiné à la loupe, qui conditionne la politique mondiale, et qui est en réalité un conflit entre la super-puissance paraît-il dominante du monde et un pays de 25 millions d’habitants, au départ de la guerre réduit à une position militaire et stratégique déstructurée, voire fracassée par la guerre de 1990-91 et la décennie impitoyable d’embargo et de pilonnages aériens réguliers.
L’attitude qu’on relève ici correspond évidemment à des tendances certaines à l’artifice de la propagande, mais aussi à l’exaltation de la psychologie qu’on relève désormais de façon routinière dans les arguments de ces tendances extrémistes, néo-conservateurs en premier. Le terrain de mésentente n’est ni politique, ni même idéologique, mais dans la forme même qui renvoie à la psychologie. Cette paranoïa conduit à outrer l’enjeu des affrontements, ainsi que les acteurs de ces affrontements, de façon à justifier la rhétorique belliciste extrémiste. Elle conduit à des évaluations complètement faussées, à des appréciations tactiques erronées pour des stratégies évidemment utopiques. Plus qu’à une efficacité quelconque sur le plan militaire et politique, elle conduit à la confusion, à des erreurs qui prennent des dimensions apocalyptiques. L’Irak doit figurer comme le modèle même de cette évolution, où l’on vit l’accumulation systématique des erreurs dues aux apriorismes idéologiques transformant un problème initialement assez aisé à maîtriser (aussitôt après la victoire d’avril 2003) en un chaudron explosif où la plus grande puissance du monde se trouve pieds et poings liés, avec la seule perspective d’épuiser sa puissance par le seul gaspillage des ressources extraordinaires qui y sont affectées.
L’éditorial du Daily Telegraph est plutôt la marque d’une paranoïa du jugement provoquée par les revers d’une politique extrémiste qui ne peut subsister que par une victoire éclatante et incontestable. Il est une illustration convaincante de l’évolution chaotique et incontrôlable de la politique aujourd’hui dans le domaine anglo-saxon qui prétend imprimer son orientation et même son leadership au reste du monde. Il est pathétique bien plus qu’effrayant ; plus que s’inquiéter de ses anathèmes et de ses outrances mensongères, il faut se préoccuper du désordre qu’il continue à créer là où il prétend imprimer une orientation politique décisive.
Il n’est pas à craindre que l’idée d’un “regime change” se concrétise en Europe par la brutalité, il est à craindre que les psychologies dérangées qui finissent par prendre sérieusement de telles hypothèses soient encore considérées sérieusement, sinon d’une façon respectueuse.