Les raisons de la colère, — par Philippe Raggi

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Les raisons de la colère


Par Philippe Raggi, membre de l’Académie Internationale de Géopolitique

(Philippe.Raggi@ign.fr)

Alors que les médias soulignent trop manifestement leurs efforts à prouver non seulement à leurs auditeurs / spectateurs / lecteurs — mais également à eux-mêmes — que cette fois ils ne tomberont pas dans les pièges du passé ; alors que ces médias essayent péniblement de nous dire ce qu’ils ne savent pas ou pas encore, et qu’en tout état de cause ils ne pourront jamais relater à leur public ce dont ils ne peuvent pas prendre conscience, essentiellement parce qu’ils ne pourront jamais être partout à la fois dans le temps comme dans l’espace ; dans l’abondance d’images disparates sans contenu informatif réel mais cependant mises en boucle ; dans le tumulte des commentaires souvent im-pensés, contradictoires, partiels, tautologiques, ceci face au caractère multidimensionnel de la situation et des enjeux ; dans ce déluge d’informations minimales et inopérantes, une attaque étasunienne a pourtant bien lieu sur l’Irak. En dépit de cela, il est toujours temps d’avoir un peu de recul, de tenter d’esquisser ce qui se passe en essayant de répondre déjà à une des questions essentielles : pourquoi les Etats-Unis se sont-ils lancés dans cette “galère babylonienne” ? Plusieurs raisons, semble-t-il, viennent répondre à cette question.

Des raisons économiques tout d’abord. Les USA sont le pays le plus endetté du monde, subissant par ailleurs une grave récession bien qu’ils aient essayé de nous faire accroire que tout cela n’était que le résultat du “11/09”. Leur économie va très mal – comme celle de tous les pays occidentalisés d’ailleurs – et ils s’agit donc impérieusement pour cet Etat d’outre-atlantique de profiter de ce qu’ils ont eux-mêmes appelés un “moment unipolaire” pour mettre en oeuvre dès aujourd’hui leur état de puissance de demain. Il y aurait eu une sorte de course contre la montre entre la survenance de la crise économique et le déclenchement des hostilités, ce dernier devant impérativement avoir lieu avant, tout d’abord parce qu’il eut été plus difficile, voire impossible, d’asseoir financièrement — même à crédit — la guerre (1) , une fois cette crise économique survenue, enfin parce que lorsque paraîtra cette crise inéluctable, le gain de puissance aura déjà été acquis, l’accroissement de puissance opérée pour les Etats-Unis (2). La guerre devait donc avoir lieu rapidement ; c’était un impératif catégorique kantien, n’en déplaise à Robert Kagan (3) et ses élucubrations faussement philosophiques (4). Mais profiter de ce “moment unipolaire” face à quelle menace ? Les étas-uniens, officiellement mais pas médiatiquement, ont pour objectif, et ce depuis plus d’une dizaine d’années, de contrer toute puissance émergeante de demain et particulièrement une : la Chine. La quasi totalité des think tanks américains (5), fonctionnant en symbiose avec les cercles du pouvoir quand ce n’est pas en relation directe avec l’exécutif américain, travaillent sur ce thème et élaborent tous les scenarii imaginables dans ce but.

Ceci nous amène à une autre motivation américaine dans cette guerre d’agression : le motif stratégique. Face à cette Chine tant redoutée et qui importe du pétrole depuis 1993, d’une manière croissante et quasi exponentielle, il s’agit pour les dirigeant des Etats-Unis de s’emparer des ressources énergétiques de la planète dès aujourd’hui afin, non pas de satisfaire leur consommation personnelle mais bien plutôt pour jouer sur le prix du baril, “tenir les robinets” et donc la dragée haute à toute puissance émergeante. Maîtriser l’énergie, c’est rester maître du jeu, conserver sa puissance ; et l’on sait, dans la logique géopolitique, combien conserver sa puissance est vital. L’objectif irakien apparaîtrait donc ainsi comme une action indirecte dirigée contre la Chine (6) ou même tout autre puissance rivale future. Il ne s’agit donc pas directement d’une guerre pour le pétrole en tant que tel mais plutôt d’une guerre pour le pétrole comme moyen, ceci afin de maintenir et accroître une puissance face à d’autres pôles qui vont émerger ou qui émergent et qui menacent le rang d’un État qui tient à rester le plus puissant de la planète (7).

Il y a des raisons politique également ; les élections aux États-Unis sont pour l’année prochaine et face à la situation économique désastreuse et à l’horizon bien sombre dans ce domaine, le seul moyen de conserver le suffrage des électeurs réside dans le fait de présenter à ces derniers l’image d’un pays “qui venge ses morts du 11/09, qui manifeste sa puissance, qui retrouve sa fierté, qui gagne et qui retrouve sa cohésion”. Il y a donc une nécessité politique électorale impérieuse dans le lancement de cette agression militaire et ses promesses de victoire futures.

Il y a enfin une raison plus irrationnelle mais indubitable à cette guerre américaine contre l’Irak< N>: une raison eschatologique. Depuis les Pères fondateurs, les Etats-Unis se conçoivent comme la nouvelle Jérusalem, et leur population comme le nouveau peuple élu (8). Ce n’est donc pas avec Bush fils que naît la rhétorique religieuse d’essence évangéliste ; c’est une constante dans la vie politique américaine. Quand bien même un grand nombre d’américains ne sont pas très croyants, demeure une autre croyance tenace et puissante celle-là, constituant sûrement l’essence même de la tradition bi-séculaire des Etats-Unis : la croyance des américains en leur rôle à jouer sur terre. Dans cette logique, il y a d’une part les américains représentant la communauté du Bien, emplit de générosité, acteur d’une volonté transcendante, en un mot des représentants de “l’Humanité”, et d’autre part ceux qui ne partagent pas ce point de vue américain mécaniquement, logiquement, représentants du Mal, remplit de haine, agents des forces négatives et délétères, “ennemis de la Démocratie”  ; ainsi, ce qui ne sont pas avec eux sont rejetés immédiatement dans le territoire de l’altérité absolue, et ne peuvent éveiller par là même aucune compassion ni pitié. Convaincu de la justesse de leur cause, aucune loi humaine (comme celle émanant du Conseil de Sécurité de l’ONU par exemple) ne peut donc les empêcher d’accomplir leur “destinée manifeste”, de contribuer au bonheur sur terre en éliminant les forces du Mal. Ce motif irrationnel est peut-être le plus important de tous.

@NOTES = (1) qui coûtera entre 100 et 200 milliards de dollars.

@NOTES = (2) Reste a savoir qui paiera cette guerre puisque l’Arabie Saoudite et le Japon ne sont plus là financièrement comme pendant la première guerre du Golfe. Espérons simplement que la France ne cautionnera pas le désir américain de présenter bientôt la note de sa campagne militaire à l’ensemble de la communauté internationale — à l’ONU ou à ses « alliés »; ce serait vraiment un comble.

@NOTES = (3) « Power and weakness » ; Policy Review, june & july 2002, n°113.

@NOTES = (4) L'approche par Kagan du texte de Kant intitulé ''Projet de paix perpétuelle'' est clairement d'ordre juridique mais sûrement pas philosophique; les souvenirs de Kagan sur ses cours de droit à l'université doivent s'estomper car quand il parle de ce court propos kantien, il semble s'être focalisé sur les intertitres de Kant plutôt que sur le cœur même du ''Projet'' kantien qui est loin de se réduire à un texte utopique. Kant est un auteur concret disait Jean Beaufret, et ce n'est pas un Kagan qui trouvera une faille dans les propos du philosophe de Königsberg; tout juste pourra-t-il dénaturer ce que ce dernier a dit et donner un sous-jacement faussement philosophique et culturel à sa critique du vieux continent.

@NOTES = (5) La Rand Corporation, The Heritage Foundation, la Brookings Institution, le Hudson Institute, la Ford Foundation, le puissant Counsil of Foreign Relations, le Center for Defense Information, le Nautilus Institute, le Cato Institute, le CSIS, etc.

@NOTES = (6) Cf. l'article d'Ayméric Chauprade, in Revue Française de Géopolitique, n°1 aux éditions Ellipses.

@NOTES = (7) Relisons donc les propos de Zbigniew Brzezinski.

@NOTES = (8) Cf. Jean-Paul Mayer et ses travaux essentiels sur la question.