Les saints quittent le navire

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En général, en Europe, le départ annoncé de Robert Gates, le secrétaire à la défense US, est considéré du point de vue de son impact sur le conflit en Afghanistan. Les Européens prennent encore ces guerres au sérieux. (De même, lors de son arrivée au Pentagone, Gates, devenu “Saint-Gates” pour l’occasion, avait-il suscité l’enthousiasme des Européens pour ce domaine essentiellement [voir le 27 mars 2007.])

La réalité américaniste est ailleurs. Le départ de Gates concerne essentiellement une chose : le sort du Pentagone. On cite ici quelques sources qui reflètent bien ce point de vue, et donnent une bonne couleur pour définir ce départ.

• Colin Clarke, dans DoDBuzz, ce 16 août 2010, annonce le départ d’“un des plus efficaces et des plus dynamiques secrétaires à la défense” qu’aient eus les USA, – annonce extraite d’une interview dans Foreign Policy. «Gates told Fred Kaplan that “he hopes to leave office next year, possibly as early as January, but certainly by the end of 2011,” according to the article. The interview occurred July 12 in Gates’s office. “It would be a mistake to wait until January 2012,” he said. “This is not the kind of job you want to fill in the spring of an election year.”»

• Katherine McIntire Peters, dans GovExec.com le 16 août 2010, salue également le secrétaire à la défense, le prestige et la réputation d’efficacité qu’il a imposée, mais poursuit aussitôt en citant tel ou tel expert, et les inquiétudes qui les habitent… Todd Harrison, un des directeurs des études sur la question du budget (de la défense) du fameux Center for Strategic and Budgetary Assessments, constatant que si Gates a effectivement entamé sa mission de tenter de réformer le Pentagone, il ne l’a pas encore menée à bien : «When it comes to making big changes, […] Gates is probably better suited than just about anyone else I can think of. He has so much credibility with the White House, with Congress and with the military leadership itself. It leads me to wonder, if Gates can't do it, could anyone?»

• C’est surtout Daniel Goure, du Lexington Institute, qui nous intéresse. Sorti précipitamment de ses vacances pour ce commentaire, le 16 août 2010 sur Early Warning, Goure fait appel à l’histoire de France avant la Révolution, avec quelques approximations bien excusables. Le titre est bien, in French dans le texte et sans accents: «Apres Robert Gates, le Deluge», et le texte lui-même terminé par une référence qui ne fait que se tromper de Louis : «Unfortunately, with apologies to Louis XIV, it look as though “après Gates, le deluge.”» Que pense Goure, finalement ? Il voit dans Gates le “sauveur de deux administration” (essentiellement sur la gestion et les camouflages divers des guerres en cours) et l’homme qui a entrepris un formidable travail de restructuration du Pentagone. Mais après son départ, tout changera... «Robert Gates’ departure from the Pentagon’s E-ring will not merely leave a hole in that organization but a gaping chasm. There is no one else in the administration with the background and credibility to step into his shoes and, this is particularly important, to continue the great work he began. The other problem with Gates’ decision is that it comes at a time when the deficit-cutting wolves are beginning to howl at DoD’s door...»

@PAYANT …C’est-à-dire que Robert Gates est victime de sa réputation, ou bien est-ce la politique qu’il a entrepris qui est la principale victime. La tonalité générale des commentaires est assez similaire, quoique parfois accordée à des argumentations dissemblables, et elle est notablement dramatique chez le sympathique Daniel Goure, dont on sait combien il exprime les voix conjuguées à la fois de l’establishment et de l’industrie de défense. Aujourd’hui, Gates avec ses divers projets de réduction des dépenses de défense, – réduction toute relative puisqu’elle n’empêche pas le budget d’augmenter, – est perçu comme une sorte de bouée de sauvetage face aux hordes de type Gengis Khan qui se pressent au Congrès ; les “loups” avides de réduire le déficit, comme les désigne Goure, c’est-à-dire assoiffé de réductions du budget du malheureux Pentagone, comme on l’est du sang de l’agneau qui vient de naître.

…Nous parlons bien, ici, de perception. Les articles cités perçoivent le départ de Gates comme la porte ouverte à des réductions sauvages ordonnées par le Congrès et, quasiment, un coup d’arrêt donné aux tentatives de réforme ordonnées du secrétaire à la défense, qui ne réduiraient pas trop le budget de la défense. Cela correspond-il à la réalité à cet égard ? Il y a à peine deux mois et demi, le 1er juin 2010 (sur Huffington.post), le “réformateur” Winslow Wheeler laissait entendre que Gates pourrait partir assez rapidement, mais, au contraire d’aujourd’hui semble-t-il, à cause d’une machination de la Maison-Blanche qui ne soutiendrait plus franchement son effort de réforme. Obama voulant ne pas paraître trop “colombe” sur les questions de défense n’aurait plus soutenu plus les efforts de Gates au Congrès, pour tenter de supprimer certains programmes. «With no hard core support from the White House, Gates is being dragged through the slops by Congress. With President Obama dithering on what Gates has made central to his message to clean up at least some of the Pentagon's hyper-waste, don't be surprised by a Gates press conference right after the elections – leaving the entire muddle to a diffident president and whomever he can convince to inherent the festering defense mess.»

Comme on le lit dans ce texte de Wheeler, le Congrès était encore, à ce moment (1er juin), apprécié comme une force poussant à des dépenses supplémentaires de défense. Depuis, effectivement, des initiatives se sont faites jour, dans lesquelles le même Wheeler est impliqué, notamment avec le tandem Ron Paul-Barney Frank (un républicain libertarien et un démocrate progressiste). Ces initiatives ont complètement bouleversé le climat autour du budget de la défense, comme Wheeler le signalait lui-même dans un article du 10 juin 2010. On peut effectivement mesurer ce bouleversement, particulièrement venu du Congrès, aux commentaires autour de l’annonce du possible départ de Gates, et notamment les commentaires de Daniel Goure. Le “réformateur” Gates que les partisans d’un Pentagone puissant dénonçaient encore il y a quelques mois, et qu’ils dénoncèrent avec fureur il y a 14 mois lors de l’abandon du F-22, le considèrent aujourd’hui comme leur dernière ligne de défense avant le raz de marée d’un Congrès exigeant et obtenant des réductions très importantes des dépenses de défense.

La perception est donc devenue catastrophiques en à peine plus de deux mois, disons en neuf semaines. Rien pour cela n’a été fait du côté du pouvoir exécutif (de la Maison-Blanche), ni même du côté du Pentagone où Gates évolue avec une grande prudence, s’abstenant de projets de réforme trop radicaux tout en ne desserrant pas son étreinte. Rien de puissamment organisé, non plus, n’a été fait du côté du Congrès, où ce sont des “francs tireurs et marginaux”, comme on pourrait les nommer, qui ont lancé les projets qu’on a évoqués plus haut. Malgré leur notoriété certaines, Ron Paul et Barney Frank sont des “marginaux” dans leurs partis, à cause de leurs positions assez extrêmes. Le fait nouveau, on l’a déjà observé, est que ces “marginaux” provoquent des mouvements fondamentaux au Congrès, et que, comme le montrent les réactions au possible départ de Gates, les commentateurs et experts du complexe militaro-industriel les prennent eux-mêmes très au sérieux, jusqu’à en faire la tendance principale au Congrès. Dans tout cela, rien d’organisé de la part des forces habituelles de l’establishment, et c’est d’ailleurs la raison du succès des “marginaux”.

Nous sommes certainement loin, apparemment, de la réalisation de réductions importantes du budget de la défense. Nous sommes aussi dans un temps où les perceptions évoluent très vite, ces perceptions qui, ensuite, influencent aussi vite les décisions. Il est bien possible que le départ annoncé de Gates (et nullement assuré pour l’instant), qui rencontre des perspectives connues depuis longtemps et tenant à son âge et à ses projets personnels de retraite, ait également, comme autre cause, la modification radicale du climat autour des dépenses du Pentagone, ces deux derniers mois. Pour éventuellement succéder à Gates, on parle de John Hamre, qui fut n°2 du Pentagone à la fin des années 1990, voire d’Hillary Clinton passant du département d’Etat au Pentagone. Mais les commentaires qu’on lit montrent surtout qu’il n’y a pas foule pour succéder à Gates tant, là aussi, pour les candidats-successeurs, existe la perception que celui qui succèdera à Gates sera placé devant une tâche insurmontable, face à un Congrès déchaîné… Est-ce vrai, est-ce faux, cela se réalisera-t-il ou pas ? Ce sont décidément des questions trop précises. Mais, dans le climat général d’une Amérique qui craint de retomber au fond de sa crise, on doit observer que l’évolution du climat vis-à-vis du Pentagone et de ses fastueux et inutiles gaspillages s’alourdit très rapidement. Effectivement, ce pourrait bien être le déluge qui attend l’éventuel successeur d’un Gates éventuellement démissionnaire, peut-être encore plus vite qu’annoncé, – qu’il s’agisse de celui de Louis XV ou de celui de Louis XVI, ce n’est rien monsieur Goure, vous n’avez peut-être pas tort.


Mis en ligne le 17 août 2010 à 19H29

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