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24 octobre 2005 — Le président tchèque Vaclav Klaus est content. Il critiquait l’UE depuis longtemps et il se sentait bien seul dans cette critique. Maintenant il y a foule pour faire la même chose. Tout le monde critique l’UE. Vaclav Klaus n’est plus seul. Il est “à la mode”, — c’est lui-même qui le laisse entendre non sans une très grande satisfaction.
Du coup, il s’auto-proclame discrètement visionnaire et fait de l’événement la confirmation de ses orientations idéologiques. L’enchaînement est audacieux.
Voici ce qu’il dit à EUObserver.com, du 21 octobre :
« For a very long time the Czech president Vaclav Klaus was the only European head of state openly criticising the draft EU constitution. But the French and Dutch rejection of the charter over summer has changed the mood among Europe’s top politicians and diplomats.
» “I may be alone among the heads of states and heads of governments in Europe. But I am definitively not alone among Europeans”, says Mr Klaus. “Some sort of reflection has started in Europe. When I compare the atmosphere this year with that of last year, there is now a much more relaxed discussion. There is a shift in thinking,” the Czech conservative president, Vaclav Klaus, confided in an interview with the EUobserver. “In the past, I was almost alone criticising the EU, but now I discovered that it’s fashionable, criticising one aspect of EU politics after the other.” »
Vaclav Klaus n’a pas tort sur le fond, en saluant la possibilité qui existe maintenant, par rapport à la bonne réputation qu’on doit entretenir dans l’arène médiatique et virtualiste, de faire une critique circonstanciée de l’UE. Bien entendu, parce qu’il suit par ailleurs avec une rigueur doctrinale bien connue les conformismes de l’intelligentsia libérale et transatlantique (malgré son affirmation de solitude et d’originalité de parole, nul n’ignore que Klaus en est un membre zélé), il complète cette justesse d’observation par une conclusion sophistique qui affirme une conclusion qui n’a jamais existé. L’ensemble, où l’on trouve en abondance à boire et à manger, permet quelques observations intéressantes.
Il est vrai que le résultat du 29 mai a permis une véritable libération du langage vis-à-vis de l’UE et du concept européen en général. Ce n’est pas à Vaclav Klaus qu’on le doit mais au peuple français. Dont acte. Ce n’est pas non plus pour autant que Vaclav Klaus a raison du point de vue de ses engagements idéologiques, lui qui est un hyper-libéral, partisan du marché et ennemi de toutes les régulations, — et c’est là, évidemment, que se niche le sophisme habituel. Le vote du 29 mai n’a pas été une prise de position en faveur de l’Europe hyper-libérale. Poser une telle conclusion, comme le fait Klaus, c’est suivre le comportement habituel des libéraux anti-européens qui est en général nourri, chez eux, par l’acte courant de l’escroquerie du détournement de la démocratie: prendre en marche des insatisfactions populaires nourries par l’application à peine dissimulée de leur doctrine pour proclamer que c’est la preuve qu’on veut l’application de toute leur doctrine, et en pleine lumière.
Il n’y a pas eu « a shift in thinking », comme dit Klaus, mais quelque chose comme “a shift in speaking” si l’on veut. Le 29 mai n’est pas une libération de la pensée dans ce sens que le vote n’a rien apporté de nouveau du point de vue des conceptions européennes. Il n’était d’ailleurs nullement habilité à apporter cela puisqu’il s’agit d’un référendum et que le “non”, — le vote libérateur, — ne peut prétendre apporter, par sa nature même, le moindre complément constructif de la pensée. Ce n’est pas un travers, cet aspect négatif, c’est la seule façon de procéder contre les citadelles des certitudes en place: les attaquer au marteau, par l’arme de la communication (du langage).
Jeter un “non” au milieu des certitudes européennes, c’est opérer une libération du langage. En ce sens, effectivement, le référendum a permis aux visions critiques de l’Europe, jusqu’ici contenues, voire interdites au nom du conformisme du langage, de se libérer. Tout le monde en profite, — aussi bien Klaus que Chirac lorsqu’il apostrophe Barroso à propos de tel ou tel dossier où, pourtant, la Commission n’a aucun pouvoir. Cela ne signifie pas que tout le monde a raison. La libération du langage ne signifie pas la justesse de la critique, mais l’expression de la critique, — aussi bien pour Klaus et Chirac que pour le peuple allemand lorsqu’il vote, comme il l’a fait, le 18 septembre. La façon dont tout le monde profite de cette libération du langage mesure l’énormité de la frustration accumulée contre les institutions européennes, donc le besoin de libération du langage qui existait.
Il s’agit d’un phénomène de langage et de communication, et nullement d’un phénomène politique ou idéologique. Klaus a donc raison sur le constat mais il a complètement tort dans les conclusions idéologiques qu’il tire. Les mêmes conclusions et les mêmes erreurs ont été tirées du scrutin du 29 mai par les divers partisans du libéralisme, selon la fausse analyse que l’UE est une institution politiquement centralisatrice, alors qu’il ne s’agit d’une institution centralisatrice qu’au niveau des principes économiques dont le plus grand nombre sont libéraux, — un gendarme libéral déguisé en gendarme intégrationniste, pour faire peur aux petits enfants pas sages.
Ci-dessous, nous annexons un court passage de notre chronique de defensa sur cette question, extrait de la prochaine parution de notre Lettre d’Analyse de defensa (Volume 21, n°05 daté du 10 novembre 2005):
« Il est vrai que le changement est considérable, en quelques mois de durée. Il est devenu commun de critiquer l'UE et ses institutions, voire l'idée même d'Europe. Cela en bouleverse certains, qui montrent ainsi le peu d'assurance qu'ils ont dans la cause qu'ils maintenaient jusqu'ici, justement, par la force du langage. Considéré pour ce qu'il est, l'événement du 29 mai, et ce qu'il a engendré comme effets divers, est essentiellement une révolution. Aujourd'hui, les révolutions ne font plus tenir leurs effets dans la rue mais dans les psychologies; elles s'expriment dans les modifications qu'elles imposent à la communication puisqu'elles mettent en cause le pouvoir fondamental, qui est aujourd'hui le totalitarisme de la communication. Il s'agit bien d'une révolution du langage.
» Nous découvrons combien nous sommes prisonniers d'un conformisme de langage encore plus que d'un conformisme de pensée. Le totalitarisme de la communication, qui est une idéologie sans le moindre sens, — “une idéologie sans idéologie” si l'on veut, — porte sur la communication, c'est-à-dire le langage, et non pas sur la pensée qu'il néglige, pour ne pas dire qu'il la méprise. La grande révolution de notre temps est dans le changement de substance dans la révolution. La révolte se fait aujourd'hui pour pouvoir communiquer, et non plus pour imposer un nouveau pouvoir au service d'une nouvelle idéologie. En ce sens, la réaction de Chirac, qui ne songe pas une seconde à démissionner le 29 mai mais qui “s'adapte” par le langage (il critique la Commission, Barroso, Mandelson et tutti quanti), est conforme à cette nouvelle sorte de révolution. Comme on dit, il a “compris le message”. »