Il y a 4 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
109710 mai 2008 — Pour rappel, cette citation de Joseph de Maistre que nos lecteurs ont déjà lue, qu’il est bon de relire tant elle contient d’intéressantes perspectives, et qui va introduire et soutenir notre propos:
Ces remarques pour décrire le puissant courant de la Révolution française: «On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n’y entrent que comme de simples instruments; et dès qu’ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement.» (Dans Considérations sur la Révolution, publié en 1796. Le jugement qu’implique le terme “scélérat” rejoint le jugement de Maistre sur la Révolution, on le comprend. Cela n’interfère en rien sur sa méthode, qui est ce qui nous intéresse, et le mot peut alors être pris dans un sens générique, pour désigner les dirigeants institutionnels de notre époque, pour la plupart membre d’une caste nommée establishment; le mot apparaît alors amusant et pas moins justifié qu’un autre.)
Nous allons examiner le sort présent de trois “scélérats” et tenter d’en tirer des commentaires sur l’évolution de l’époque où ils sont censés figurer comme des meneurs de notre destin, et les enseignements qu’on en peut tirer. Il s’agit de Gordon Brown, de GW Bush et de Nicolas Sarkozy (ordre alphabétique pour ne léser personne).
• Gordon Brown a essuyé, par l’intermédiaire de son parti travailliste dit New Labour, une défaite historique et humiliante aux élections municipales du début du mois. Son parti est très bas, vraiment très bas dans les sondages (un sondage en date du 8 mai le place à 26% des personnes consultées, contre 45% aux conservateurs, ce qui est sans doute un triste et historique record.) Les conservateurs l’accusent de perdre le contrôle de son parti et de n’être plus ainsi en position de gouverner. Le pauvre Brown ne doit pas être cloué au pilori. Beaucoup moins sexy que son prédécesseur et néanmoins “ami d’au moins vingt-cinq ans”, il hérite de tous les effets de toutes les polissonneries et tours de passe-passe de l’inéffable Blair. Il n’empêche, s’il ne doit pas être cloué au pilori, le pauvre Brown trinque. L’Histoire ne fait pas de détail et peu lui chaut de s’intéresser à la justice terrestre. Brown est là, Brown trinque; mais qu’il se rassure, c’est aussi Blair qui, historiquement, disparaît comme une poupée gonflable crevée par un coup d’une aiguille maniée par un garnement. La politique blairiste est réduite à une peau de chagrin au terme de son processus balzacien. Rarement dans l’Histoire qui n’en est pas avare, politicien célébré de son temps ne se sera révélé aussi dépourvu de substance que Tony Blair. Tant pis, Gordon Brown, “scélérat” par inadvertance (quoi qu’il ait bien prêté la main à son ami Blair), subit le sort exemplaire de l’éclatant “scélérat” anglo-saxon. Il est donc conduit par les pressions et les reflux de son impopularité à occuper une position d’assiégé par une tempête politique permanente.
• On a déjà tout dit de GW Bush, le “scélérat” candide, insensible au doute, entêté comme une mule, fiérot et sûr de l’être, aussi solide que du granit et avec le front à mesure. C’est un miracle bien caractéristique de notre temps historique et exotique qu’un tel personnage soit parvenu au sommet, s’y soit maintenu huit ans, ait accompli jusqu’au bout toutes les sottises qu’il s’était promis de faire, et se prépare à se retirer dans son ranch sans avoir démérité, c’est-à-dire douté une seule seconde. Bien entendu, il bat tous les records d’impopularité et nul doute qu’il doit en être ému, comme d’une confirmation de son destin historique; après tout, qu’est-ce qui distingue la solitude du génie de celle de l’imbécile? On s’y tromperait, – on veut dire: lui, GW, il s’y tromperait. Brave homme, au fond. (Les pires, impossible de leur en vouloir vraiment.) Sur le fond des choses et considérée objectivement, la présidence GW Bush a présidé au plus formidable éclatement du pouvoir qu’on puisse imaginer et la légitimité de la présidence est aujourd’hui réduit à une circonstance accessoire. GW a lancé avec une maestria à ne pas croire l'entreprise de destruction de la position hégémonique de puissance des USA, qu'il a remarquablement avancée.
• Enfin, “notre” Sarko. Un cas, celui-là. Un an après son élection, il a établi tous les records absolus de chute accélérée de popularité dans les sondages. Le cas constitue l’extrême de la crise de la politique dans notre époque, puisqu’une part essentielle des reproches qui lui sont faits concerne son attitude, son comportement, sa “façon d’être” (c’est-à-dire, sa “façon de ne pas être” présidentiel). C’est un cas presque unique d’impasse politico-statistique suscité par la forme de l’exercice du pouvoir. La chose est d’autant plus impressionnante que le président français a laissé voir très vite dans sa fonction des certitudes sur sa conception “moderne” des choses, – lesquelles impliquent la “désacralisation” (c’est-à-dire la “modernisation”) de la fonction présidentielle et la vertu de l’action comme dynamique créatrice de politique. Ces conceptions devaient le protéger des avatars qu’il connaît aujourd’hui, en imposant un rythme et une nouvelle conviction à la direction de la France, dont le dynamisme devait emporter l’adhésion populaire. Le contraire s’est très rapidement produit et Sarkozy est tombé dans le travers de l’homme politique moderniste, dans sa faiblesse ontologique. Son absence de sens du tragique, sa croyance dans l’idéologie moderniste de la communication qui suppose d’imposer un unanimisme de soutien de son action, le rendent extraordinairement sensible à la lecture des sondages et extraordnairement fragile par conséquent, si l’on considère l’état de ces sondages. L’effondrement statistique du soutien populaire pèse sur lui comme une chape de plomb et transforme sa politique en un exercice tactique constant de réactions pour tenter de peser sur les chiffres.
Laissons les cas particuliers pour observer l’évolution du statut du pouvoir politique illustrée par ces trois cas. Ils sont assez différents les uns des autres pour écarter les explications circonstancielles et pour susciter le besoin d’une explication générale sur le sort du pouvoir politique.
Un premier paradoxe est d’observer que le besoin presque maladif de soutien populaire de l’homme politique moderniste, qui se traduit par son obsession du sondage, produit un effet presque mathémathiquement inverse. Bien entendu, l’explication se trouve dans le moyen favorisé pour obtenir ce soutien. L’emprisonnement complet de l’homme politique aux comportements d’apparence que réclame l’idéologie de la communication est à son âge de maturité. L’homme politique ne cache plus, il affiche au contraire que l’essentiel de son comportement est fait dans un but de plaire à l’électorat alors que l’électorat réclame naturellement une attitude presque inverse. (Tout est dans la méthode: la communication n'impose pas à l'homme politique une politique mais que sa politique, quelle qu’elle soit, soit faite d’abord avec l’objectif de plaire. L’effet de la communication n’est pas dans la politique elle-même et ses effets mais dans ce que cette politique est perçue comme un instrument de soumission de l’homme politique à son objectif de séduction d'apparence.) L’attitude de l’homme politique implique le transfert de sa responsabilité personnelle vers les techniques de la communication, c’est-à-dire une “dé-responsabilisation” systématique. Le résultat est que sa légitimité est complètement détruite, ce que perçoivent évidemment le peuple autant que les commentateurs. En voulant affirmer ce qu’il croit être la formule de sa force, il affirme une constante faiblesse. La “dé-légitimation” de l’homme politique est aujourd’hui complète.
Le deuxième paradoxe est que cette gesticulation, qui aurait pu abaisser et détruire la légitimité du pouvoir politique à mesure de la “dé-légitimation” des hommes politiques, au profit de pouvoirs alternatifs (le pouvoir économique par exemple, mais surtout le pouvoir de la communication), renforce au contraire, comme par évidence antinomique, le besoin d’un pouvoir politique légitime. Les hommes politiques n’ont pas détruit le pouvoir politique, ou le besoin de pouvoir politique, ils l’ont exalté en s’offrant comme coupables expiateurs de son abaissement. Ils sont une référence négative. Au plus ils sont illégitimes au plus nous avons besoin d’un pouvoir politique. Les hommes politiques sont plus illégitimes qu’ils n’ont jamais été, le pouvoir politique est plus légitime que jamais. Le grand divorce n’est pas entre le pouvoir politique et le peuple mais entre les hommes politiques et le pouvoir politique. Le résultat n’est pas la fin du politique mais la trahison du politique. La perception est que le pouvoir politique est plus fort et plus nécessaire que jamais et que plus personne dans le processus existant ne peut se mettre à son service pour en user d'une façon créatrice.
Le troisième paradoxe est que les hommes politiques, en épousant complètement l’idéologie de la communicaton n’en sont pas devenus les jouets mais les complices. Ils se sont encalminés dans les mêmes travers que l’idéologie de la communication et partagent son sort funeste. Ils sont plutôt prisonniers du pouvoir politique qu’ils n’arrivent plus à pratiquer. Ils sont constamment comparés à ce qu’ils auraient pu et du être, et leur illégitimité est constamment renforcée. Leur action est à mesure, erratique et inféconde. Dans ce paradoxe, il faudrait donc ajouter l’absence de complot, contrairement au procés qui est fait à ces hommes politiques. Ils ne complotent pas pour imposer une vision ou un vaste plan de subversion des peuples et des souverainetés, – parce que de l’un de l’autres ils sont évidemment dépourvus, – ni vision, ni vaste plan. Ils sont ce qu’ils sont: des “scélérats” balottés dans la paralysie de leur pensée qui vaut inexistence et rejoint peut-être une vérité à peine dissimulée. Ils sont constamment en retraite et leurs actions sont désordonnées (Sarko) ou bien enfermées dans un maximalisme aveugle qui les conduit à exposer à nu leur politique réduite à un spasme extrémiste et leur incompétence (plutôt que dissimuler leur éventuel complot); cette situation alimente décisivement leur discrédit et compromet toutes les chances d’un hypothétique complot. Ainsi, Bush est-il le principal artisan de l’échec constant du véritable “complot” de communication des forces radicales qui le soutiennent, qui avaient lancé ce complot en son nom et même avec son approbation tacite, et que lui-même n’a cessé de saboter par ses excès et ses agitations dans le sens de la réaffirmation publique d’absurdités sans nombre. (Ainsi des ADM de Saddam, dont Cheney, – frère de lait de GW jusqu’à être son clone après tout, au point qu’on peut prendre sa parole pour celle du président, – continue à affirmer l’existence, ce qui discrédite sa cause par la pire des tares, – le ridicule. Un véritable complot aurait pu, aurait dû être monté pour “planter” des fausses ADM en Irak et confirmer la justesse de la cause.)
Le quatrième paradoxe est que le peuple, ou plutôt la population ou encore la vox populi dans son sens le plus large, de manipulée qu’on aurait pu croire qu’elle est, est devenue manipulatrice. Tout acquis qu’ils sont aux forces du temps historique, – communication, économie, théologie évolutionniste du progrès, etc. – les hommes politiques “dé-légitimés” se battent pour tenter de satisfaire la force principale de contestation de la vox populi, – le sentiment de la vox populi perçue comme un fait en soi, comme si elle était une au-delà des clivages et des revendications. Cette contradiction désormais permanente est devenue une sorte de “révolution permanente” à la pression de laquelle sont soumis les hommes politiques. Comme défense, certains choisissent le virtualisme, d’autres un rôle épisodique de conformité aux exigences anarchiques de la vox populi, d’autres la manoeuvre politicienne poussive. Dans tous les cas, c’est ajouter le moyen de la démagogie à une illégitimité d’ores et déjà avérée, qui renforce cette illégitimité au lieu de la renverser.
Quel est l’enseignement qu’on peut tirer de cette situation? Une autre question le résume: la vox populi est-elle devenue le porte-parole inconscient de grands courants historiques que les hommes politique non seulement trahissent mais encore ne peuvent plus distinguer? Est-elle devenue le juge “maistrien” qui s’occupe à les handicaper mortellement, pour les neutraliser et les réduire à rien, plutôt que les faire “tomber ignoblement” à la façon de la Révolution (on est un peu moins expéditif, aujourd’hui), ce qui revient à la même chose ou à pire encore? Mais pour les remplacer par quoi?, nous dit-on encore (par exemple, lorsqu’on nous reproche de nous en tenir à une critique fondée, sans avancer de réponses aux questions qu’implique cette critique). Comment faire, puisque le pouvoir politique est ainsi vacant? Mais faut-il faire quelque chose? C’est justement le fondement de l’“hypothèse maistrienne”. Il n’y a plus besoin de pouvoir politique dans ces grandes périodes révolutionnaires (au sens historique de l’absence de l’exercice du pouvoir et non au sens politique de l’émeute et de la prise du pouvoir pour l’exercer différemment). Les grands courants historiques se chargent de régler notre destin.
Les extraordinaires modifications de statuts de puissance, d’orientation politique, par exemple dans les sept dernières années depuis 9/11 (la crise US révélée puis devenue le centre de la révolution du monde, le terrorisme presque oublié alors qu’il était proclamé complot universel du Malin contre la Civilisation), voilà qui semble conforter ce jugement. En l’absence presque absolue et universelle du pouvoir politique, la situation politique n’a jamais progressé aussi vite et de façon aussi radicale.
Forum — Charger les commentaires