Les “terroristes” au Congrès

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Les “terroristes” au Congrès

La valeur et le “succès” des crises, aujourd’hui, pour ceux (comme nous) qui les apprécient à la juste valeur de leur dynamique antiSystème, se mesurent au nombre de causes qui sont proposées. C’est une situation intellectuelle semblable à celle que décrivait le président Kennedy après la catastrophe de la baie des Cochons d’avril 1961, lorsqu’il observait que la victoire est toujours soumise à de nombreuses reconnaissances en paternité, tandis que la défaite est orpheline. Si l’on juge donc par le nombre de causes avancées pour la crise du government shutdown de Washington, cette crise est un véritable succès (une “victoire“, si l’on veut).

Nous avons privilégié la cause fondamentale de la faiblesse d’Obama, son absence d’autorité, de leadership si l’on veut. Obama, lui, proclame que la cause de la crise réside dans “l’absence d’autorité, de leadership si l’on veut ” du Speaker de la Chambre, le républicain John Boehner, qui serait incapable d’aligner ses troupes républicaines sur la consigne-Système voulant que l’on réglât rapidement cette séquence qui est une création aggravante de la crise générale du pouvoir à Washington. On peut écouter avec un certain intérêt l’argument d’Obama, dans tous les cas pour renforcer la chronique des impuissances du temps, puisqu’on voit bien qu’il s’agit d’un connaisseur du domaine de “l’absence d’autorité, de leadership si l’on veut”. Une autre cause qui a son succès est celle des “terroristes” de la Chambre, et c’est celle-là qui nous intéresse précisément pour ce commentaire.

L’on sait bien à qui l’on a affaire : la “bande” des parlementaires affiliés au Tea Party à l’intérieur du parti républicain, ainsi “infiltrés” dans le cœur du Congrès, un peu comme feraient les termites (l’image est à la fois caricaturale et vraie). La paternité du terme de “terroristes” utilisé pour définir cette bande, d’une façon notablement péjorative et elliptiquement démocratique quand l’on sait l’horreur que déclenche ce terme dans les esprits-Système, revient incontestablement au vice-président et disert Joe Biden. C’était dans l’horreur de la première crise de la dette de juillet-août 2011, qui aboutit à l’horreur de cette séquestration que nous voyons activée depuis le début de l’année. (C’est Politico.com qui avait signalé, le 1er août 2011, le terme utilisé par Biden pour désigner cette “bande”, toujours la même, qui avait forcé à un compromis boiteux empêchant le fonctionnement conforme aux consignes du Système cherchant un autre compromis, solide et “dans la ligne du parti”.) Le 3 août 2011, nous saluions les “terroristes”, générateurs du premier acte antiSystème majeur au sein même du temple du Système qu’est le Congrès. Depuis, les mêmes “terroristes”, avec une diversité nouvelle et des ajouts intéressants (notamment venus de la gauche populiste du parti démocrate), se sont signalés dans le cadre de la crise de la NSA toujours en cours (voir le 26 juillet 2013) et lors de l’épisode paroxystique de la crise syrienne du 21 août (voir le 10 septembre 2013). Aujourd’hui, les “terroristes” sont convoqués à nouveau devant le tribunal du Système, pour l’accusation d’être la cause de la crise shutdown. La dénomination “terroriste” est enluminée de diverses étiquettes infâmantes (“anarchistes”, “populistes”, jusqu’à l’horreur absolue de l’étiquette d’“extrême-droite”.) (Les étiquettes dans ce cas, selon la cause qu’elles prétendent renforcer et par comparaison à la colossale puissance du véritable enjeu de l’action antiSystème contre le Système, ressemblent à autant de grains de poussière rapportés à la référence du “va jouer avec cette poussière” de Montherlant. C’est la mesure de l’estime affectueuse où nous les tenons.)

Comment trancher entre ces diverses “causes” de la crise ? Nous privilégions celle de la faiblesse d’Obama, incapable de maîtriser le Congrès et de lui imposer son autorité, parce qu’il s’agit par définition du plus haut dans la hiérarchie et que c’est là, en bonne logique, que se tient la responsabilité ultime. En fait, toutes ces “causes” de la crise ont des parentés entre elles, ressortant des mêmes composants, bien entendu. L’exposé de la cause de la crise attribuée aux “terroristes” est particulièrement intéressantes dans le chef de Ian Williams, de Foreign Policy in Focus, dans la mesure où cette organisation a une vocation de contestation de la politique générale, agressive et déstructurante, des USA, alors que la crise du shutdown attaque nécessairement les fondements de cette politique. Williams est interviewé le 5 octobre 2013 par PressTV.ir. Les “terroristes” sont désignés diversement comme des “fanatiques” ou des “ideological die-hards”, ou “a bunch of crackpot Republicans” – mais il s’agit toujours des mêmes...

«This is a totally ideologically sponsored event by a small group of about 50 people. It’s one of the few times I’ve unequivocally agreed with President Obama. This is a group of fanatics who are holding the world’s largest economy to ransom. And the point about them as they are so ideologically fixated is that they are not taking any notice of the possible consequences for the world economy... [...]

«This is outright hostage taking. This is a totally extraneous issue – The health care has nothing to do with the major budget. If anything the health care program actually saves money for the budget and saves money for millions of Americans. I mean just look at this issue... The health care exchanges have actually been overflowing and glugged up because so many uninsured people are trying to get insurance. And here we have a bunch of 50 ideological die-hards who are quite prepared to see people die because they can’t afford medical retreatment; quite prepared to see the world economy fall apart; quite prepared to see food go uninspected; quite prepared to see veterans go without benefits. These people are ruthless fanatics, they are political terrorists.»

Après cette diatribe dont on voit mal ce qui peut en être sorti de positif puisqu’elle semble exposer un événement épouvantable aux conséquences catastrophiques, Ian Williams poursuit, en réponse à une autre question, en précisant les conséquences de cette crise causée par les susdits “terroristes”. Ainsi sont successivement exposés les risques des effets que cette crise fait courir, soit d’abord le risque de l’effondrement de la situation économique actuelle, construite sur une dictature monstrueuse du secteur financier et bancaire, engendrant à la fois les pires inégalités de condition de vie qu’ait connues l’Histoire, le triomphe de tous les groupes illégaux bâtissant leurs fortunes sur tous les trafics prédateurs imaginables et la destruction systématique de l’environnement ; soit ensuite l’effacement ultra-rapide de l’Amérique en tant que superpuissance productrice d’une politique-Système d’agression, d’interventionnisme, de violations constantes de toutes les nomes internationales et des principes qui vont avec ; soit enfin la mise à nu des impostures fondamentales sur lesquelles est organisé le pouvoir du système de l’américanisme. Pour une action “terroriste”, ce n'est pas si mal...

«The world economy is crawling back from the precipice, it is extremely fragile and this elusive concept of confidence is what keeps it going. It’s confidence in the US and its actually economically fairly flawed treasury bonds that keeps the world economy going. That confidence is being eroded and the true part of this is that nobody wants to talk to the Americans about trade at the moment and the Americans are not in a strong negotiating position because this diminishes any pretensions the US has to a super power. When the prime minister and president of China say something it has some creditability, but if the president of the United States can’t even stop two thirds of his own staff being laid off by a bunch of crackpot Republicans, what does it say about the power distribution in the country...»

On voit ainsi mise en lumière la contradiction de plus en plus intenable qu’il y a à poursuivre d’une part une critique idéologique “engagée”, parcellaire, fondée sur des aspects conséquents des doctrines que le Système manipule à son avantage, d’autre part à s’inscrire dans le courant général de critique de la politique-Système dans son ensemble, avec ses effets déstructurants et son but dissolvant manifeste. Dans le cas présent, en effet, la critique parcellaire du membre d’un groupe d’une tendance progressiste-dissidente dénonce paradoxalement le groupe idéologiquement condamnable selon lui mais dont l’action est perçue comme la cause d’une situation où les actions essentielles du Système sont très fortement mises en cause. (Cette appréciation se place selon l’idée que l’analyse de Ian Williams sur la responsabilité du “groupe terroriste” est fondée, ce qui n’est nullement acquis, selon nous. Mais ce qui importe, dans ce cas, est d’observer les évolutions de la logique interne des constats et des jugements.)

La question la plus urgente aujourd’hui pour les groupes antiSystème est la réalisation que la bataille se trouve désormais dans un stade ultime, où toutes les dynamiques d’affirmation et d’affrontement des groupes hostiles au Système doivent tout sacrifier à cette seule dynamique de l’hostilité au Système. Il s’agit de la réalisation de la globalité fondamentale de cet affrontement, mais aussi de son extrême simplicité s’exprimant par la nécessaire destruction de tout ce qui participe aux fondamentaux du Système, de tout ce qui est partie prenante du système, etc., – et Dieu sait si le gouvernement US, sa politique, l’organisation de son pouvoir, en sont des parties prenantes. Dans ce cas, on ne peut qu’applaudir à l’évolution actuelle à Washington, et développer l’analyse de sa signification profonde. La démarche essentielle à réaliser, à laquelle se refusent encore de nombreux groupes “dissidents” mais liés à des idéologies que le Système a nécessairement récupérées (ainsi en est-il de ceux qui ont combattu GW Bush et sa version de la politique-Système, qui sont enchaînés par idéologie à Obama, avec sa propre version-turbo de la politique-Système), c’est d’exposer clairement cette tactique si simple, dite de l’“ennemi principal”. L’expression fut employée par les communistes nationalistes d’Indochine d’Ho Chi-minh lorsqu’ils choisirent, en 1945-46 de se ranger objectivement, temporairement, au côté des Français pour résister aux pressions intéressées des communistes chinois, qui entendaient annexer leur mouvement au nom de l’“aide internationaliste” du communisme. Bien entendu, l’aspect temporaire n’existe guère dans notre cas, dans la mesure où le Système n’est pas un “ennemi principal” temporaire, mais qu’il est l’“ennemi principal” absolu dont la défaite bouleversera de fond en comble la situation et obligera à des révisions complètement fondamentales du jugement. Mais le sens de l’expression permet de mieux expliciter cette tactique fondamentale, si fondamentale qu’elle enfante in fine la stratégie à suivre.

Dans le cas de la crise shutdown, l’on peut simplement approuver une action, – celle des “terroristes”, – sans épouser leur cause, ce qui est la chose la plus aisée du monde puisque leur cause n’est évidemment pas et ne peut être l’enjeu de la bataille, – et l’on peut, et l’on doit pouvoir faire de même avec toute action d’idéologie différente dès lors qu’elle recèle une dimension antiSystème. La seule chose à déterminer est le caractère antiSystème de telle ou telle action, et, à partir d’une détermination positive, de soutenir cette action de toutes les façons possibles, sans nécessité de s’engager en aucune façon sur les aspects marginaux que sont les intentions et “valeurs” idéologiques des uns et des autres. De toutes les façons, la puissance de l’“ennemi principal” (le Système) est telle qu’il ne peut se révéler, au bout du compte, que comme l’“ennemi absolu”, et, dans ce cas, toutes les considérations idéologiques héritées souvent par un penchant romantique des époques passées (sous domination du Système) acquièrent nécessairement l’importance qui est la leur dans cette occurrence, – c’est-à-dire une importance qu’on peut et qu’on doit considérer comme si proche d'être nulle qu'elle le serait effectivement.

En vérité, il n’y a pas de choix. La résistance antiSystème tend à devenir, aujourd’hui, un acte absolu qui ne peut plus se nuancer, dans la mesure où il s’oppose à l’“ennemi absolu”. Exactement comme les Anciens entendaient l’Histoire en la réduisant aux actes du présent, ce sont effectivement les actes du présent, dans cette lutte titanesque, qui créent une nouvelle situation historique. Le caractère exceptionnel de cette bataille est bien que cette situation historique est d’une telle importance qu’elle ne peut se comprendre que d’un point de vue métaphysique ; l’élimination des présupposés et des “valeurs” idéologiques est alors nécessairement réalisée par cette évolution, la métaphysique rejetant nécessairement ces circonvolutions circonstancielles que sont les idéologies. Par conséquent, vive les “terroristes” au Congrès.


Mis en ligne le 7 octobre 2013 à 14H19